Un inventaire des résistances
par Christophe Leclercq
À propos du livre de Martin Le Chevallier, Répertoire des subversions. Art, activisme, méthode. Zones, 2024.
Dans un entretien publié en 2017 dans les Cahiers du cinéma, Jonas Mekas répondait ainsi à la question « quel est le rôle de l’art ? » : « Résister, tout simplement, et poursuivre la magnifique œuvre que nous ont laissé les grands artistes et poètes du passé ». Avec son Répertoire des subversions, Le Chevallier nous invite à nous réinscrire dans une histoire des résistances, contre l’amnésie collective et autres tentatives de diversions.
Qu’un artiste et enseignant chercheur décide, aujourd’hui, de publier un « répertoire des subversions », ne peut qu’attiser la curiosité, à une époque où l’on juge passée de mode la transgression des règles, propre aux dites « avant-gardes ». La petite musique est désormais bien connue : dans notre monde, il serait inutile de retourner ou « renverser » (subvertere) quoi que ce soit puisqu’il n’y aurait pas d’alternatives possibles au capitalisme tardif qui disposerait, en outre, de cette surprenante capacité à digérer tout acte de résistance à son égard. Bref, exit la croyance, pour les artistes, en leur capacité à « changer le monde ».
♦ FAIRE UNE GRÈVE GÉNÉRALE. En théorie, une véritable grève générale provoquerait l’effondrement du capitalisme. Chiche ? […]
Le Répertoire des subversions conçu par Martin Le Chevallier et publié sous le label « Zones » des éditions La Découverte (et accessible entièrement en ligne à ce lien), vient placer un sabot dans l’engrenage de ce récit. Sous-titré art, activisme, méthodes, il rassemble, sous la forme d’un inventaire composé d’une liste alphabétique de verbes, eux-mêmes subdivisés en une série d’exemples, l’histoire de ces gestes, mineurs ou majeurs, à l’initiative d’artistes ou d’activistes plus ou moins anonymes, qui ont un jour décidé de résister à une autorité, et ce depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours ! L’intention de l’ouvrage, particulièrement ambitieuse, est affichée en quatrième de couverture : « À la fois boîte à outils, ouvrage de référence et promenade facétieuse, cet inventaire rend hommage à celles et ceux qui désirent agir plutôt que subir. Et invite à en faire autant. » Un « répertoire » ayant pour vocation à être utilisé, chacun en fera l’usage (et la lecture) qui lui convient et pourra ainsi juger de l’effet produit. La lecture des plus de 1200 exemples invite à une réflexion sur la porosité de différents types d’engagement, et sur la portée d’actes a priori symboliques dont personne n’était en mesure de prédire l’avenir. Plutôt revigorant dans le marasme politique actuel !
♦ JETER DE L’ARGENT DEPUIS UN HÉLICOPTÈRE (PROPOSER DE). La politique économique consistant à verser de l’argent directement aux citoyen·nes, notamment pour lutter contre la récession, est appelée « monnaie hélicoptère ». En 2000 en Italie, invité à créer une œuvre pour une exposition à Pescara, l’artiste français Matthieu Laurette propose de jeter, depuis un hélicoptère, le budget qui lui est confié. Refus (The Helicopter Project/The Money Rush).
Qui connaît le travail de l’artiste ne sera, en revanche, pas totalement surpris par cette intention. Ce Répertoire des subversions, certainement né d’une nécessité de mieux situer sa pratique (peut-être à un moment de doute sur l’efficacité de l’art exposé en galerie et musée ?), aurait pu accueillir certaines de ses œuvres. Sa série de Projets refusés (ou la stratégie du râteau) [« Proposer à des entreprises des projets difficilement acceptables »] qu’il poursuit depuis 2014, ses interventions urbaines d’Ici, autrefois (2020) imaginant le monde de l’après-covid [« Annoncer la fermeture définitive d’un commerce non essentiel à l’occasion d’une crise sanitaire »], ou encore L’Audit (2008) [« Se faire auditer en tant qu’artiste »] y trouveraient, en effet, tout à fait leur place. Ce répertoire lui permet de s’inscrire dans une histoire des résistances, d’en cartographier les différents acteurs, et de s’interroger sur les affinités de sa pratique exercée dans le champ de l’art, avec d’autres qui ne s’inscrivent a priori pas dans cette perspective.
♦ FAIRE GALOPER L’INFLATION. Le 7 novembre 1988, pour figurer l’hyperinflation que subit la Pologne, Krzysztof Skiba et quelques autres artistes se munissent de pancartes portant l’inscription « Inflation » et descendent en courant la principale rue de Łódź. La milice stoppe alors cette inflation galopante (Galloping Inflation). […]
♦ FAIRE UN TIERS. De 2006 à 2009, l’artiste français Yann Vanderme fait 33 % de toutes sortes de choses : il fait couper 33 % de ses cheveux, voit 33 % d’un film, compose 33 % d’un numéro de téléphone, etc. (Faire les choses à 33 %).
Si quelques-uns des exemples évoqués dans l’ouvrage en sont restés au stade d’intentions, portant alors la réflexion sur les motivations du refus (« Envoyer un africain sur la Lune », « Jeter de l’argent par les fenêtres », « Montrer la mort », etc.), la plupart des autres décrivent des actions réalisées par des individus afin de produire un effet dans leur monde.
♦ LEURRER LES MOTEURS DE RECHERCHE. À partir des années 2000, les moteurs de recherche en savent beaucoup sur les internautes grâce à l’observation de leurs requêtes en ligne. En 2006, les chercheur et chercheuse états-uniens Daniel Howeet Helen Nissenbaum mettent au point « TrackMeNot », un outil permettant de perturber cette surveillance par l’ajout de nombreuses recherches fictives. Ainsi, si une personne s’intéresse aux problèmes d’érection, ses recherches seront noyées parmi d’autres, portant sur l’éducation des chihuahuas, la physique quantique ou le débouchage des éviers. […]
Le sérieux de la mise en forme contraste avec l’humour dont fait preuve l’auteur dans l’effet de surprise produit par la lecture de l’intitulé de l’entrée principale (un verbe-méthode comme « Demander ») suivie de celle des exemples qui viennent l’illustrer, passant du coq à l’âne (« Demander le rattachement la Belgique au Congo », « Demander moins de douches », etc.,), dans les titres de certains de ces exemples (« Résister avec des résistances » n’équivalant pas à « Saboter avec des sabots »). On le retrouve encore dans l’enchaînement même de deux exemples qui n’auraient a priori rien – ou tout – à voir (« Semer du blé à New York » est suivi de « Semer des doutes »), dans l’originalité d’un exemple, ou encore dans la description, particulièrement synthétique, des histoires. L’humour de l’auteur résonne ainsi avec celui déployé par de nombreux acteurs présentés, arme imparable dans certaines situations où les rapports de force sont inégaux. C’est cet humour que l’on retrouve, par exemple, chez le collectif « Sauvons les riches » (dont on découvre la source américaine à l’entrée « Soutenir la droite »), ou encore les « manifs de droite » menées par La Brigade activiste des clowns et le ministère de la Crise du logement. Cette stratégie de l’humour, proche de celle développée par un François Ruffin dans son documentaire Merci Patron ! en 2016 (cas non cité qu’on se permet d’ajouter), contrebalance ainsi la structure prévisible de l’abécédaire et l’effet autoritaire du verbe à l’infinitif.
♦ OFFRIR TOUT LE MAGASIN [1]. Dans les années 1960, le collectif anglais anarchiste King Mob fait imprimer des affiches proclamant « Free shopping day » et le placarde à l’entrée de grands magasins. Les affiches précisent que les client·es peuvent emporter, sans payer, un plein chariot de marchandises. Une autre fois, déguisés en pères Noël, ils dévalisent les rayons d’un supermarché de Londres et offrent les articles aux enfants.
♦ OFFRIR TOUT LE MAGASIN [2]. En 2003, le collectif d’artistes danois Superflex met en place la gratuité dans un magasin de Tokyo (Free Shop). Aucune annonce ni explication ne sont fournies. La durée de l’opération n’est pas divulguée. Lorsque les client·es arrivent à la caisse, le total de leurs achats s’élève à zéro.
♦ OFFRIR TOUT LE MAGASIN [3]. À Toulouse, les employé·es d’un supermarché font grève et laissent les client·es tout emporter.
♦ OFFRIR AU MAGASIN. En 1995, l’artiste français Pierre Huyghe entre dans un supermarché, se dirige vers le rayon des livres, sort furtivement un volume de sa poche, le dépose sur la pile, puis s’enfuit. L’œuvre, susceptible de fausser l’inventaire du commerçant, s’intitule Dévoler.
C’est bien la diversité et la richesse des récits de résistance qui frappent en première instance, dans cet étonnant inventaire. On revisite certes des cas connus, mais on peut également découvrir des actions pas (ou moins) connues de personnes connues ou de parfaits anonymes. On alterne entre des intitulés faisant référence à une action située (« Protéger la Russie avec une craie »), et d’autres plus génériques (« Déplacer un musée », pour présenter le Musée Précaire Albinet de l’artiste Thomas Hirschhorn dont on vient de célébrer les 20 ans et qui a bien dû inspirer, par la suite, le Centre Pompidou mobile des années 2009-2013).
♦ SE DONNER LA MAIN. Le 23 août 1989 dans les pays baltes, près de 2 millions de personnes (soit un tiers de la population) se donnent la main pour former une chaîne humaine et réclamer ainsi l’indépendance de leurs pays. Cette chaîne humaine, allant de Vilnius à Tallinn en passant par Riga, sera appelée la « voie balte »
Certaines entrées décrivent des gestes relativement simples à mettre en oeuvre (« Éteindre la lumière », « Se donner la main », « Insulter ses maîtres », etc.) quand d’autres renvoient, au contraire, à des dispositifs élaborés, comme ce « système d’usurpation de géolocalisation qui permet d’être localisé.e dans la piscine de l’un des magnats de la collecte de données », conçu par l’artiste Adam Harvey (Data Pools, 2016, à l’entrée « Envahir une piscine »).
♦ RESTER ASSISE. Le 2 mars 1955 dans l’Alabama, Claudette Colvin, une jeune fille noire âgée de 15 ans, s’assoit dans un bus pour se rendre à l’école. Lorsque le chauffeur du bus lui demande de se lever pour laisser la place à un passager blanc, conformément à la loi, elle refuse. Le chauffeur appelle la police qui, face au refus persistant de l’adolescente, l’arrête et la met en prison. Elle sera ensuite condamnée pour agression sur agent de police.
Si certaines personnes ou collectifs bien connus figurent dans ce livre (Les révolutionnaires français.e.s, les Suffragettes, La Barbe, les Femen, etc. ; les artistes Hans Haacke, Valie Export, Julien Prévieux, Matthieu Laurette, Jérémy Deller, les Yes Men, etc.), le Répertoire fait également découvrir des personnes qui le sont moins, et certaines anonymes : un développeur informaticien, Claudette Colvin refusant dans un bus de laisser sa place pour un Blanc, dans les années 1950 aux Etats-Unis, avant la fameuse Rosa Parks (mentionnée en note), et des artistes comme Julien Berthier, Christian Jankowski, Nina Katchadourian, Leopold Kessler, Kateřina Šedá, Mierle Laderman Ukeles, ou le Laboratoire de tourisme expérimental (Latourex), qui traversa la France en ligne droite en 1991. Le Chevallier fait ainsi le choix de privilégier les premières occurrences, occasion aussi méditer sur la notoriété d’un.e tel.le.
♦ SE BAIGNER DANS UN CANAL. Le 21 septembre 2013 à Venise, un groupe d’activistes nagent dans le canal de la Giudecca, empêchant le passage des navires de croisière géants. Cette périlleuse baignade leur vaudra de lourdes amendes. Mais, le soir même, la ministre de l’Environnement proposera d’interdire la traversée de la Sérénissime aux monstrueux paquebots.
Le livre suscite un certain nombre de questions : qu’est-ce qui distingue fondamentalement l’action d’un.e artiste de celle d’un.e activiste dès lors que son action prend place dans l’espace public ? Qu’est-ce qui participe de l’efficacité ou de la viralité d’un geste de résistance ? Que penser de la récupération et du détournement de certains de ces gestes par d’autres, comme par exemple, dans le cas d’une rumeur médiatique (ce qui a conduit le collectif Wu Ming 1, ancien Luther Blissett évoqué par ailleurs dans le livre à « Lancer une rumeur médiatique », à publier en 2022 Q comme complot) ?
♦ HÉBERGER. Au XVIII siècle en France s’amorce le contrôle des étrangers. En juin 1772 à Bordeaux, le portefaix Pierre Bernon, dit l’Espérance, héberge, sans les déclarer, des migrant·es venu·es de Touraine, de Saintonge ou du Languedoc. Son sens de l’hospitalité lui vaudra une amende.
On peut évidemment s’interroger sur la pertinence de tel ou tel exemple retenu, qu’on ne rapportera pas à un cas de « subversion », même s’il ne manque pas de poésie, comme l’évocation du projet A Modified Threshold … (for Münster) Existing church bells made to ring at a (slightly) higher pitch de l’artiste Cerith Wyn Evan dans « Refroidir les cloches ». Ces cas sont cependant plutôt rares, et reprocher un manque de rigueur scientifique à son auteur – qui précise, par ailleurs, dans sa note introductive », avoir fait le choix de privilégier « des motivations généreuses, des tactiques non violentes et des oeuvres dont le sujet n’est pas l’art, mais l’espace public avec lequel elles interfèrent » – est ici hors sujet. Car là n’est pas l’enjeu. Cet assemblage hétéroclite d’actions artistiques à d’autres qui ne prétendent pas l’être, nous invite certes à réfléchir à la signification de ce terme de « subversion » – à l’issue de la lecture, on lui préfèrera toutefois le terme de « résistance » – et à ce que « résister » veut dire en différents lieux et époques, mais aussi et surtout à bien identifier, dans les exemples choisis, les forces et valeurs en présence, comme les moyens employés pour résister aux dominations.
♦ TOUT MONTRER. De 1996 à 2003, l’artiste états-unienne Jennifer Ringley diffuse en direct sur Internet, au moyen de webcams, tous les instants de sa vie chez elle. [→ Voir aussi « saturer la CIA »]
♦ NE RIEN MONTRER. En 1969, l’artiste états-unien Robert Barry envoie des invitations pour des expositions à Los Angeles, Amsterdam et Turin, tout en précisant que les galeries concernées seront fermées (Closed Gallery Piece). [→ Voir aussi « inviter à des expositions qui n’existent pas »]
Les verbes et les quelques mots qui les accompagnent (comme par exemple “Fleurir une tombe”) sont la plupart du temps insuffisants à détailler les acteurs, le contexte ni les destinataires de l’action, qui lui donnent sens en un lieu et à une époque donnée. À « Montrer son sexe » peut ainsi succéder l’exemple « Ne pas montrer son sexe ». Qu’une intention soit donc étouffée dans l’oeuf, qu’une action réalisée n’en reste qu’à sa portée symbolique ou, au contraire, ait une incidence significative sur la société, l’auteur livre un hommage à l’ingéniosité humaine, quelle que soit, au final, l’issue de l’action envisagée, et indifféremment au fait qu’un artiste ou un activiste (parfois les deux) en soit à l’origine. « Ajouter », Annoncer », « Brandir », « Cacher », « Colorer » « Déplacer », « Détourner », « Détruire », « Être nu », « Faire un faux », « Infiltrer », « Offrir », « Révéler », « Vendre » ou encore « Voler », entrées les plus fournies, constituent alors ces « méthodes » partagées par les artistes et activistes. Mais ce sont deux stratégies opposées, maximalistes ou minimalistes, portant sur la visibilité de l’action envisagée, qui ressortent avant tout comme approches potentiellement communes aux artistes comme aux activistes. Et au-delà de certaines parentés formelles, voire d’esprit, c’est plutôt l’unicité et l’irréductibilité de chaque acte né de circonstances bien singulières (cette inventivité), qui marque le lecteur.
Certaines actions relevant de l’art et/ou de l’activisme seront certes connues du lecteur (« entarter », « perruquer », etc.), mais, confrontées à d’autres, sans hiérarchie, ils participent d’un programme plus large, constituant une sorte de communauté de résistants agissant « avec courage, humour et poésie », comme on a aussi pu le voir dans l’exposition Volcanic Excursion (A Vision) de Dominique Gonzalez-Foerster en 2021, au Palais de la Sécession à Vienne, à même de redonner foi en l’action individuelle comme collective par leur faculté à (parfois) déplacer des montagnes. Le Chevallier invite d’ailleurs, en fin d’ouvrage, à lui communiquer d’éventuels manquements qu’on jugerait pertinents et qu’il se propose d’intégrer dans une réédition, afin d’élargir cette assemblée combative imaginaire.
♦ AFFICHER SAUVAGEMENT. Au XVI siècle, l’apparition de l’imprimerie facilite le développement de l’affichage sauvage. Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, des protestants collent ainsi dans Paris des « placards » anticatholiques. En réaction à ces affichettes virulentes, le roi François Ier ordonnera des exécutions et instaurera le monopole royal sur l’affichage public. […]
♦ FAIRE LA GRÈVE DANS UNE NÉCROPOLE. Au XII siècle avant Jésus-Christ en Égypte, les ouvriers bâtissant des tombes de la vallée des Rois sont affamés. Ils décident de cesser le travail. Face à cette grève – la première connue des historien·nes –, les autorités rétabliront un approvisionnement régulier en blé. […]
♦ OFFRIR DES FLEURS. En 1965, le poète états-unien Allen Ginsberg suggère aux manifestant·es d’offrir des fleurs à la police venue les affronter. Largement repris, ce geste deviendra le symbole du pacifisme du mouvement hippie et de son slogan « Flower power ».
La profondeur de champ historique importe dans ce projet. Si certains actes relèvent – mais rétrospectivement – du coup d’épée dans l’eau, d’autres gestes sont au contraire promis à un plus grand avenir. On apprend ainsi que la première pétition remonte à l’Egypte antique, que le premier objecteur de conscience serait un jeune Berbère chrétien du nom de Maximilien, ayant refusé d’être enrôlé dans les légions romaines en 295 en Numidie (il fut alors décapité) ; que le premier tract connu daterait de 1488 ; que la pratique du squat remonterait au groupe des True Levellers, en Angleterre, en 1649, que le premier sit-in aurait eu lieu 1939 aux Etats-Unis, etc. D’autres exemples, en revanche, peuvent prêter à sourire, car, en tant geste individuel avant tout symbolique, on peut mettre en doute leur efficacité à une plus grande échelle d’usage (« égarer Facebook » où le développeur états-uniens Kevin Ludlow déroute l’algorithme de Facebook en publiant de fausses informations sur son fil d’actualités, ou bien « nous égarer » avec l’application sur téléphone conçue par l’artiste Mark Shepard pour rallonger nos itinéraires) quand d’autres, plus graves voire tragiques, nous feront réfléchir sur le courage des personnes qui en sont à l’origine – notamment quand ils évoquent la résistance lors de la Seconde guerre mondiale, qu’il s’agisse de « Faire de faux papiers » avec Adolfo Kaminsky pour sauver des Juifs lors ou quand le prêtre polonais Maximilien Kolbe décide de « Remplacer un condamné », ou la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis). Probablement parce que certaines actions – plus fréquentes dans le champ artistique – visent davantage notre perception, autrement dit ici cherchent à nous réveiller – quand d’autres entendent surtout transformer les pratiques et usages, c’est-à-dire produire un effet plus direct (et donc aussi plus visible) sur le monde. Tous ces cas, on ne peut plus différents dans leurs intentions et par les circonstances qui les ont vu naître, invitent donc tous à réfléchir à l’articulation de la perception à l’action. Et ils ont aussi en commun d’avoir (eu) tout simplement le mérite d’exister, proposant d’autres manières de percevoir, d’agir, et donc de vivre dans ce monde, manières potentiellement reprises et parfois même réorientées. Ainsi en est-il de ce dernier exemple, plus intéressant encore que ne laisse suggérer sa description dans le Répertoire, par l’articulation originale qu’il propose entre représentation et action, et entre art et activisme :
LEVER UN POING ANTIFASCISTE. Dans les années 1920, en réponse au salut fasciste, l’organisation communiste allemande Roter Frontkämpferbund (Union des combattants du Front rouge) invente le symbole du poing levé, signe de révolte, de force et de solidarité. Il sera mondialement repris.
L’histoire que nous rapporte l’historien Gille Vergnon de cette « forme symbolique fixe », devenue par la suite à la fois un motif présent dans de nombreuses illustrations (Mai 68, les Black Panthers, [on vous laisse compléter la liste…]) et un geste bien identifiable dans de nombreuses manifestations, est encore plus riche. Elle nous rappelle, en effet, que c’est l’artiste allemand John Heartfield qui l’a élaborée pour cette organisation, en s’inspirant lui-même du dessin d’un autre artiste allemand, Georges Grosz, représentant un homme en blouse, le poing levé de rage, dans un cimetière où figurent ses camarades morts. Pensez-vous que ces deux artistes aient eu une quelconque idée de la postérité de leur travail ?
Post-Scriptum 1 : si le livre est entièrement disponible en ligne (on peut également consulter le compte Instagram de l’artiste), efforcez-vous de l’acheter, ne serait-ce que pour saisir l’humour de l’entrée « Retourner des panneaux indicateurs », p. 234, qui n’a pas survécu à sa traduction numérique.
Post-Scriptum 2 : compléments possibles, dans l’esprit de l’ouvrage (puisque l’auteur l’y invite)
Marvin Minsky, Ultimate Machine, pour l’entrée « Fabriquer » : « Fabriquer une machine inutile » (petit objet philosophique très « subversif »).
Marina Abramovic, Rhythm 0,1974, pour l’entrée « S’exposer » (certes, pas très drôle dans son déroulement, mais la performance Shoot, 1971, dans laquelle l’artiste Chris Burden se fait tirer dessus, ou Rape Scene, 1973 d’Ana Mendieta, qui figurent dans le Répertoire, ne le sont pas spécialement non plus).
Ben Vautier, « S’exposer comme sculpture vivante pendant 15 jours et nuits dans une vitrine de galerie d’art », Gallery One, Festival of Misfits, Londres, du 23 octobre au 8 novembre 1962 (même si on peut y voir la préfiguration de la voyeuriste télé-réalité…)
François Ruffin, Merci Patron ! 2016 : « Duper le plus grand groupe de luxe du monde »
Josh Kinberg, Bike against Bush, 2004, à « Écrire » : « Écrire des graffiti tout en pédalant pendant une Convention républicaine »
Mark Lombardi, à l’entrée « Dessiner » : « Dessiner les réseaux politico-financiers (des structures narratives) » (tellement subversif que ses parents pensent qu’il a été assassiné par les services secrets américains, comme on peut le voir dans ce documentaire).
Pierre Huyghe, certes cité à 3 reprises, mais pas pour sa création, en 1995 de « Association des temps libérés » ou l’« A.T.L. », pour le « développement improductif ») : « Libérer le temps » ?
William Karel, « Opération Lune », 2002. France, Arte : « Réaliser un canular sous la forme d’un documentaire » (ou dans l’existante : « Lancer une rumeur médiatique »… à leur insu)
Christophe Bruno, Google Adwords Happenings, 2002, à ajouter à l’entrée existante « Remplacer des publicités par des œuvres ».
Eva & Franco Mattes, Nike Ground, 2003 pour l’entrée « Renommer une place » : https://vimeo.com/18236252
Adel Abdessemed, Coup de tête, 2012, pour l’entrée « Statufier » : « Statufier le coup de tête de Zinédine Zidane ».
Maxime Marion & Emilie Brout (par ailleurs évoqués dans le Répertoire), Sextape, 2021 https://feralfile.com/series/sextape-lqu?viewMode=Grid : « Greffer son propre visage sur une Sextape réalisée par d’autres ».