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UTC + ∞
par Adrien Blouët
pour Anaïs, Sara & Marianne
Quoi de mieux pour vous dire
le Transsibérien
Que des retours à
la ligne
Avec sutures et chutes
J’y suis et on
démarre
Dans l’ordre mais à rebours
Je raconte après coup
On y va
Jour 0
La nuit tard déjà et je quitte
Moscou et ses clochers coiffés de
Chapiteaux-litchis
chapiteaux-baozi chapiteaux-xiaolongbao
Et chapiteaux-meringues
On est encore quand même en Europe non
Mais
mettez l’accent chinois
sauf à meringues
Donc le train en fait le train est vieux zut
J’avais ouï dire flambant neuf
Mais il y a des douches à cent cinquante roubles et
dehors il neige
Joyeux présage
Mon seul voisin de compartiment s’appelle Aleksei
On parle un peu
je ne sais pas de quoi
Puis on parle de Veronika ça je comprends
Les photos parlent
De moins en moins de vêtements
« Magnifik » dit Aleksei le quasi-francophone
J’approuve poliment
Puis des pieds nus arrosés de champagne
magnifik mais ça
Ça vient d’internet Aleksei
Sans doute faut-il que je dorme
pour me réveiller sur le permafrost
Déjà demain déjà décembre et toujours la banlieue
C’est grand Moscou
ça secoue
Je dors en hauteur et en-dessous il mange
C’était donc vrai
Les Russes mangent quand ils veulent même après minuit
Patates lyophilisées que le samovar dégourdit lentement
J’éteins ma lumière
prêt à me faire empaler par les fuseaux horaires
Jour 1
Kirov
Aleksei dort
Moi j’ai dormi après Vladimir
C’est une ville
Six cents kilomètres en douze heures et il neige et le paysage est
enneigé
Jusqu’au bout certainement
Jusqu’à Vladivostok mais moi je vais à Pékin
En Chine
Ici c’est
le Nord
de l’Ouest
du Kazakhstan
C’est assez précis
point d’interrogation
Bon
À nouveau les idées que donne
le train
Non le train-train
C’est-à-dire
des-idées-à-tirets
des idées-wagons
point de suspension
Car le train n’est point un moyen
de transport
Mais un outil
de mesure
Mesure
géographique-intellectuelle
culturelle-imaginaire
paysagère
Et pensez que
mea culpa
Je n’ai lu ni
Dosto ni Tolstoi
ni Maïakovski
Mais j’ai vu Stalker alors
Taisez-vous et lisez
avec les liaisons
et surtout les diérèses
taisez-vous et lisez
Sortez
Smartphone en main et
gueulez
En majuscule, dodus, les bras en croix
Donc
au-dessus du Kazakhstan roulant roulant et la nuit à venir
menace déjà mon matin
Mais l’important
Ce n’est pas ça l’important
L’important c’est l’Âme russe
pas besoin de lire les susmentionnés pour comprendre
qu’elle est dans la certitude d’un espace sans fin
Dans mon vertige devant la carte
l’Âme russe
dans les visages penchés
les tatouages
Dans le dos de Moscou
derrière l’épaule du Kremlin
À mûrir depuis toujours cette certitude millésimée
Qui rassure
ou enivre
Certitude d’un territoire où il y aurait de l’or
du pétrole
de la tune
Mais le plus sûr c’est qu’il y aura toujours de la solitude ici
pour tous
en masse
pas de jaloux
Bon
Mon économie écologique reste à organiser alors que le monde tourne
Sous nous immobile
Immobile sans s
Nous est un seul
Un seul qui roule
Donc maladroit et gourd la faute à quoi
Une fourchette pour manger des yaourts
Une gourde de métal qui brûle quand je l’emplis au samovar
du bout du wagon
Voiture 5
C’est chez moi
Moi guindé pas encore habitué
Moi qui hallucine déjà qu’il y ait encore des villages
dans la désolation
Comment l’Homme peut choisir de s’arrêter là
pensais-je
Mais le moi de maintenant vous dit que le moi de l’alors n’avait encore
rien vu
Penses-tu
Glazov
Parce qu’il faut bien un rythme
Marquer les coups
Les gares ça marche
ça hache
Un quai une pendule rouge un thermomètre du cyrillique
Entre deux barreaux
de l’échelle du temps
Balbec
je rigole
Balesino
République d’Oudmourtie
Moi non plus ça ne me parle pas
Pas lu Pouchkine
« Fresh luft » dit Aleksei
Ok papy on sort prendre l’air
Il a décidé que notre langue commune serait l’allemand
Pourquoi pas
« Meine liebe Frau » dit-il encore
C’est Veronika pas moi la liebe Frau
Le pire c’est que je comprends
Svetlana la cheffe de la voiture 5 et ses collègues
Déglacent les essieux à grands coups de pique
De trique
De truc
Le mec du compartiment 6 est énorme énorme et fume fume
Tout son soûl
Toute son âme avant l’enfermement
Le mouvement
Le
Moins deux dit la gare
Très fresh le luft
J’achète un mug estampillé
me fais un thé
Le jour s’en va six jours de train ce ne sera pas long
Sept nuits oui
Le temps n’existe plus
c’est la première fois que je le pense
Mais vous verrez
ça a son importance
Dans un train à travers neiges
Je revois l’auberge de jeunesse
moscovite
Un jour avant
Mille ans plus tôt
Mon horloge interne a des sursauts de répulsion
d’anticipation
de perdition
des hauts-le-cœur des à-coups
On reroule hein
À nouveau l’Œil de Moscou roule
La Langue de Moscou
Les muscles flasques de Moscou qui sortent exercer leur
droit de cuissage
Sur leurs terres sans fin
Soit-disant autonomes
Dehors les lumières
Donc il y a du monde dans ces villages si loin du monde
De ce que je croyais être le monde
Mais non
Le monde c’est ça
Perm
Aleksei descend
Da tout ça tout ça Aleksei
Bonjour à Veronika
On repart sans lui
Il m’a laissé sa cuillère
Zéro degré dehors
Demain j’explore le train
Il faut profiter des plaisirs un
par un pas
trop vite
Perm
Grande ville pleine de tours et sûrement de tristesse
mais bon
Ville de Veronika aussi
Quelqu’un prendra la couchette sous la tienne
à Ekaterinbourg
Me dit Svetlana
en substance
Ok je m’en fous un peu je partage ma chambre
Je partage le cocon de confort qui sinue sur les terres les plus hostiles du monde
J’espère qu’au moins j’amoindris
mon bilan-carbone
Ekaterinbourg
ça fait rêver non
comme les noms des villes en Californie
On est la Beat Generation de Russie
Jour 2
Donc j’ai dormi
Oui jusqu’à midi
Tu sais le sommeil quand on l’a ici mieux vaut le garder
en profiter
Un réveil du travail ce serait gâcher
Ishim
Oui c’est du russe
De l’autonome de je-ne-sais-où
peut-être
Un train Tchita-Moscou sur le quai d’en face
Hier à Ekaterinbourg c’était un Moscou-Vladivostok qu’on attendait
Comme quoi la ligne roule
J’ai du réseau d’ailleurs
le temps de trois mots
pour ma grand-mère
Mais je pense à tout le monde
Qu’est-ce que je suis sympa
et comme je me marre
Le ciel est bleu
C’est pas si mal comme vers non
Le ciel est bleu
À Moscou il était couleur mandarine pourrie à Ishim il est bleu
Moi ça me va
J’aurais bien pris l’air mais je suis dans mon long caleçon de soie
Peut-être avant le soir
J’en doute
Mais si oui alors je sortirai courir
Faire attention quand même
Un contrôle arrive vite
Il n’y a que moi qui rigole ici rappelle-le toi rappelez-vous le
Les autres travaillent
Sont utiles
et tout
Mais moi aussi moi aussi
Mon désir de voyage est une marchandise
mon désir tout court une devise
Je dois bien avoir
mon utilité
En tout cas j’ai plein d’amis
Départ
Des routes
verglacées
Des maisons
toutes petites
Des traces de pneus-neiges sur les étangs congelés
Une tente sur une rivière blanche
Ici aussi la neige est drôle ?
Non
Habituelle
utile
peut-être
Dans l’Oural
même le soleil est un vieillard
C’est là l’Oural
C’est pas haut hein
Plutôt plat
J’ai dû rater les montagnes
Yuri s’appelle le chef de wagon
Bourru
comme ses paysages
L’Âme russe encore
pas besoin de livre
Bourru alors que je lui ai acheté ce super mug
Je bois du thé sans arrêt grâce à lui
Mais bourru
C’est comme ça qu’on tient son wagon
Je préfère sa collègue Svetlana
ou mon nouveau voisin
Yuri je l’ai en grippe
Bon
Dehors les bouleaux
Je me suis lavé au lavabo
C’est vieux mais propre en fait
Puis il y a des prises
Ça tremble
Le clavier non le carnet oui ça tremble
C’est ma vie
désormais
Moins sept
-7°C
Quelques humains dehors
à pied
Une voiture à l’arrêt
Puis rien
Pas d’ours pas de loup pas de vie
Même pas d’oiseau
Au moins il y a de la place pour le futur
Pas des masses de rivières
On gardera la neige
pour la boire en été
Les paysages collent aux yeux
Personne
en tout cas ni moi ni mon nouveau voisin
ne peut détourner le regard
Le grabataire soleil se couche depuis des heures
Enfin il suit l’horizon
quelques degrés au-dessus
des cheminées
des panaches de fumée
Il longe tout ça
On ralentit
Paysage rouille
Omsk ?
Da. Omsk.
Une heure de plus
Je sors courir et sauter
Moins huit
J’ai connu pire j’en parle tout le temps
En Mandchourie
Du passé tout ça
Je rentre diner
ou déjeuner
Bouffer quoi
D’abord une bière au resto
Faut claquer les roubles avant la Chine
Putain ça y est
je me dis
encore
Le temps a disparu
J’ai compris
Ce train sera
ma maison mon hôpital mon bureau mon supermarché ma librairie
toute la vie
J’adore qu’on roule
J’aime autant ça que les gens dans les dictatures
aiment leur pays
Cet amour un peu comment dire
suspect quoi
J’adore qu’on roule et j’adore me dire qu’on roule c’est comme
penser à son cœur qui bat
En moins flippant
Prisonniers d’une abscisse condamnés à une ligne
à la ligne
Une ligne de vie
Moscou-Vladi
Dans le resto de fer forgé trois employées
boivent du thé plus noir que les ténèbres qui tiennent le train
dans leur poing
crispé
Elles abandonnent leur maison
famille
ou tout ce qui les concerne un peu plus que ça dehors
Ce rien
Ce nulle part
Ce paradis
Moi je m’amuse grâce à leurs vies bizarres
Elles jouent aux cartes
Une gare moins onze
Éclatent de rire si seulement j’avais eu mon appareil photo
j’aurais pas eu besoin de l’écrire
C’est contagieux ce rire russe
Moins onze donc
Le temps devient
température
La dernière utile unité
On avance dans le froid
On vieillit à l’envers
ou pas
On s’enfonce
On perd le temps enfin surtout
Il n’est plus à nous
nous a perdu
ne nous est plus
Pas à moi
Moscou-Pékin
Ma couchette
Cette nuit Novossibirsk
Peut-être avant minuit
Mais le temps a disparu j’ai dit
Je vais pisser et Tatiana m’expulse manu militari
C’était pas Svetlana
Vraiment pardon
Tatiana
deux jours de méprise une vie de goulag
Elle ferme les toilettes à l’arrêt
Sans rire avec ses yeux-glaciers
Non c’est pas Novossibirsk
dit-elle
Les autres sortent fumer
Claquettes sans chaussettes
Des types vendent des chapkas sur le quai
Fourrure véritable
je dirais
Барабинск
Moins douze
Un fuseau de plus
Je n’en peux plus
On roule roule dans l’abstraction
Si loin de la mer
Notre métaphore de fer continue de hurler
Rythmique
Cyclique
Peut-être qu’au retour je ne serai plus seul
Dix-huit minutes à Novossibirsk
Quai trois
En face un Moscou-Vladivostok stationne deux heures
J’aimerais pas
être à leur place
à l’arrêt longtemps
Jour 3
Réveil en Sibérie
Tu fais ça souvent toi
Te réveiller en Sibérie
Waw la Sibérie
Kozulka
Magnifik je me dis et pourtant
Aleksei est loin
Loin dans l’espace-temps
Les maisons sont minuscules
Ou très grandes
communautaires sans aucun doute
Je suis con
les ours doivent hiberner
d’où leur absence
Le soleil ne fait même plus semblant de se lever maintenant
Il clignote
Dans les sapins
Roule juste sur les crêtes rondes
Pas de zénith
juste rising up and rising down
Mother Russia in my cup
Depuis quand on a un nouveau
Je ne sais plus
Il a insisté pour dormir en bas aussi
Yuri a plié
Il doit aimer la poigne
la volonté
Pas comme quand je pose mon pull
sur la couchette en haut à droite
Ça
Ça il aime pas
J’ai pas de poigne en russe Yuri tu le sais
Mange tes morts tiens
Couchette de merde
Depuis quand on a un nouveau
Je ne sais plus mais avec l’ancien ils sont devenus amis
C’est ça la langue
ce qui nous fait humains
ce qui me fait babouin
En hauteur
Mais ils m’aiment bien aussi
Mes colocs
Yura et Denis
prononce le s
Le bavard le taiseux
Le disert l’écouteur
Comme ça c’est simple
À Krasnoïarsk on aura fait la moitié presque
Pas envie qu’on arrive
Tiens
C’est drôle non
Il me semblait que ça semblerait long
Bah non
C’est juste
Juste un
« Nickel aluminium » dit Denis
D’où la brume polluée
de Krasnoïarsk
grande ville sinistre
La Shenyang de Russie
La Tchernobyl du présent
La Venise de l’horreur
Ici on n’aime pas Greenpeace
ou Greenpeace n’aime pas ici
fait encore Denis
secouant sa main russe devant son nez russe
Qui ils peuvent bien appeler les deux amis
Au téléphone
Au fait je ne surveille plus du tout mes affaires
mes trucs chers
Je préfère faire confiance
sinon c’est chiant
Si vous lisez j’avais raison
(…)
Adrien Blouët est né en 1992. Diplômé des Beaux-arts de Paris en 2017 et post-diplôme de l’école Offshore à Shanghai. Il a publié « L’absence de Ciel » en 2019, « Les immeubles de fer » en 2021 (prix Écrire la Ville 2022), et « Comment ne pas devenir écrivain voyageur » en 2024, aux Éditions Noir sur Blanc / Notabilia.
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