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L’Écoute. De l’Antiquité au XIXe siècle. Une anthologie – Martin Kaltenecker (sous la direction de)
 Éditions de la Philharmonie/Éditions MF, Paris, 2024, 1354 pages, 40 euros.

Critique, n°927-928, août-septembre 2024, « Sons. De la musique aux arts sonores », dirigé par Élie During et Bastien Gallet, éditions de Minuit, 192 p., 14,5€

La chanson en trend TikTok qui passe dans les écouteurs, la reprise folk ou latine d’un tube d’Outkast qu’a prévue pour ce restaurant une entreprise de marketing sonore, la compilation de salsa portoricaine des années 60 diffusée depuis YouTube dans cette fête pour trentenaires branchés, cette acid house entendue dans une friche industrielle de banlieue, ou ces trente secondes de contrebande d’une chanson des Beatles dans une émission de téléréalité. Bien souvent, la musique s’écoute sans plus savoir qui chante, ce qui est chanté, pour qui. Soudain, un album presque trentenaire d’Oasis apparaît comme n°1 au Royaume-Uni: l’histoire musicale elle-même n’est plus pertinente pour caractériser ce qui va être écouté massivement aujourd’hui.

Le détour par l’histoire invite à comprendre autrement ce qui se joue dans l’effondrement d’une certaine culture sonore, qui reste celle qu’on met en avant dans la presse spécialisée ou les programmes des principales institutions musicales, qui semblent toujours postuler un public désireux de connaître ceux et celles qu’il écoute, de posséder une connaissance fine de leur musique, et d’accéder à leurs productions musicales (en concert ou sur enregistrement) qui soit de qualité. La somme énorme produite par les éditions de la Philharmonie et les éditions MF permet de se plonger dans une histoire de l’écoute à une échelle inédite. Anthologie de plus de 1 300 pages, qui compile chronologiquement des textes, souvent courts, permettant de saisir dans chaque contexte la matérialité et la pensée de l’écoute. Chaque texte, efficacement et brièvement introduit, offre ainsi un regard sur l’écoute qui lui est contemporaine : au XVIIIe siècle, on applaudit au concert mais pas à l’église. Durant l’Antiquité, on suppose un corps auralo-mélique, les effets harmoniques de la musique jouant sur l’harmonie du corps – théorie que l’on retrouve à la Renaissance. Au XIXe siècle, une pédagogie de l’écoute se met en œuvre, estimant que le public est à éduquer autant qu’à convaincre ou séduire.

La force de l’anthologie réside dans sa capacité à faire résonner les textes à travers les siècles et les thèmes, pour ouvrir l’histoire de l’écoute à une pluralité quasi infinie de questionnements. Boîte noire pour un travail collectif autour de ce que Jonathan Sterne qualifiait de « culture sonore » (Histoire de la modernité sonore), cette anthologie permet de donner corps à un champ de recherche important des dernières années, souvent qualifié de sound studies, qui cherche à appliquer au son les approches des cultural studies. Les textes importants de ces études ont été en France édités par les éditions de la Philharmonie, qu’il n’est guère étonnant de retrouver à la co-direction de L’écoute, ni au cœur du numéro que la revue Critique consacre à la question.

Ce numéro, dirigé par Élie During et Bastien Gallet et consacré aux « Sons. De la musique aux arts sonores » permet en effet de dresser un bilan particulièrement saisissant des apports récents sur la question du son. Dans son article introductif, Bastien Gallet évoque notamment le travail de Lawrence Abu Hamdan entre 2020 et 2022, qui a filmé les violations de l’espace aérien libanais par l’armée israélienne, pour en tirer une installation audiovisuelle (Air Pressure (A Diary of the sky)) et un site internet (AirPressure.info). Le sonic art de Lawrence Abu Hamdan permet ainsi de faire émerger ce fait qui reste masqué, y compris pour les habitants qui le subissent : il existe une « guerre qui ne dit pas son nom ».

Le son, qu’il soit bruit (la « Japanoise ») ou musique, savant ou populaire, est questionné à travers la multiplicité presque délirante de ses effets sur les sociétés où il existe. Le court essai de Peter Szendy en conclusion du numéro (« Combien d’oreilles ? La place de l’auditaire ») invite à affiner notre compréhension de l’écoute dans sa dimension politique, en introduisant la notion d’auditaire : « À l’autre qui triangule l’écoute, qui la concentre sur et la dévie de l’audiendum (ce qu’il y a à entendre), nous avons donné un nom : l’auditaire, destinataire de l’écoute ». Derrière l’idée du son, le désir d’en penser la portée éminemment politique et l’implication de chaque oreille dans les enjeux sonores auxquels elle participe.

Les textes de la revue convient aussi d’autres acteurs importants, en France, de cet élan intellectuel et académique qui tarde encore à se faire reconnaître au même titre que d’autres pans des fameuses cultural studies : Guillaume Heuguet, fondateur de la revue et des éditions Audimat ; les éditions Allia, qui publient des textes importants sur Steve Reich, Stravinsky ou la salsa. Puisque Tina est hébergée par les éditions JOU, on ne peut que regretter que les travaux de David Toop, dont Ocean of Sounds (éditions de l’éclat, 2004) est cité, soient moins mis à l’honneur alors que son recueil d’articles (Inflamed Invisible) vient d’être traduit. Pour autant, ce dynamisme intellectuel attendait une cartographie et des sources : c’est ce que viennent d’offrir ces deux ouvrages.

Les musiques évoquées en introduction de cet article, que personne n’entend mais que tout le monde écoute, sont pensées dans de très nombreux espaces de réflexion et de discussion. Dans son versant optimiste, ce dynamisme éditorial traduit un besoin partagé de reprendre le contrôle de ce que devient la musique, à une époque où elle est soumise à des transformations brutales et massives. Dans son versant pessimiste, on ne peut que constater que les livres sur la musique rencontrent un succès croissant (tout de même limité) à l’heure où les phonogrammes (disques ou autres formats) sont de moins en moins achetés, comme pour offrir un autre point de vue sur ce que subit la musique, devenant de plus en plus à lire et moins à écouter.