Boulevard de la Villette, Paris 10ᵉ, le 23 novembre 2018
Je suis assise au bout du banc, dans ma parka au col de fausse fourrure, ma besace noire posée juste à côté de moi comme un rempart fragile, quelque chose qui me sépare des autres, qui dit sans le dire que je n’ai pas envie de parler, ni de croiser le regard des autres. Je ne suis pas timide, je suis solitaire, les mauvaises langues disent asociale. Je n’ai jamais su faire la différence entre asociale et associable. Je fais semblant de regarder quelque chose devant moi que je ne regarde pas vraiment, je cherche seulement à ne pas tourner les yeux vers cet homme silencieux qui, je le sens, fait tout pour ne pas me déranger, en retrait, à l’extrémité du banc, prêt peut-être à repartir aussitôt, et pourtant sa présence me dérange, même si nous nous ignorons avec obstination, même si nous jouons tous les deux à faire comme si nous étions seuls ici. Ce qui m’intrigue, c’est de ne pas comprendre pourquoi il se tient si loin de moi, sur la bordure du banc. Je ne voudrais pas qu’il se rapproche mais la distance qu’il a mise entre nous est un message tacite plus troublant que son silence et son indifférence. Je n’aime pas jouer, il y a toujours un gagnant et un perdant et je ne suis jamais du bon côté. Je n’ai jamais compris l’expression jouer à qui perd gagne. Comment un désavantage apparent pourrait procurer un avantage réel ? Cet homme s’est assis peu après moi, j’attends un peu avant de me lever pour ne pas lui donner l’impression que je le fuis. Il n’y a que moi pour me soucier de ce genre de détails. Je me concentre sur mon propre corps, sur la fatigue de mes épaules. Je pense à tout ce qu’il y a à faire aujourd’hui. Je voudrais être ailleurs, marcher, bouger, mais quelque chose me retient ici, quelque chose de plus subtil qu’un simple besoin de repos, comme une sensation étrange que ce moment partagé, d’une densité si particulière, même dans le silence, même dans l’ignorance feinte, révélait une part inconnue de ma personnalité, comme si je me découvrais dans cet espace réduit, et que le fait de ne pas regarder l’autre révélait encore davantage ma fragilité, mon hésitation, mon besoin de me protection. Les voitures passent sur le boulevard, j’entends des bribes de conversations qui flottent dans l’air, tout cela me traverse et se dissipe sans me toucher vraiment. Je garde mon regard fixe, je me tiens raide, je ne bouge presque pas, je fais semblant d’être indifférente mais je sens une infime tension, une vibration presque imperceptible entre le bord de mon manteau et l’espace où il s’est assis, comme si le simple fait d’être deux sur ce banc formait déjà une histoire que nous refusons de nommer. Je me demande combien de temps cela va encore durer, combien de secondes avant que l’un de nous se lève et brise enfin ce fragile équilibre que je fais pourtant tout pour maintenir.
Je me suis assis sur le rebord du banc, à moitié dans le vide, pour ne pas donner l’impression d’être trop près de cette femme à l’autre extrémité. J’ai glissé mes mains bien au fond de mes poches parce que j’ai froid, un froid qui pique un peu plus quand on n’a pas très bien dormi. Toutes les nuits c’est pareil, je me couche tôt pourtant, je sombre rapidement dans un sommeil profond, mais je me réveille au milieu de la nuit, ensuite impossible de me rendormir. Je tourne toute la nuit dans mon lit, sans parvenir à trouver le sommeil. Je pense trop, dit ma femme, avec une pointe d’ironie. Il y a des tensions dans l’atelier et cela me mine le moral. Je garde mon bonnet bleu bien enfoncé sur ma tête pour avoir chaud, mais des fois je voudrais me sentir libre de me cacher dessous, disparaître aux yeux des autres, mais je n’ose pas le faire. Je regarde au loin, le nez légèrement levé, comme si je voulais voir quelque chose de plus vaste que le trottoir devant moi, quelque chose qui s’étend plus loin que les passants, les façades des immeubles d’en face. Je regarde les arbres qui commencent à perdre leurs feuilles, les fils électriques, les entrées et sorties dans la sanisette. Je m’invente un paysage pour ne pas réfléchir à ce que la femme à mes côtés doit penser de moi, pour ne pas croiser son regard, lui montrer que je ne veux pas la déranger, que je ne suis pas un problème, je ne suis pas ce genre de type, lourd, et mal élevé. Je voulais seulement m’asseoir un moment avant de rentrer à la maison. Je sens pourtant sa présence, même sans tourner la tête. Je sens dans l’air quelque chose de retenu qui circule entre nous. Je reconnais son parfum et cela me surprend. C’est le parfum de ma tante. Elle est morte il y a quelques années déjà, c’était un parfum poudré de vieille dame. C’est étonnant de le sentir sur le corps de cette femme. Je me fais discret, malgré mon corps un peu enveloppé, calé au bord pour occuper le moins de place possible. J’attends que mes doigts se réchauffent au creux de mes poches. Je n’oublierai jamais la première fois qu’enfant on m’a traité de monstre. C’est une blessure qui ne peut guérir. Je me dis que c’est ainsi depuis toujours, je suis habitué à faire attention, à me tenir sur le côté, à éviter les gestes qui pourraient faire peur ou mettre mal à l’aise les autres. Je sens pourtant que notre silence commun crée une forme de lien invisible, je me demande si elle ressent la même chose, cette étrange coexistence, ce léger trouble qui flotte dans l’air malgré notre indifférence affichée. Je me demande combien de temps encore je vais rester assis ainsi, immobile, combien de temps nous allons continuer à faire semblant, sans un mot, sans un regard.
#163 Sur le banc (1)
#167 Sur le banc (2)
#188 Sur le banc (3)
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