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Le Japon est légion. Pas un jour ne sombre sans qu’un compatriote officialisé, chapon sponsorisé, n’écrive son guide bobo pour exposition coloniale (sont vraiment pas comme nous), son haïku boursouflé de notes de bas page, ses fascinées explications illustrées (sont mystérieux, par rapport à nous). Tokyo est hantée par nos écrivains-journalistes pour magazines féminins, et autres poètes du développement personnel. Ils occupent l’espace à coup de métaphores faciles, coquecigrues et simagrées, épanouis de découvrir que tout ressemble à ce qu’ils pensent. Ils sont en télépathie avec les villageois de petites tailles, et le saké est plus goutu au crépuscule.

Vivre au Japon en oubliant ces mascarades, c’est former une boule noire. Comme nous le disait un pataphysicien : les Japonais résistent à toute psychanalyse. Mais la France est ce grand laboratoire de confidences radiophoniques (mais qu’avez-vous voulu dire exactement dans votre livre ? Vous pouvez parler librement, on est entre amis). Chacun de nos grantécrivains est un enfant au loup devenu loup-garou mondain.

La subfiction refuse l’explication facile (et votre enfance alors ? Et ce personnage donc, c’est un peu vous quand même ?). La subfiction refuse l’interstice, commence dès la colère de l’écriture. L’irrévérence qui vient.

La subfiction est une pratique de brûlis littéraire. On accumule, on vise une folie amorale dans les notes, jusqu’à ce qu’apparaisse une bave de mots. La friction entre la boule noire et la bave de mots produit le moment dit de l’écriture. La subfiction est à l’écrit sentimentale ce que le free jazz est au silence.

On se regarde dans la moiteur. Il faudrait avoir honte de ce que l’on écrit. Non parce que ce serait encore de la bouillie commercée pour Grand Public Niais. Mais parce que l’étincelle de l’écriture immole le paysage d’un Japon intérieur.

Se pose alors la question de la réception. Dans notre Grande Nation des Lêtres, il faut montrer patte blanche, fournir photo et exhiber son gros blurb. La subfiction produit des effets. Glitch littéraire. Absurde banal. Autofiction onirique. Micro-uchronie. La subfiction produit des symptômes, des TOC, l’angoisse de la phrase pleine, des paraphilies pensives, des dérivations. La subfiction est tout ce que vous voulez : soustraction, subway, subversion.

Comment réagit-on au récit de rêve d’un ami ? Que faire de toutes ces affaires laissées par un ami mort ? On fourre tout sous le tatami et on revient à son polar feel good. Je l’entends parfois crier, mon ami lecteur.

Je vous avertis donc : les organes de votre littérature mondialisée sont pourris. Ne restent que les étrangetés de surfaces de la subfiction. Du glocal délirant et dangereux. C’est pour ça qu’on voyage désormais. Ce sera votre insomnie de boue au cœur de l’unique mégalopole hurlée.

Et vous me ferez plaisir de regarder bien en face la caméra de la Grande Psycholibrairie et dire, dans un japonais parfait : ヴァファンクーロ.

EXTRAIT 1 : Kolero (2024)

C’est le réveil le plus exigu qu’elle ait vécu. Un réveil électrique, remarqué, évalué. Elle s’attend à avoir une vie toute simple, avec des draps propres et une gouvernante aux petits soins.
Ses yeux en forme de plantes creuses en pot.
Une grosse corneille perchée sur la tête.
Elle ne la voit pas, mais la sent. La corneille est recouverte d’une espèce d’huile épaisse et visqueuse.
Elle regarde son corps partir en fumée.
Le ciel est gris, argenté, dans les rizières immobiles.
Elle se recroqueville sur une île en aluminium. Le visage chargé d’enseignes au néon, des restes de rêve au fond d’une baignoire sombre et huileuse.
Des nuits biseautées par les somnifères et les immenses globes éblouissants du chloroforme qui insistent.
Quand le sommeil la véhicule sur le lit, elle n’est plus que courbatures et transpiration.
On ne peut approcher de ses seins tribaux sans se brûler à des images.
En pleine journée, ce serait la même chose, une canopée de béton, ramenant le reste à une crevasse miteuse.
Au carrefour des seins tribaux et de la crevasse miteuse, le visage est gravé d’une énigmatique devise.
La corneille sur sa tête, corps vidé, club pour gentlemen, topless, jolies dames, des nichons et des culs, nichons-culs-nichons-culs-nichons, juste regarder, regarder, juste tu viens et tu regardes.
Kolero est là aussi, en costume vide.
L’obscurité s’installe bien confortablement.
Les néons commencent à converger.
Dès le sommeil, tout s’est transformé, le son, l’odeur, le regard, le toucher.
Les nuits sont rarement plus fraîches que les jours.
Une puanteur inattendue qui se mêle au fumet de la pizza.
La seule chose à laquelle elle n’est jamais confronté, c’est un lot audacieux d’étrangetés dorées éclatant dans le faux matin.
Ses yeux n’ont plus de rideaux.
Tous ses délires nocturnes donnent sur le même mur.

EXTRAIT 2 : Kolero

À celles qui viennent à la Marina, je dis : « C’est là que Kawabata dormait nu pour réfléchir à sa fin, en contemplant Enoshima. J’ai fait une affaire en l’achetant. La plus-value explose. »
Elles tremblent comme des poissons frits.
« Et ça, c’est le tuyau que le Nobel a mis dans sa bouche. »
Je leur montre. Elles font une grimace à l’intérieur d’une grimace.
« Le grand ensuqué s’était commencé au whisky. »
« Tu peux imaginer ça, toi, ce grand écrivain petit de taille, un tuyau dans l’orifice oral, laidement endormi dans un rayon de soleil fatigué ? »
Elles me regardent comme si j’étais le fantôme du Nobel.
Je fais un clin d’oeil derrière mes lunettes noires.
J’aime les fantômes, car ce sont les lointains cousins du mensonge.
J’explique à la fille considérée que lire un texte de Kawabata à haute voix dans l’appartement où il s’est fini donne un goût astringent particulier à la lecture. Ce petit goût de foie d’ormeau si particulier que peu connaissent. Ce n’est pas désagréable. Lire comme on verse une décoction d’herbes dans le vin, synonyme de virilité mâle.
Je continue souvent en disant que j’ai justement un vin rare ramené des jungles philippines. Un remède chinois dont la recette demeure un mystère. C’est une liqueur spéciale, orangée et grise, et qui provoque des rires. « Tu veux que je te montre ? »
Des légendes tourbillonnent autour de cette bouteille qui a la forme du torse nu en sueur d’un moine Kung-fu.
« Pas de quoi rougir ainsi. Qui rougit avoue à moitié. »
« C’est ici, près du vieux four, que Kawabata s’est agenouillé. Non, ce n’est pas macabre. C’est important. Je suis maintenant le propriétaire de cet appartement. Je l’ai eu à prix d’or. »
J’explique que je pourrais en faire un musée, une curiosa macabra, comme disent les joueurs de mariachi, avec une statue d’agenouillé dans une petite cuisine désensoleillée sentant la mer. Des bus de touristes viendraient des quatre coins du monde connu, prêts à se couper l’auriculaire pour voir l’intérieur où les miasmes fantasques du génie littéraire dansent encore dans la lumière grise et orangée d’un coucher de soleil sur Enoshima.
Celles qui viennent à la Marina, en ressortent toujours plus vivantes. Si elles passent la nuit avec moi, après avoir consommé du vin philippin, elles sont revigorées. Si elles décident, pour des raisons personnelles et souvent incompréhensibles, de repartir tout de suite, je les raccompagne devant leur logement et j’attends de voir la lumière de leur appartement s’allumer pour être sûr que tout va bien, on ne sait jamais. Je reste une partie de la nuit à analyser, avec mes jumelles, les ombres qui vont et viennent dans leur logement. Je les appelle parfois au téléphone, pour vérifier qu’elles ne font pas de bêtises. On n’est jamais trop prudent. Ce job bénévole de bon samaritain dans ma voiture, ce n’est pas une sinécure, je préfère quand elles passent la nuit avec moi.
Dans ce type de scénario, elles sont vite ivres à cause du vin philippin. J’essaie de les faire rire en me suspendant aux tuyaux de Kawabata. Je les mets dans ma bouche et j’imite un plongeur torse nu se battant tel un moine Kung-fu contre un requin-singe.
Le plus souvent elles ont un fou rire à moitié endormi.
C’est fou comme les Occidentales ne tiennent pas ce genre d’alcool. Ma race est beaucoup plus résistante.
Je me mets sur le balcon et j’imite un moine Kung-fu foutant la pagaille au cours d’une cérémonie des Nobel, un moine portant un masque de Zorro et faisant tournoyer au-dessus de lui sa fidèle guitare moustachue à la Santana.
Même si les filles s’amusent, je leur cache quelque chose : je n’aime pas Kawabata. Particulièrement son ouvrage Les laides endormies. Je sais que c’est un roman que personne ne connait. Il faut avoir rencontré l’invisible Kodama pour savoir que Kawabata a en effet publié un livre clandestin, tiré à quelques exemplaires, sous un nom de plume. Un manuscrit secret, rédigé au pinceau, avec de l’encre, du whisky et du sang.


Serge Cassini
Né à Cannes. Habite à Tokyo. Écrit. Publie beaucoup dans la solitude. A joué une fois la doublure de Carlos Ghosn.
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