
Nicolas Nova (1977-2024) était socio-anthropologue, chercheur et professeur à la Haute école d’art et de design de Genève. Depuis son premier livre en 2009 sur les médias géolocalisés , il explorait en éclaireur la culture numérique, les pratiques en marge, et les imaginaires du futur, inspirant par ses analyses de nombreux artistes. TINA lui rend hommage avec deux compte-rendus (#61) au sujet de deux de ses derniers livres qui sauront, encore une fois, susciter de l’intérêt dans différentes communautés, bien au-delà de son champ disciplinaire.
Voici un formidable petit livre qui devrait être distribué dans les écoles d’art à tous les étudiants de première année. Non qu’il soit inutile par la suite, mais il pose clairement les bases pour l’approche sereine d’une pratique artistique qui ne serait pas d’emblée assujettie à la production d’œuvre. On ne dessine pas d’abord pour faire de l’art, on dessine pour voir. On dessine pour apprendre à voir, et avons-nous jamais fini d’apprendre ?
Apprendre à voir est l’objet de ces exercices d’observation. Il n’est pas spécialement question de dessin. Nicolas Nova s’inspire davantage des méthodes de sociologues, d’ethnographes, d’anthropologues, de géographe, de géologues ou d’écrivains, et quand il évoque des plasticiens ce sont plutôt des designers ou des artistes conceptuels que des dessinateurs.
Le livre est organisé en 19 chapitres. Chacun propose un ou deux exercices et suggère des variantes, accompagnés de conseils pratiques, de recommandations méthodologiques, de considérations éthiques, et suivi d’exemples d’activations, prestigieux ou plus confidentiels, repérés dans de multiples domaines de recherche. Il s’agit bien d’exercices. Des exercices à réaliser soi-même. A réaliser non pas une fois comme un exercice de grammaire, mais tous les jours comme un exercice de yoga. Le livre est bref (moins de 90 pages) mais il pourra vous occuper des années.
Rien n’interdit toutefois de parcourir ce livre juste pour la richesse et la diversité des exemples commentés. Quel plaisir de se retrouver en compagnie de Marc Augé, Walter Benjamin, Sophie Calle, Michel de Certeau, Julio Cortazar, Guy Debord, Annie Ernaux, Christophe Hanna, Tim Ingold, Franck Leibovici, Baptiste Morizot, Karen O’Rourke, Georges Perec, Francis Ponge, Raymond Queneau, Gilbert Simmondon, Jean-Paul Thibaud, Anna Tsing, et bien d’autres. Quelle chance de fréquenter leurs mille et une stratégies inventées pour apprendre à voir.
En retrouvant (parfois) et en découvrant (souvent) les exemples que nous offre Nicolas Nova après chacun des exercices on se surprend à s’en remémorer d’autres. Ainsi les fameuses lignes d’erre de Fernand Deligny, où le tracé de cartes des trajets dans l’espace de vie d’enfants autistes n’avait d’autre but que voir sans le filtre du langage. Ainsi encore les croquis de la série « this way Brouwn », lorsque Stanley Brown demandait son chemin à des passants qui traçaient pour lui sur son carnet des itinéraires schématiques. Mais loin de révéler d’éventuelles lacunes ces exemples complémentaires qui nous viennent à l’esprit montrent la puissance heuristique de l’inventaire établi par Nicolas Nova. Inventaire qui par simple juxtaposition fait émerger un concept capable d’agréger ensuite les matériaux épars que nous pouvons croiser, et leur conférer une signification enrichie par simple voisinage.
Nicolas Nova insiste à plusieurs reprises sur le respect de l’observateur vis à vis des observés. Il détaille les précautions méthodologiques prises dans le champ des sciences humaines par les enquêteurs-observateurs pour limiter les biais culturels, éviter un regard surplombant, s’abstenir d’intrusions indiscrètes et s’interdire toute captation prédatrice. Précautions dont s’encombrent malheureusement trop peu souvent les artistes pour qui faire œuvre importe plus que tout. Raison de plus pour recommander vivement ce livre aux étudiants en art.
L’idée même d’exercice, assez évidente en sport comme en musique, et pas seulement dans la phase d’apprentissage, ne va pas de soi dans le champ de la création où entrainement et répétition passent pour contraire à l’innovation. L’approche de Nicolas Nova montre au contraire que dans de nombreux domaines l’exercice régulier sédimente graduellement un fond d’expérience qui ouvre la voie à la découverte. Cette réhabilitation de l’exercice ne s’accompagne aucunement d’une nostalgie de la tradition ou d’une méfiance vis à vis de la technologie. Nicolas Nova, qui était chercheur en anthropologie numérique, encourage par exemple sans réserve l’emploi du smartphone comme un outil de notation utile à l’observation au même titre que le crayon.
Asseyons-nous sur un banc en compagnie du fantôme de Nicolas Nova, sortons notre calepin, respirons et prenons le temps de noter, lister, griffonner sans complexe ce qui nous entoure. C’est une façon de remarquer, de regarder, d’être attentif, une façon d’être présent au monde, une manière de vivre.

Exercices d’observation, Dans les pas des anthropologues, des écrivains, des designers et des naturalistes du quotidien, Nicolas Nova
https://www.premierparallele.fr/livre/exercices-dobservation
illustration : copie d’écran Google Street, vue du Café de la Mairie où Georges Perec s’est installé du 18 au 20 octobre 1974 pour observer la place Saint Sulpice et écrire « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien« . Premier exemple du premier exercice « (In)exhaustivité ».
Voir aussi l’hommage d’Anhony Masure et Alexia Mathieu paru dans AOC :
« Nicolas Nova (1977-2024), un éclaireur des futurs possibles »
https://aoc.media/opinion/2025/01/09/nicolas-nova-1977-2024-un-eclaireur-des-futurs-possibles/