Chien d’écrivain
par Ian Soliane
Je hais les bouts de bois. J’exècre les jouets qui couinent. Je déteste les balles de tennis. Lancez-moi un frisbee, vous l’attendrez longtemps. Je ne bave jamais ni pratique le reniflage d’anus, mais je sais que la Torah contient six-cent- quarante-huit-mille-deux-cent-trois voyelles en version hébraïque. Je connais le roman le plus long du monde – Artamène ou le Grand Cyrus – ainsi que la périodicité des fonctions plagiats dans l’œuvre de Houellebecq, et pour réaliser un diagnostic différentiel, je suis capable d’écumer toutes les publications, tous les ouvrages précédents. Je sais, c’est assez bluffant, mais je suis un chien d’écrivain. Mon maître mesure 1,82 m, il m’a acheté un après-midi d’hiver à une foire chinoise, et en l’honneur de Céline, il m’a donné le nom de Toutouche. J’aime m’asseoir par terre pendant qu’il écrit. Il écrit et boit. Il écrit jusqu’à six ou sept heures du matin. De temps en temps il s’arrête pour me caresser la truffe. C’est un besoin, chez lui, de me caresser la truffe. On reste comme ça sans bouger. On se contente de se regarder en silence. Lui, connectant sa broche au port de ma truffe humide – mais sans bave, parce que je suis issu de la série Wildog qui n’a pas de bave, par contre j’ai des hanches à rotation, un pouls perceptible, des oreilles équipées de senseurs commandant une voix (tordez-moi l’oreille et vous déclenchez des petits cris de joie) et un chauffage avec variateur dans les flancs pour élever la température du corps. Seule ma truffe reste froide, comme dans la réalité. C’est ma fonction de chien d’écrivain. C’est là que j’interviens. Pour le dire simplement, piocher, mixer, structurer, générer l’histoire, organiser la trame, et mon maître est vraiment heureux, quand je lui sors un paragraphe, tout un chapitre, l’ensemble du roman, qu’il saura lui seul parapher ou non. Ce que je veux dire, c’est que la gamme est large. Parce qu’il y a ça aussi : c’est un écrivain original, merveilleusement doué, son dernier roman était plein de sentences et de trouvailles étonnantes, comme « dieu est un émoji », ou « l’amour ne nous révèle aucune vérité » (amour et vérité étant les deux mots importants de la phrase, et on peut les intervertir). Franchement, on ne sait pas bien d’où lui vient l’inspiration. C’est peut-être parce qu’il est écrivain. Mais c’est peut- être aussi parce qu’il prend des trucs. Ce jeudi 15 avril, aux alentours de 19 h 38, mon maître et une femme aux tempes rasées se sont accouplés sur le canapé, lui assis, elle à califourchon, puis mon maître a payé la femme, et elle est partie. Après quoi mon maître a perforé sa peau et rempli ses veines d’héroïne pendant quasiment la moitié de la soirée. Maintenant qu’il fait nuit, ses yeux se révulsent, sa tête pend, un liquide orange sort de sa bouche et de son nez, et dans la mesure où il vient tout juste de mourir, j’attends, au bord du lit, regard fixe, tête dressée, gueule légèrement ouverte, selon mon jeu d’instruction. Immobilité. Équilibre. Programme veille et gestion de l’alimentation. J’attends. Ou comme disait Céline, je m’entraîne à la mort.