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Cinéma et supermarché
par Vilém Flusser
Le supermarché, c’est un labyrinthe surmonté d’une ou plusieurs coupoles et fait de techno-images, qui vise à engloutir les con- sommateurs, à les consommer. Il a des portes largement ouvertes, afin de donner l’illusion de l’entrée libre, d’un espace public. Il se présente comme un « marché », une « place du marché », donc comme l’agora d’une polis. Mais ce n’est là qu’un appât. Une véritable place de marché est un espace politique, parce qu’elle permet l’échange des opinions et des choses, le dialogue. Le supermarché, lui, exclut le dialogue, ne serait-ce que parce qu’il est rempli de « bruits noirs et blancs », par une émission de couleurs et de sons. En ce sens, c’est un espace privé, un espace destiné aux individus (en grec : idiotes). Mais avant tout l’ouverture des portes est un appât, parce que l’entrée certes est libre, mais non la sortie. Pour s’échapper du labyrinthe il faut faire en sortant le sacrifice d’une rançon, et pour cela, faire la queue. Cette description mythologique du supermarché vise à démasquer ce qu’est en réalité cet espace, de tous le plus privé : une prison. Il ne sert pas à l’échange de biens et d’informations, mais oblige à consommer des informations et des biens particuliers : assurément super, mais pas marché.
Du point de vue fonctionnel, le cinéma est l’autre face du supermarché. Son entrée est un orifice étroit où l’on fait la queue avant de sacrifier son obole, condition requise pour participer aux mystères qui se déroulent à l’intérieur. Cet aspect initiatique de l’entrée du cinéma n’est pas nié mais au contraire souligné par les lumières qui scintillent au-dessus d’elle, comme une invitation. En revanche, le cinéma ouvre ses portes toutes grandes quand le programme est terminé, pour laisser s’écouler le flots des fidèles du culte dûment programmés. La queue à l’entrée du cinéma et à la sortie du supermarché, c’est un seul et même animal: une masse pétrie en un long ruban. Le prix de l’entrée au cinéma : le prix à la sortie du supermarché sont les deux faces d’une seule et même monnaie. Au cinéma, la masse est programmée pour se ruer vers le supermarché; le supermarché relâche la masse pour qu’elle aille se faire programmer au cinéma en vue de la prochaine visite au supermarché : tel est le métabolisme de la société de consommation. Ainsi tournent les ailes magiques, mythiques du ventilateur des techno-images au sein de la masse, pour la maintenir dans le mouvement du progrès.
Vilém Flusser
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« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1979
Extrait de « La Civilisation des médias »
traduit de l’allemand par Claude Maillard
éditions Circé, 2006 – texte de 1979
http://www.editions-circe.fr/livre-La_Civilisation_des_médias-403-1-1-0-1.html