Écrire à Tokyo, saison 2
Interview pour la revue TINA
1 – « Écrire à Tokyo » a débuté en juillet 2020. Quelles étaient vos motivations initiales pour créer ce groupe et comment ont-elles évolué au fil des années ?
EàT est né au cœur de la période de la Covid à Tokyo, où le confinement était massivement mental, le confinement physique n’étant légalement pas applicable. Il y a eu très peu de temps entre l’exposition de l’idée entre Julien Bielka et Lionel Dersot, et le lancement de la dynamique de réunions mensuelles. Tout s’est fait très vite, bien que les détails soient déjà dilués dans la légende. EàT a profité de la Covid et du besoin conséquent de certains de sortir du marasme en s’engageant à participer, la garde assez baissée dans des circonstances d’abord mentalement difficiles. Les premières sessions ont été émotivement chargées, l’écriture devenant un prétexte à se confier, y compris devant des inconnus puisque tous les participants ne se connaissaient pas nécessairement. Ensuite la Covid prenant moins d’importance, la participation s’est normalement décantée mais le fond de bienveillance initiale, totalement imprévu et impensé, demeure. Nous sommes probablement passé d’une quasi vingtaine de participants d’origine à une dizaine au mieux, mais le nombre n’est pas le sujet.
2 – Vous mentionnez que « Écrire à Tokyo » n’est « ni un réseau, ni une association, ni un organisme, ni un collectif ». Comment décririez-vous alors la structure et l’organisation du groupe, et qu’est-ce qui motive ce choix de « dés-organisation » ?
(Lionel Dersot). Personnellement, j’ai été très marqué dans l’enfance par le feuilleton américain Mission Impossible, la version d’origine, pas les séquelles progressivement affligeantes. Cette réunion d’électrons libres immédiatement opérationnels autour d’une mission, qui se séparent une fois le job donne avait un charme fou. Et l’a encore. Se réunir pour faire façon Hannah Arendt recèle un potentiel puissant de devenir, la difficulté à l’usage étant de continuer à s’investir, l’investissement étant absolument un choix personnel. Dans ce sens, la dés-organisation est le meilleur terme – à défaut de mieux – pour évoquer même si en sourdine cette nécessité à mon sens de se démarquer en affirmant la liberté de chacun, mais en restant ferme sur le principe qu’il n’y a que la participation qui fait sens et carburant de la dynamique. C’est aussi pour cela par exemple qu’il n’y a pas d’inscription préalable aux sessions et l’on ne sait vraiment pas exactement qui va participer à chaque fois. Et c’est bien ainsi. L’engagement sans liste est la preuve d’un engagement voulu par l’individu. Le groupe n’existe alors essentiellement que dans le moment de la session et bénéficie de cette volonté de chacun. L’organisation demeure essentiellement pratique, un sujet, une date, une heure.
(Kazuaki Miyagishima). Je le vois comme un rassemblement d’insectes méliphiles autour d’une fleur. En fonction de la saison, la fleur change et les abeilles sont attirées par elle mais il y a toujours quelque chose en commun en bourdonnements. Et tout ça dans un écosystème de l’écriture.
3 – Votre groupe se distingue par son rejet du « fétichisme endémique dont la chose Japon est l’objet ». Comment cette position se traduit-elle concrètement dans le choix des thèmes abordés et dans les discussions au sein du groupe ?
Au départ, avec des ressentis d’intensité variable selon les individus, se trouvait un certain malaise vis-à-vis de ce qui est publié sur et autour du Japon, grosso modo à partir de l’après Seconde Guerre Mondiale, jusqu’au moment présent qui dans les lettres françaises est de l’ordre du Japonisme 3.0 à fond mercantile. Ce qui est publié exclut la production universitaire mais concerne ce que l’on peut nommer la littérature “grand public”. Les thèmes d’origine de EàT ont été à mon sens des prétextes pour relever les manches et s’arcbouter à la tache de désosser l’animal contemporain nommé “cette passion si française pour le Japon”, dans le domaine des lettres. Très tôt, nous avons évoqué au début avec maladresse en tout cas, mais rapidement avec plus de finesse et de regard stratégique au fur et à mesure que les affects de ce malaise se dissolvait, la nécessité de ne pas tomber dans le piège de l’ironie critique en boucle. Dès lors que les grandes lignes très répétitives des formules et des contextes d’écritures autour du Japon étaient à peu près délimités, il s’agissait de ne pas s’y attarder mais de partir ailleurs, car affirmer vouloir penser d’autres récits nécessite de passer avec célérité à des stades suivants de réflexion, et d’action. Il est apparu par exemple récemment que l’écrivant allochtone au Japon n’est pas tenu d’écrire sur le Japon. Cet énoncé tarte à la crème peut paraître évident, une fois énoncé seulement. Tant qu’il n’est pas dit clairement, et à haute voix, il constitue un non-dit délétère pour ce qui est de l’effort de penser – et d’écrire – d’autres récits. Aussi, nos vies d’allochtones ou pas sont tellement percutées d’intrants géographiquement autres et multiples que se buter sur le principe qu’il me faille écrire sur Tokyo parce que j’y habite est une contrainte à la fois prétentieuse et ridicule. En conséquence de quoi, nous tentons de nous immiscer dans des thématiques où le couple Tokyo-Japon peut ou ne pas apparaître sans que cela soit un problème. Il suffit d’annoncer la couleur : il n’y a pas que le Japon dans nos vies. Un prochain thème que l’on va aborder est l’IA et la poésie. Comment situer géographiquement ce sujet n’est qu’une petite question parmi d’autres. Je pense que nous avons encore beaucoup de travail pour se démarquer de l’obligation “par nature” de penser le Japon et Tokyo comme des incontournables. La mobilité du quotidien, au moins mentale si pas physique, est inévitable et une source de richesse, diversions et échappatoires.
4 – La « résidence d’écriture mobile » est un concept original. Pouvez-vous nous en dire plus sur son fonctionnement et son impact sur les participants ? Y a-t-il eu des collaborations ou des œuvres littéraires nées de cette expérience ?
Une résidence fonctionne sur l’à-priori de l’existence d’un lieu. En l’absence d’un lieu, on range l’idée dans le tiroir des nice to have et on l’oublie. Sauf dans ce cas présent. La question étant comment envisager une résidence hors lieu, la réponse devient alors évidente : pour Tokyo, le lieu est bien évidemment le territoire de la ville, territoire d’une multiplicité de lieux auxquels s’attachent des ressentis et vécus personnels et singuliers dont certains éléments peuvent être offerts à l’écrivant de passage. Ce que je nomme par exemple des savoir-ville. Bien sûr, ce concept de résidence d’écriture sans lieu dédié mais riche de lieux prend tout le monde à contre-pieds (mais putain ! sortez des quatre murs !). Il faut, il faudrait à EàT la rencontre fortuite et heureuse d’un mécène de type noble florentin de la Renaissance. On n’en a pas encore croisé mais ce n’est pas l’essentiel. En attendant oui, il y a eu une seule expression d’intérêt, ou plus exactement une expression de déroute des sens émanent d’un jeune français qui a eu l’audace, le courage donc d’entrer en contact, pour signifier sa curiosité et son incompréhension. Cette valeureuse personne qui se trouve actuellement au Japon mais pas à Tokyo n’a pas donné suite, mais se trouve être sans le savoir lui-même un véritable pionnier dans l’acte pas anodin d’entrer en contact pour s’enquérir. C’est extrêmement rare de nos jours où les applis ont réponses à tout qui permettent l’évitement de la rencontre. Il y a des idées mais qui en reste à ce stade d’idée actuellement mais les énoncer est un pas important. Il faut énoncer les choses et EàT a d’abord cette fonction. Par exemple, la ville (de Tokyo ou d’ailleurs) étant un élément singulier majeur et redondant des discussions, j’ai évoqué pour ma part un projet-souhait d’un ouvrage à deux : deux personnes ne se connaissant pas résidant l’une à Tokyo, l’autre à Berlin (ou ailleurs) s’engagent dans un dialogue épistolaire à présenter à l’autre sa ville. Ce serait au départ, par exemple, un blog à deux voix, avec un ouvrage à la clé. La résidence d’écriture issu de cette expérience pourrait être un voyage réciproque dans la ville de l’autre, chacun étant lesté déjà d’une vision bien entendu non-touristique et non-extatique (la passion est un poison) de la ville de l’autre. Une suite de l’expérience – Maintenant, j’ai vu ta ville – permettrait d’aller encore plus loin dans ce chassé-croisé de ressentis et d’affects transmis via l’écriture.
5 – Vous avez publié un recueil d’écrits d’auteurs indépendants en 2024. Quels sont vos projets éditoriaux pour l’avenir ? Envisagez-vous de créer une maison d’édition « Écrire à Tokyo » ?
Là encore, le mécène renaissant serait bienvenu d’apparaître car autant la résidence d’écriture d’EàT dans son évocation actuelle n’a pas besoin d’un lieu et d’un budget associé, autant une maison d’édition engage à une entreprise capitaliste où l’argent et les volontés sont indispensables. Mais on peut écrire avant cela.
6 – Quelles sont les ambitions du groupe pour 2025 ? Y aura-t-il de nouveaux thèmes ou de nouvelles initiatives ?
L’ambition première est de perdurer, donc 12 sessions pour 2025. Il est tellement facile de se laisser aller à la paresse du désengagement. Sur les thèmes, il s’agit de d’exploiter le surcroît de lucidité que l’on se situe d’abord dans une approche “amateure” de l’écriture – ce qui n’est ni un stigmate ni un aveu de dé-légitimité – pour investir ou s’inspirer de sujets et accroches exposés par exemple dans les études littéraires académiques. Il n’y a aucune raison de ne pas piocher dans la marmite de ce que concocte avec une fermeture absolue et cool des sites comme Fabula, par exemple. En tant que source d’idées, les annonces de colloques sont riches de morceaux et pistes à accaparer comme des pirates incultes. Nulle jalousie ou mépris dans ce qui précède, mais aussi aucune génuflexion ou fétichisme, de même que pour Tokyo et le Japon.
NB : “La paresse du désengagement” tout comme le désengagement stratégique qui consiste à ne pas ou plus vouloir participer pour éviter d’être associé à ce truc déplaisant nommé EàT. Mais il ne s’agit pas de tomber dans la stigmatisation mièvre de ce type de personnes, mais au contraire souligner que le top de la lucidité et du courage pour un écrivant serait d’être capable d’énoncer – encore une fois, il faut dire les choses pour passer à autre chose – qu’une partie de sa “production” est clairement à des fins alimentaires – faut payer le loyer – et de stratégie de présence dans un milieu de spectacle qui rapporte, qui n’empêche pas en parallèle de participer à une dynamique de bons à rien comme EàT. Rares sont de tels participants qui demeurent mais il y en a, difficilement.
7 – Les rencontres « Écrire à Tokyo » se déroulent en ligne. Pourquoi ce choix et envisagez-vous des rencontres physiques à l’avenir, notamment à Tokyo ?
Tous les participants ne se trouvant pas à Tokyo, il n’est pas possible hélas de se faire un grand évènement de 45 000 personnes dans un stade survolté, mais un peu plus d’occasions proposées et mises en acte de boire un coup ensemble ont déjà eu lieu récemment, et auront lieu peut-être plus, mais avec spontanéité, au cours de 2025. La spontanéité a prouvé plus d’une fois déjà qu’elle est l’énergie la plus pure pour faire que quelque chose ait lieu.
8 – Qui sont les « concierges résidents » et quel est leur rôle au sein du groupe ?
Ils méritent à juste titre d’être ignorés, ne servant à rien sinon. qu’à perpétuer l’idée qu’il y aurait a Tokyo une loge dédiée qui s’ent le pot au feu de chou rance alors que ces dames sont dans l’escalier. Que les concierges passent l’aspirateur pour couvrir le bruit de leurs élucubrations vaines est tout ce que l’on peut souhaiter pour 2025.
9 – Comment les personnes intéressées peuvent-elles participer à « Écrire à Tokyo » et quelles sont les conditions de participation ?
C’est donc – si vous avez suivi – le grand secret d’EàT : pour participer, il suffit de le vouloir.
10 – Le groupe « Écrire à Tokyo » semble attirer des participants d’horizons divers. Quel est le profil type des participants et qu’est-ce qui les rassemble ?
Profils multiples et singularités plurielles borderline folie douce. Ce qui les rassemble est l’envie d’y être.
https://www.ecrirea.tokyo/
Photos : https://www.instagram.com/raloufpiston/