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Pinocchio Park (extrait) de Lawrence Krauser
par Frédéric Moulin
Extrait du chapitre 3 dont le narrateur mal embouché est, lui-même, une marionnette — le titre transposé pourrait en être : « L’Esprit d’étagère, suite » —, traduit par Frédéric Moulin. Version originale américaine du roman à paraître courant 2025 chez Fomite Press.
Lorsque je me prends à envisager une possible candidature à la présidence, je me rappelle ce qui est arrivé à la première marionnette star de la télé, Howdy Doody, du temps où il décida de se lancer en politique — « Le seul candidat qui soit un parfait pantin », à en croire son dossier de presse. Et il savait ce que les gens voulaient : PRIX ÉCRASÉS SUR LES BANANA SPLITS, DEUX NOËLS ET UN SEUL JOUR D’ÉCOLE PAR AN, PLUS D’IMAGES DANS LES LIVRES d’HISTOIRE, ET GRATUITÉ POUR LES ENTRÉES AU CIRQUE ET LES TOURS DE MANÈGE, telle était l’intégralité de son programme. Pourtant, cet aspirant dirigeant fantoche (au sens propre) fut kidnappé avant même d’avoir prononcé son premier discours électoral !
Le Howdy Doody Show était une émission tournée devant un vrai public, en direct, et dès 1948 il apparut que Doody avait pris son envol au-delà de ce que quiconque aurait pu prévoir, une ascension proprement fulgurante. Obtenir un billet était presque impossible. Les émouvantes suppliques rédigées des années à l’avance par des femmes enceintes restaient lettre morte, les quarante fauteuils de la Peanut Gallery demeurant en permanence promis à des postérieurs dûment cooptés. Même le petit-fils de Hoover [N.D.T. : l’ancien président, alors encore très influent, plutôt que le chef du FBI qui n’avait pas procréé] se vit dénier une place — on lui dégotta finalement un rôle de figurant dans une publicité pour du jus de raisin, en le faisant passer pour l’enfant d’un des sponsors. Doody commençait alors à présenter à peu près l’aspect qu’on lui voit aujourd’hui sur ces chars de parade aux proportions gargantuesques, tandis que ses propriétaires se cramponnaient désespérément aux ficelles de leur golden boy ballotté par les vents sauvages des guerres autour des droits dérivés. Les enfants y croyaient pour de vrai ; bien des intérêts étaient en jeu. Au milieu de cette orgie de cupidité, plusieurs poids-lourds parmi les cadres de la chaîne s’étaient mis en devoir d’écarter le premier constructeur et principal marionnettiste de Doody, Fred Paris, lequel, exaspéré et plein de ressentiment, fourra la star dans un sac et prit le maquis, lançant depuis sa retraite d’innombrables actions en justice et laissant le monde face à une énigme. Tout ce qu’il désirait, c’était une part du gâteau qu’il avait contribué à créer ; jusqu’à ce qu’il l’ait obtenue, Doody ne reviendrait pas.
Avec leur star en cavale à seulement trois heures du show, les plumes de l’émission se devaient de réagir au quart de tour, et y parvinrent avec leur brio habituel — vit-on jamais slogan plus percutant que IT’S HOWDY DOODY TIME? Le présentateur, Buffalo Bob, apparut seul ce jour-là, pour annoncer la nomination du candidat et expliquer pourquoi celui-ci n’était pas présent : le staff de la marionnette, tout en se montrant optimiste, n’en était pas moins réaliste ; ils avaient beau tous aimer leur nominé, son aspect physique constituait une vraie contre-indication, s’agissant de capter la confiance des électeurs. Il semblait l’idiotie incarnée. Aussi, même si bien sûr il va beaucoup nous manquer à tous cette semaine, Doody sera bientôt de retour avec un tout nouveau visage !
Le titulaire du poste, Harry Truman, sentit ce qui se mijotait et refusa catégoriquement de débattre avec Doody à la télévision, accusant ce nouveau médium de s’être vendu aux intérêts particuliers des grandes entreprises. C’était la politique à l’ancienne et la nouvelle tout en un, et la fission de cet atome, si réalisée, aurait pu produire une lumière considérable — peut-être le premier grand moment de politique télévisée. (Las ! on ne saura jamais comment les fanfaronnades de salon de l’agriculture du président auraient pu se mesurer à des doodyismes tels que « J’ai p’têt’ pas une beauté classique, que j’sois blond ou roux, mais vous êtes bienvenus ici en Amérique — tout l’monde est bienvenu — bienvenu partout ! »)
En coulisse, la machine était lancée qui allait créer un nouveau Doody et ainsi permettre de « remercier » Fred Paris. Nul ne s’inquiétait outre mesure de la désertion du marionnettiste — cela relevait de futilités artistiques et légales — mais Doody était la poule aux œufs d’or. Il ne restait qu’une chose à faire : appeler Disney. Sauf qu’en ces temps imparfaits, l’émission était diffusée depuis New York et seulement à l’échelle régionale, si bien que personne ne l’avait encore vue à l’ouest du Mississippi — un fait, des plus désastreux au plan démographique, négligé par les stratèges de la campagne — et il n’y avait ni ordinateurs ni fax, juste des téléphones et des gens armés de stylos, des avions, et très peu de temps. Les batteries de Disney commencèrent à chauffer dans le grésillement d’une description téléphonique, des croquis et des corrections furent échangés fiévreusement par voie aérienne d’un bout à l’autre du continent pendant plusieurs semaines, tandis que les spectateurs se branchaient sur la chaîne en retenant leur souffle, jusqu’à ce que, enfin, un paquet en provenance de Hollywood arrive chez NBC, son contenu une pure splendeur qui fit saliver l’équipe par anticipation encore juste à demi déballée. Et lorsque les cadors de la chaîne contemplèrent pour de bon le nouveau Doody amélioré, la politique fut prestement oubliée : Il a déjà son propre show, nom de dieu ! Passez-le à l’antenne ! Bon, de toute façon, ces peu farouches bulletins de vote Wonder Bread étaient voués à être joués à pile ou face.
Pour être honnête, la popularité de Doddy m’a toujours laissé perplexe. Jamais vu une marionnette aussi peu digne de ce nom : ça bougeait avec la grâce d’un orang outang bourré et n’arrêtait pas de se frotter lubriquement au mobilier. Son ventriloque attitré contrôlait si mal le mouvement de ses lèvres qu’il était impossible de les inclure tous deux dans un plan d’ensemble. Du bricolage d’amateur, franchement ; en avance sur son temps, je suppose. L’attachement de ce monstre de foire aux signes extérieurs de la personnité empeste le syndrome de Stockholm, vous ne croyez pas ? Être-un-soi à n’importe quel prix ? Comme un homme-sandwich de naissance, SERAI-N’IMPORTE-QUI-POURVU-QU’ON-M’APPLAUDISSE, et n’importe quel rôle vous tombant sous la main fera l’affaire — les jours passent, la récompense tisse sa toile qui se resserre, ce tricotage devient vital pour fonctionner, avant de le réaliser vous vous retrouvez à vous débattre à l’aveugle et crevez de désir pour une abstraction accidentelle, complètement accro sans l’avoir vu venir, mec ! Et là — au cas où vous imagineriez être encore libre — essayez de dévier un peu du scénario, juste pour un moment, juste un mot ou deux : c’est le corps entier qui se rebelle. Prenez l’exemple de la gigue faciale généralisée exécutée par un être humain chaque fois qu’il applique l’imagination à la parole — gratter nez, soupirer, éclaircir gorge, mordiller joues, déglutir, bégayer, lécher lèvres, serrer lèvres, respirer profondément, cligner des yeux et regarder à gauche ou à droite, très vite la question va s’imposer : Quelle différence, entre mentir et vivre ?
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NOTE SUR LAWRENCE KRAUSER. Dramaturge, artiste et cinéaste indépendant dans un pays, les États-Unis, ayant euthanasié les utopies des années 1960 -70 dans ce domaine, Lawrence Krauser aurait pu rester ce qu’il est convenu d’appeler « l’auteur d’un seul livre » : Lemon, publié chez McSweeney’s Books en 2001, un roman traitant de l’amour d’un homme pour un citron — parti-pris antispéciste qui n’allait certes pas sans poser question en matière de réciprocité ou de consentement — et dont des extraits ont paru, traduits par Nathalie Peronny, dans le n° 5 de TINA, première époque. C’était sans compter avec Pinocchio Park, repris et retravaillé de façon obsessionnelle pendant de longues années, avant d’être enfin publié, prochainement, par l’éditeur de Peter Schumann, l’âme du très politique Bread & Puppet Theater. Dans l’intervalle, notre actualité paraît presque avoir rejoint cette fiction baroque où un Pinocchio cynique usurpe l’identité du petit Benito, un garçonnet mort dans une masure de la campagne italienne, victime de la pauvreté, des privations et de l’absence de soins, pour finalement devenir le dictateur qu’on sait. Le passage où Pinocchio harangue les asticots qui vont se repaître du corps de l’enfant, d’une grande virtuosité stylistique, a d’ailleurs été le premier que j’ai envisagé de présenter ici. J’ai néanmoins opté pour un morceau moins lyrique, plus léger, ces « considérations intempestives » d’une autre marionnette misanthrope, sur son étagère, offrant, par ailleurs, le charme supplémentaire d’un genre d’americana millésimée 50’s dont le protagoniste de bois (créé alors par Vera Wayne Dawson), Howdy Doody, s’il a bien « existé », n’est pas sans faire songer à celui que met en scène certain épisode fameux de la Quatrième Dimension.
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Images :
1/ « Howdy Doody »
2/ « Mussolini : le pantin et son double »
3/ « Pinocchio par Manzitti »