Publié le

#19

Il y a des conventions professionnelles où ces fonds vautours se réunissent. Ils présentent leurs méthodes de travail, avec des diaporama, des blagues, des fiertés, de l’émotion. Comme un salon du fond vautour – mais ne dites pas vautour, le v-word n’a pas bonne presse. D’ailleurs, ces avocats d’affaire et banquiers s’octroient volontiers un rôle économique et social vertueux : sans la pression mise par leurs fonds d’investissement sur les États les plus pauvres de la planète, la corruption ne serait-elle pas bien plus importante ? Bien trop importante ? Le capitalisme mondialisé serait-il contrôlable sans la contrainte mise par les fonds vautour ?. Chasser les États est une nécessité, non ?

Dans la ménagerie du jardin des Plantes vivent en cage des vautours pape, qu’on n’imagine absolument pas chasser des États. Le vautour pape, ou sarcoramphe roi, est un splendide animal qui n’a rien de commun avec les avocats new-yorkais qui font de la prédation des États pauvres une aventure triste de ce monde – celui où les vautours papes sont de moins en moins nombreux.

Benjamin Lemoine a assisté à ces conventions, il s’est entretenu longuement avec ces gens. Il permet de saisir ce qu’il se joue dans ces questions majeures qui intéressent peu les pays profitant le plus de la mondialisation, dont la France, mais qui est centrale dans les contrées qui souffrent le plus de ces prédations – en Argentine, des campagnes électorales ont été centrées sur la question des fonds vautour. Il faut dire que le fonds Elliott, fondé par Paul Singer, avait réussi à humilier le pays en immobilisant son voilier, trésor national, pendant plusieurs semaines, au Ghana.

Les gens comme Paul Singer se voient comme des cow-boys. Leurs « trophées » sont d’humilier des États en souffrance économique. Ils se donnent un rôle moral dans l’économie mondiale et considèrent que les conséquences de leurs actions – misère de masse, crises politiques et sociales – sont préférables à celles, probables, de leurs inactions. On peut trouver une forme d’humour à lire leurs confessions, qui semblent plus souvent sincères que cyniques. Mais la sincérité a-t-elle encore une valeur ?

Chasseurs d’États permet surtout d’établir deux processus historiques qui sont souvent occultés. Le premier est celui du rôle central du droit new-yorkais dans l’impérialisme états-unien de la seconde moitié du XXe siècle. Kissinger apparaît bien souvent dans cette histoire comme celui qui promeut la possibilité de juger des États dans les tribunaux des États-Unis, plus précisément de New York, plus précisément de Wall Street. Le dollar et la loi de New York, armes fondamentales de l’assujettissement du monde.

L’autre histoire, plus étonnante encore à découvrir, est celle qui montre le détricotage au long cours de l’immunité souveraine : on ne juge pas un pays dans un tribunal, pensait-on généralement jusqu’aux années 1950 ou 1960. Il a fallu tout un lobbying, dont Benjamin Lemoine fait la généalogie, pour établir qu’il était non seulement possible, mais préférable, de pouvoir traîner en justice des États pour les rappeler à l’ordre libéral. L’implication de l’État américain, des agences internationales (FMI), du milieu de la finance mondialisée dans ce lobbying est massif et continu. Il a également triomphé, puisque la conception de la souveraineté étatique a été forgé par ces acteurs. Au-delà de la dimension économique et diplomatique, au-delà des seuls pays ayant souffert d’agressions par ces fonds d’investissement, cette victoire nous concerne tous puisqu’elle a imposé une idéologie du public et du privé qui a colonisé tous les discours : l’enrichissement est privé, ce qui est public ne peut être source de richesse (ni de déficit, sous peine d’austérité). Cette capacité à remodeler la définition légale de la souveraineté a ainsi opéré une désagrégation de l’idée de richesse publique, instaurant dans la langue et la logique politique le fatalisme d’une organisation sociale négligeant les autres. Ce qui est public, peut-être commun, ne peut dans cette langue qu’être disloqué pour que s’enrichissent quelques-uns. Il y a même des lois pour cela.

Benjamin Lemoine
Chasseurs d’État. Les fonds vautours et la loi de New York à la poursuite de la souveraineté,
Paris, La Découverte, 2024, 384 p., 24€