
Nicolas Nova (1977-2024) était socio-anthropologue, chercheur et professeur à la Haute école d’art et de design de Genève. Depuis son premier livre en 2009 sur les médias géolocalisés , il explorait en éclaireur la culture numérique, les pratiques en marge, et les imaginaires du futur, inspirant par ses analyses de nombreux artistes. TINA lui rend hommage avec deux compte-rendus (#60) au sujet de deux de ses derniers livres qui sauront, encore une fois, susciter de l’intérêt dans différentes communautés, bien au-delà de son champ disciplinaire.

25 février 2023, à l’espace Confort mental, à Paris. Première session du programme « By Machines Of Loving Grace », proposée par le designer graphique Pierre Vanni, qui explore l’influence de l’intelligence artificielle (IA) sur les pratiques dans le champ du design. Parmi les intervenants, Valentin Maynadié y présente son projet d’installation numérique et d’éditions Aaronsw artificial thoughts (2019). Comme son titre le suggère, Maynadié a produit, à partir des nombreuses traces laissées par Aaron Swartz, ce jeune programmeur américain, défenseur de la culture libre et « martyre » d’Internet qui s’est suicidé à l’âge de 26 ans, « une intelligence artificielle qui génère des pensées en direct et en continu », avec des éditions qui « recueillent les réactions de l’IA face à des faits d’actualité récents, qu’aurait sûrement évoquer Aaron Swartz s’il avait été vivant aujourd’hui » (site Web de Valentin Maynadié). Ce cas de « deadbot », qui rejoint la critique, par Vinciane Despret, de la conception classique du deuil, aurait certainement passionné Nicolas Nova qui a choisi, dans Persistance du merveilleux : le petit peuple de nos machines (Premier Parallèle, 2024), d’aborder cette figure parmi d’autres curiosités numériques.
Dans cet ultime ouvrage, Nova soutient en effet la thèse d’une « persistance du merveilleux » au sein même de nos environnements numériques (ordinateurs, téléphones portables, etc.), donc là où on s’y attendrait – a priori – le moins. Il entend, en effet, « montrer en quoi, malgré l’accusation de désenchantement, notre monde technologique contemporain est empreint de curiosités et d’étrangetés » (p. 19). Il est vrai qu’on associe généralement la modernité à un « désenchantement du monde » (Weber), c’est-à-dire ce « processus de rationalisation et d’intellectualisation qui a conduit à l’élimination progressive des explications magiques et surnaturelles des phénomènes naturels et sociaux » (p. 187). Et l’on reconnaît que le merveilleux, défini par Nova comme cette « catégorie alternative à la réalité qui englobe des éléments tels que la magie, les animaux et les créatures mythiques, les mondes et les événements extraordinaires » (p. 11), a eu maille à partir avec une certaine vision du progrès technique. Cette persistance du merveilleux, selon l’auteur « repose sur différents processus culturels à l’œuvre depuis bien longtemps, reconfigurés par l’entremise des médias numériques ». Reste à comprendre ce que signifie cette persistance – nous pourrions même dire ce retour en force du merveilleux – qui ne manque pas, parallèlement à la multiplication des références au Moyen Âge dans l’art contemporain (ce à quoi la couverture de l’ouvrage semble faire en partie référence), de nous questionner sur l’état actuel du monde (occidental).
Nicolas Nova, penseur de l’hybride et des marges, et notamment co-auteur, avec le collectif Disnovation.org, du Bestiaire de l’Anthropocène, ne s’intéresse plus ici à des réalités physiques hybrides, conséquences des transformations géo-climatiques dont les actions humaines, cumulées, sont responsables, mais à une singulière « ménagerie » composée de « compagnons numériques » plus ou moins bienveillants : « [d]aemons, crons, watchdogs, fantômes, chevaux de Troie, virus, vers, bugs, trolls, botnets, trollbots, PNJ [Personnage non-joueur], chatbots, sprite, avatars, Loab, Crungus, Basilic de Roko, Maximiseur de trombones, Apprenant sans limites, AI, Shoggoths, superintelligence, AGI [intelligence artificielle générale], Perroquets stochastiques, centaures, centaures inversés ». Si ces entités numériques, sans former un système cohérent (un « cosmos »), relèvent de temporalités et de géographies différentes, empruntant tout autant à la mythologie grecque, celtique ou scandinave, et plus rarement, à des cultures éloignées de l’Occident (l’avatar indien), qu’au bestiaire médiéval, elles ne constitue pas moins une « agglutination » dans laquelle chaque composant conserve une identité reconnaissable (p. 185). La ménagerie peut en outre accueillir des « créatures mythiques plus récentes » tels « les Shoggoths de I.P. Lovecraft » (p. 177). « Cet ensemble, écrit Nova, illustre […] les multiples façons dont l’avènement des technologies de l’information et de la communication est venu bousculer nos manières d’habiter notre planète et de renouveler nos interactions » (p. 186). Nova nous invite même à envisager ce bestiaire numérique comme un possible « système mythologique en devenir » (p. 177).
Dans la perspective anthropologique qui est la sienne, Nova entend ici, non seulement décrire précisément les différents membres de cette ménagerie, mais également « comprendre ce que sont concrètement ces entités pour celles et ceux qui les créent, les côtoient, les utilisent et les subissent » (p. 15). L’ouvrage est ainsi structuré en cinq chapitres, portant successivement sur les daemons, les revenants, les trolls, les avatars associés aux PNJ et agents conversationnels, et enfin l’IA, qui sont autant de catégories thématiques rassemblant ces entités en fonction de la similarité de leur comportement. Pour chacune, l’auteur commence par la description d’un cas exemplaire, pour ensuite analyser la dite catégorie, et s’attarder sur les relations que nous entretenons avec ces entités. Il s’agit notamment de reconnaître les « effets de personne » qu’elles produisent, invitant ainsi à ne pas les considérer comme de simples artefacts que nous manipulerions en toute impunité. Les lecteurs de théories des médias ou d’anthropologie des sciences et techniques, familiers de la notion d’agentivité, ne seront pas surpris par cette approche qui vise à contrer une vision seulement instrumentale de la technique, et lui substituer la compréhension d’un milieu socio-technique où nous côtoyons, manipulons et modifions des objets et des environnements tout autant qu’ils nous modifient en retour. Or, c’est précisément ce qu’un ensemble de propositions artistiques, absentes de l’ouvrage, éclairent selon nous de façon tout aussi exemplaire, poussant même parfois bien plus loin l’analyse critique des médias et de leurs conditions sociales, économiques ou politiques. Pensons par exemple au travail de Chris Marker, autant capable de réaliser, avec Dialektor (1985), un programme permettant de dialoguer avec l’ordinateur, que d’explorer sous la forme de son avatar Chat/Guillaume-en-Egypte, les potentialités ouvertes par les mondes virtuels sous la forme d’avatar dans L’Ouvroir (2008).
Nous en proposons donc ici une sorte d’extension avec d’oeuvres circulant hors ou en ligne, et qui manifeste ce retour en force du merveilleux, en regard de nos usages des technologies numériques, à l’image de Phonehenge (2024), une sculpture en plein air d’Ellinor Aurora Aasgaard, installée au Granåsen Ski Centre, à Trondheim, en Norvège, qui prend la forme d’un dolmen constitué de trois « anciens » téléphones portables, réalisés en béton ; ou encore de 4 Exs (Écho des Luttes et des Conquêtes) de Kevin Bray, vidéoprojection sur un volume représentant la décomposition d’un mouvement circulaire, effectué par une figure bipède à tête de poisson rouge. Ce personnage hybride, qui semble tout droit sorti d’un jeu vidéo d’heroic fantasy, y brandit un drapeau qui se transforme progressivement en épée puis en pioche, dans un bruit métallique bien connu des gamers. Cette extension présente en outre l’avantage de naviguer entre les cinq catégories d’entités, établies par l’auteur – limite que l’auteur reconnaît par ailleurs (p. 177) – pour, nous l’espérons, enrichir la lecture de l’ouvrage, à laquelle ce texte ne pourra donc pas se substituer. Elle permet de montrer qu’à côté des théoriciens, les artistes formulent aussi dans les œuvres des hypothèses sur l’évolution de la culture.
Le constat d’un désenchantement du monde et d’une évacuation du merveilleux pourrait, en premier lieu, étonner l’observateur attentif des pratiques artistiques modernes ou contemporaines. Comme Nova le rappelle (un peu tardivement, p. 57 et 182), les « machines à communiquer » ont souvent fait l’objet de spéculations irrationnelles, et la diffusion des nouvelles techniques a souvent été accompagnée d’expressions merveilleuses. Cette « projection de la dimension magique et surnaturelle sur les techniques » qu’il reprend à Marcel Mauss, s’observe en effet, selon nous, tout autant dans la Fée Électricité (1937) d’un Raoul Dufy que, plus récemment, dans certaines des expositions de Marc-Olivier Wahler au Palais de Tokyo, dans les années 2000 (par exemple, Gakona, inspirée des travaux de l’inventeur Nikola Tesla, en 2009), ou encore à travers un programme de recherche et d’exposition comme Média Médiums coordonné par Jeff Guess et Gwenola Wagon (2013-2014). Cette évacuation du merveilleux relève donc davantage d’une idée convenue, que d’une observation rigoureuse de notre relation aux objets techniques.
Passons rapidement sur le premier chapitre (« Des démons très discrets »), consacré aux « daemons », terme emprunté au folklore européen (« [p]rotecteurs dans les cultures antiques, ils sont néanmoins imprévisibles et capricieux, munis de pouvoirs surnaturels », p. 32.) et avec lesquels les humains entretiennent des relations ambiguës. En tant que termes choisis et utilisés par des ingénieurs, ce sont désormais « des programmes informatiques rudimentaires, pour la plupart lancés quand l’ordinateur démarre, et qui fonctionnent en arrière-plan, c’est-à-dire sans contrôle direct de la part de l’utilisateur » (p. 30). Ils sont, pour cette raison, qualifiés par l’auteur de « concierge numérique » (p. 45). Le second chapitre (« Rumeurs de revenants ») résonne davantage avec la création contemporaine. Il traite de la permanence des fantômes et de la figure du revenant dans notre culture numérique. Partant d’un exemple dans le domaine du jeu vidéo (la présence d’un « fantôme » compris comme la trace de la dernière meilleure course d’un joueur, ici entre temps décédé), Nova s’appuie, dans son analyse, sur le genre exclusivement numérique des creepypasta, désignant des « histoires courtes ou [d]es anecdotes effrayantes partagées en ligne » (p. 52). Si le « caractère spectral des “machines à communiquer” », évoqué par Nova (p. 57), n’aura jamais été mieux saisi que par Adolfo Bioy Casares dans son Invention de Morel (1940), nous pourrions ajouter aux exemples convoqués par l’auteur, le phénomène des « espaces liminaux » qui passionnent nombre d’artistes en ce moment-même. Il s’agit d’images de lieux sans qualité particulière, à la fois familières et étranges car exemptes de présence humaine, et qui s’échangent sur les réseaux sous le hashtag #liminalspace. Ces espaces sont associés à la théorie des backrooms selon laquelle ils constitueraient des mondes parallèles auxquels on accèderait par un phénomène de noclip – phénomène propre au jeu vidéo, désignant l’anomalie qui consiste, dans un environnement 3D, à traverser les cloisons d’une pièce d’un jeu, etc. Ils semblent témoigner de l’injection volontaire de fantastique dans une architecture moderne ou contemporaine standardisée. L’évocation, dans ce même chapitre, des deadbots par Nova est l’occasion d’évoquer la présence de fantômes numériques de personnes décédées, phénomène anticipé par Mission Eternity (2005) du collectif Etoy, ou encore le travail de Meynadier évoqué plus haut.
Dans le troisième chapitre (« La ménagerie malfaisante, des virus aux trolls »), l’auteur aborde les chevaux de Troie, virus, vers, botnets, trolls, trollbots, bugs, soit des entités « au mode d’existence d’existence singulier, celui de fléau aux conséquences floues et au fonctionnement mystérieux, entre fantasmes de catastrophes et conséquences bien tangibles ». Les récits qui accompagnent ces entités « reformulent ce faisant les avertissements des récits édifiants (cautionary tales) des contes et légendes. » (p. 102). Il présente, dans un premier temps, l’apparition et l’évolution des virus informatiques, ces « objets de craintes et de curiosité » (p. 94) à l’instar de Brain (1986), ILOVEYOU (2000), Storm (2006) ou WannaCry (2017). Il en va de même du fameux « cheval de Troie », ce programme malveillant infiltrant nos ordinateurs pour mieux les perturber. « Comme pour les fantômes numériques du chapitre précédent, rapporte Nova, la dimension narrative joue […] un rôle fondamental dans le mode opératoire de la ménagerie numérique » (p. 90), établissant ainsi que « l’importance médiatique de ces récits contribue in fine à la constitution d’un folklore technologique qui prend de l’ampleur avec le temps » (p. 91). Mais c’est la sous-section « Bugs, trolls et autres trollbots » (p. 95) qui a plus particulièrement retenu notre attention. Le bug (p. 98-101), pourrait étymologiquement renvoyer au gallois bwg, « qui fait référence aux créatures fabuleuses de type spectres et hobgoblins, “dont les attributs principaux sont le fait d’être invisibles et terrifiants” [selon Vitali-Rosati] » Il décrit de nos jours un défaut dans un programme informatique, qui s’exprime en art par l’intérêt pour le glitch ou l’erreur d’affichage sur un écran, tel qu’on peut, par exemple, l’observer dans le travail du duo JoDi, composé de Joan Heemskerk et Dirk Paesmans, avec https://wwwwwwwww.jodi.org/ dès 1993 (aller dans l’onglet « option pour développeur » puis « code source » pour saisir ce qui est responsable de ce chaos visuel qui s’apparente à une erreur au premier coup d’oeil), quand il ne trouve pas une autre expression, en bande dessinée, avec la série éponyme d’Enki Bilal, depuis 2017. Mais venons-en aux trolls, ces créatures de la mythologie scandinave, dont la signification a évolué « pour caractériser tout comportement ayant trait au maléfique et à la méchanceté », dont la « nature perturbatrice […] semble avoir été retenue pour définir cette pratique communicationnelle née dans le milieu des années 1980 ». Impossible ici de ne pas penser à ce travail de l’artiste Caroline Delieutraz, qui s’est emparée, en 2019, de cette figure retors lors de son exposition When We Were Trolls (WWWT) à la galerie 22,48 m2, à Paris. Elle y présentait un certain nombre de sculptures constituées de masques à la fois effrayants et grotesques, reliés chacun par une chaînette à une paire de chaussures, incarnations physiques de ces trolls à l’existence numérique derrière lesquels se cachent de bien réelles personnes, combinant ainsi les multiples références (mythologiques, numériques et humaines) auxquelles renvoient cette entité. Un véritable troll d’Internet, dénommé Aurélien, lui avait alors confié son propre disque dur, contenant toutes ses archives (collections d’images et de vidéos, échanges en ligne entre trolls, écrits divers, etc.), que l’artiste sélectionna pour produire, entre autres, trois vidéos. Dans chacune d’elles, un avatar 3D différent s’exprimait à travers une voix de synthèse des plus monocordes et déshumanisée, comme pour venir incarner les différentes identités de ce troll : Monologue, résultat d’entretiens menés par l’artiste avec cette personne, Inflammable, constitué de fragments de son disque dur, et enfin, Odyssey. Dans cette dernière, l’artiste reprenait une nouvelle de science-fiction de cet Aurélien, lue par une figure humaine dissimulée derrière un masque numérique similaire à ceux exposés dans la galerie, renvoyant au phénomène des filtres de visage (qu’elle explorait encore dans Fantastic Blue, également exposé) – masques numériques qui se développait alors sur Instagram à ce moment-là, transformant les réseaux sociaux en carnaval permanent.

Ce projet semble ainsi déborder sur la quatrième catégorie, abordée au chapitre suivant, « Compagnons d’interaction », qui se rapporte aux personnages de jeux vidéo ou avatars, aux agents conversationnels sur les réseaux sociaux et assistants sur téléphone. Nova y distingue les personnages au comportement automatisés, appelés « personnages non joueurs » (PNJ), des avatars, ces marionnettes numériques qui nous représentent dans ces mondes virtuels en 3D, mais dont l’origine, dans la culture hindouiste, renvoie curieusement à un mouvement inverse : l’incarnation d’une divinité sur terre. L’avatar numérique peut alors correspondre à une représentation fidèle du joueur ou, au contraire, à l’« incarnation d’une créature qui se trouve dotée d’aptitudes surnaturelles » (p. 132), ce qui, pour Nova, manifeste sa proximité avec les contes et légendes du merveilleux. « Comme dans les contes et les récits merveilleux où des êtres fabuleux possédaient une force ou un talent prodigieux, ils permettent de transcender les limites humaines et suscitent un sentiment d’émerveillement et de fascination. » (p. 133). L’avatar est sans nul doute, avec le troll, l’une des figures-clés de notre culture numérique. On ne s’étonnera donc pas qu’il soit devenu un objet d’étude quasi-ethnographique dans le documentaire Knit’s Island, l’île sans fin (2024), un film entièrement réalisé à l’intérieur d’un monde persistant survivaliste par d’anciens étudiants des Beaux arts de Montpellier, qui opèrent, à travers leurs avatars, en équipe de tournage en ligne, sondant cette étrange communauté. Ce travail, comme les multiples présences d’avatars dans l’exposition World Building : Jeux vidéo et art à l’ère digitale (2023) au Centre Pompidou-Metz, s’inscrit lui-même dans la lignée des travaux de Yan Duyvendak (You’re Dead, 2004, qui semble avoir, à son insu, inspiré un phénomène contemporain sur Tik Tok, mais à propos de PNJs), d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita (Neighborhood, 2005), d’Agnès de Cayeux (Second Life, un monde possible, 2007) ou de Chloé Delaume (Corpus Simsi, 2003) qui témoignaient déjà d’entrelacements complexes entre pratiques numériques et vie hors ligne – phénomène encore confirmé, dans un registre documentaire, par le reportage Sylvie3600 et Bolly Coco : sur les traces des métavers de Jeanne Mayer (2022). Nova décrit surtout, en s’appuyant sur les travaux d’Amato, Perény et Fanny George, experts en ce domaine, une évolution importante dans notre relation à cette entité numérique, de l’avatar-marionnette à l’avatar-masque, soit celle d’une « intrication croissante de l’identité ludique et de l’identité numérique des joueurs » (p. 135), et ce que les premiers désignent sous l’expression d’« avatarisation généralisée » (p. 132) :
Depuis le début des années 2000, [l’avatar] ne correspond plus seulement à l’incarnation d’un joueur humain dans un jeu, mais en est venu à désigner toute manifestation de notre présence en ligne, que ce soit dans les mondes virtuels, sur les réseaux sociaux ou les applications utilitaires. Il est alors le simple visage de nos identités numériques. Ce phénomène reposerait sur le besoin des utilisateurs d’adopter un mode d’incarnation permettant d’interagir avec les habitants de ces espaces représentés et simulés, et, par la même occasion, de décider quelle image et impression ils souhaitent donner aux autres – soit une représentation fidèle, soit une projection subjective et symbolique. Ce phénomène institue, en retour, de nouveaux « modes de fréquentation » avec les entités à l’écran. (p. 132)
Nos apparitions en ligne sont non seulement multiples, mais elles peuvent encore évoluer dans le temps – pensons, par exemple, aux profile pictures par lesquelles on se représente sur les réseaux sociaux. S’appuyant sur les travaux de Fanny Georges, Nova précise :
Devenue prépondérante aujourd’hui, la figure de « l’avatar-masque » souligne ce rapprochement entre le joueur et le personnage qu’il contrôle. À travers l’interaction avec son avatar et l’observation de ses actions dans l’univers numérique, l’utilisateur peut ainsi découvrir des traits cachés de sa personnalité, faisant de son double un instrument d’autoréflexion et de développement personnel. (p. 133-134)
Il poursuit enfin avec l’étude de ce jeu d’influences réciproques :
Les recherches à propos des usages du jeu vidéo ont montré que des aspects personnels, tels que l’allure et la personnalité d’un individu, affectaient ceux des avatars dans le jeu. L’inverse est également vrai : des caractéristiques de l’avatar, parfois très éloigné du joueur, peuvent influencer le comportement de ce dernier au sein de mondes virtuels. À tel point que les psychologues parlent à ce sujet d’« effet Proteus », du nom de la divinité marine de la mythologie grecque capable de changer de forme à volonté. Cet effet documenté en psychologie décrit la manière dont les individus modifient leur comportement, leur personnalité ou leur identité en fonction de leur environnement ou des rôles qu’ils endossent. (p. 133-134)
Ce qui est particulièrement vrai de la figure du troll sur Internet, abordée par Delieutraz, à l’identité non seulement multiple, mais comme décomplexée ou augmentée par l’anonymat derrière lequel il se dissimule. Nova résume pour sa part, ainsi, son propos :
Cette évolution témoigne en outre d’une intrication croissante de l’identité ludique et de l’identité numérique des joueurs, comme l’a montré Fanny Georges : même si l’apparence des avatars n’est pas celle des joueurs, leur vie quotidienne et leur activité ludique fusionnent, en raison du temps passé à les incarner et des sociabilités qui se créent au sein même du jeu et qui se prolongent sur les réseaux sociaux. Dit autrement, nous ne « descendons plus » tels des dieux dans nos machines, mais nous prolongeons notre vie dans celles-ci au moyen d’entités toujours plus individualisées, que l’on incarne avec des pouvoirs parfois divins ou surhumains. Or, comme l’a montré le sociologue Antonio Casilli, cette capacité à se mettre dans la peau d’un corps virtuel « libre des stigmates de la maladie et de la mort » est sans aucun doute une caractéristique majeure d’un effacement de la dimension charnelle du corps, entre substitution et sublimation à l’écran. Les incarnations dont on parle ici n’impliquent guère la chair organique, comme dans le contexte hindouiste à l’origine du terme. Elles se produisent dans un autre assemblage matériel mythique, formé par les ordinateurs, consoles et smartphones, lui-même descendant des automates merveilleux de jadis. (p. 135)
Est-ce ceci qui pourrait expliquer en partie ce phénomène, récemment partagé par David Broner dans l’entretien que le collectif It’s Our Playground a mené avec lui, et diffusé sur le site Museum Apocalypse (« Internet est mon premier white cube », 2024) : « Je constate aujourd’hui qu’une jeune génération est touchée de plus en plus précocement par le manque d’intensité des interactions physiques. » ?
Nova aborde enfin, toujours dans le même chapitre, le passionnant sujet des « Chat bots et PNJ, ces compagnons programmés », attirant notamment notre attention sur ces services recourant à des techniques d’intelligence artificielle pour engager des interactions particulièrement sophistiquées avec leur utilisateur, à même de développer une relation amicale ou amoureuse (citant Replika, PicSo.ai ou encore KARI pour « Knowledge Acquiring and Response Intelligence »), qui pourraient faire sourire le lecteur si ils ne se montraient pas si efficaces – écoutez encore ceci. Outre les deux incontournables références cinématographiques mobilisées par Nova pour évoquer cette possibilité – les films de fiction Blade Runner et Her -, citons le film Petit ami parfait (2021) d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, qui s’intéresse précisément au phénomène du Dating Sim (jeu de simulation de drague) au Japon, à la suite d’un court métrage documentaire, Tsuma Musume Haha (2019) qui abordait, quant à lui, des histoires d’amour non-réciproques entre humains et non-humains, reposant sur cette question : « Une poupée grandeur nature, un avatar, une intelligence artificielle peuvent-ils véritablement vous aimer ? ».
Il conclut le parcours du chapitre par cette critique :
[L]e fait que l’immense majorité de ces compagnons soit pensée et produite par des entreprises interpelle. D’une certaine manière, celles-ci ont en effet le pouvoir de structurer les relations sociales, telles que les liens amoureux, amicaux ou familiaux, selon leur propre logique d’action. En favorisant certains contenus ou certaines modalités d’interaction et en en occultant d’autres qui contreviennent à leur modèle d’affaires ou à leur posture morale, ces entreprises appauvrissent la variété des situations relationnelles ou les rendent plus homogènes. La commercialisation de relations affectives soulève en outre d’évidentes questions éthiques, renforcées par le manque de transparence de ces entreprises sur le fonctionnement de leurs technologies. (p. 141)
Le chapitre 5, « Les IA, ces nouveaux monstres » aborde enfin les monstruosités produites par l’utilisation de techniques d’intelligence artificielle (IA), techniques que l’on a vu parcourir les chapitres précédents à travers les deadbots et autres chatbots. Un « bestiaire de l’IA » y est présenté, à partir de la sélection de quatre figures produites à l’aide d’outils d’IA générative, en mesure de créer des hybrides à partir de textes (prompts) associés à des bases de données d’images. Il en va ainsi de Loab qu’évoque Nova en introduction du chapitre (p. 145), un visage de femme particulièrement inquiétant, partagé par Steph Maj Swanson en 2022 sur le réseau X/Twitter. Aujourd’hui, nous pourrions ajouter que les deep fake s’inscrivent dans cette mouvance, à l’instar de ce film en noir et blanc, circulant su les réseaux, se présentant comme une archive sensée « expliquer » l’origine des pyramides d’Égypte, dans lequel des géants manipulent de grosses pierres au milieu d’humains qui s’affairent autour d’eux, ce que l’équipe du Dessous des images sur ARTE a récemment décrypté. Mais l’inquiétante étrangeté de ce « réalisme sans réel », selon l’expression de Grégory Chatonsky, a été sondée par nombre d’artistes, comme Hito Steyerl, ou Pierre Huyghe dans son installation Uumwelt, en 2018. Artistes qui, disposant ces images dans l’espace d’exposition, conduisent à nous interroger sur la place qu’elles occupent dans notre vie.
Que retenir de ce parcours, au-delà du constat de la pluralité des relations que nous établissons avec ces entités, et de l’éventail d’émotions, de façons d’agir et de communiquer qui en résulte ? Nova reconnaît dans sa conclusion que « les entités du merveilleux ne sont plus modelées par des traditions locales, mais par une combinaison de puissance technique et de modalités d’expression propres aux technologies numériques » (p. 185). Si, comme il le précise encore, « de telles reprises relèvent cependant moins d’une survivance de strates anciennes que de manifestations des relations sociales contemporaines » (p. 178), c’est bien le diagnostic des temps présents que cette ménagerie formule qui peut être davantage sondé :
[U]ne nouvelle étape du merveilleux est en cours. Celle-ci est en continuité avec le passé, mais reflète aussi les ruptures du présent. Qu’il s’agisse de changements techniques d’une sophistication inédite, de la toile de fond économique et politique dans laquelle de nouveaux mécanismes d’aliénation se déploient ou des dommages environnementaux causés par une telle infrastructure matérielle, les mutations sociotechniques à l’œuvre viennent sans cesse alimenter la production de curiosités aussi inquiétantes que fascinantes. (p. 188)
À ce titre, cette ménagerie numérique n’est pas très éloignée d’une autre, présentée par l’anthropologue Alexandre Laumonier dans son livre brièvement intitulé 6/5, qui donne la parole à Sniper, un algorithme de trading de haute fréquence (HFT trading), circulant dans une infrastructure informatique peuplée de personnages répondant aux noms de Dagger, Sniffer, Guerrilla, Shark ou Razor. Ces programmes qui agissent désormais en toute autonomie, suscitent pour cette raison ce même mélange de curiosité et de crainte. Si, à la différences de la plupart des êtres évoqués par Nova dans son ouvrage, ces entités artificielles ne sont pas accessibles au commun des mortels, le livre de Laumonier semble répondre à l’invitation de Nova, en conclusion, à « prêter attention à d’autres protagonistes tout aussi présents […] parce qu’il convient de prendre conscience de la place importante qu’ils occupent dans notre vie quotidienne, mais aussi parce qu’ils jouent indirectement un rôle dans les multiples facettes de la crise écologique, comme en atteste le poids énergétique et hydrique croissant des techniques d’intelligence artificielle » (p. 186-187).
Le merveilleux demeure ainsi une notion profondément ambivalente, et pas uniquement en ce qu’elle articule fascination et crainte, attraction et répulsion. Mais aussi parce que, si elle renvoie à un acte, a priori salutaire, de résistance à l’égard d’une certaine rationalisation générale du monde qui participe de son appauvrissement, elle signale aussi, et de façon bien plus problématique l’insaisissabilité des technologies informatiques pour l’immense majorité des individus qui y recourent quotidiennement. Ces « boîtes noires » ( ordinateur, téléphone portable, IA, etc.) génératrices de fascination peuvent même participer d’un phénomène plus inquiétant. Évoquant « le recours aux métaphores magiques fréquentes dans l’histoire de l’informatique », visant à susciter l’intérêt du consommateur, Nova écrit ainsi que « l’on peut se demander si l’emploi de métaphores fabuleuses ne serait pas une manière d’entretenir une certaine méconnaissance », […] presque d’une forme d’infantilisation dans la mesure où elles renforcent le manque voire la rétention d’informations quant au fonctionnement de ces objets numériques » (p. 180). Perception magique des nouvelles technologies, qui encore une fois, n’est pas nouvelle : elle agaçait, déjà, un Robert Rauschenberg dans son entretien avec Gail R. Scott dans Maurice Tuchman, lorsqu’il évoquait la place de la technologie dans son travail, dans A Report on the Art and Technology Program of the Los Angeles County Museum of Art 1967-1971, 1971 (« My piece is not the work of a magician »… p. 284).
Reconnaissant ces risques, Nova semble toutefois privilégier une lecture plus positive. L’emploi d’une terminologie qui emprunte au merveilleux est aussi, selon lui, une façon de s’approprier ces réalités techniques obscures qui ont une véritable influence sur nos vies, et de les traduire en des phénomènes un peu plus compréhensibles. Ceci pourrait alors être perçu comme « spécifique d’une phase transitoire de domestication » (p. 180).
En personnifiant le mode opératoire de programmes et d’outils, la langue leur attribue implicitement un comportement et des capacités d’action. Et, ce faisant, elle implique toute une gamme de relations, de manières d’interagir avec cette entité et de s’en occuper. […] La convocation de diverses créatures du merveilleux, écrit Nova, souligne […] la singularité des objets numériques et les risques qu’ils portent. Elle permet d’abord de souligner la démesure et les proportions gargantuesques de certains de ces programmes […]. Mais surtout, elle rend compte de leur comportement surnaturel ou aberrant. (p. 179).
Au final, ce recours au merveilleux peut être interprété comme « un moyen efficace d’évoquer des menaces plus ou moins lisibles et les moyens de s’en défendre. Il s’appuie à cet effet sur des analogies qui rendent les concepts techniques plus compréhensibles » (p. 180). Comme toute métaphore, précise l’auteur en toute fin d’ouvrage, les termes constitutifs de sa ménagerie numérique « embarquent avec eux un point de vue sur le monde, constitué d’un ensemble de références, de connotations ou de présupposés, ainsi que d’usages et de manières de faire » (p. 188-189). « En identifiant des expériences telles que des pannes ou des glitchs à des entités, en appréhendant comme des êtres des outils, des programmes informatiques, des personnages de jeux vidéo, des phénomènes inexplicables ou des menaces dans nos machines, nous mobilisons ce que George Lakoff et Mark Johnson nomment des “métaphores ontologiques” ou, plus simplement, des références qui aident à désigner des situations, à évaluer leur importance et à attribuer des causes à des phénomènes insaisissables » (p. 189). Citant Lakoff et Johson, encore : « À leur manière, ces métaphores créent des réalités, en donnant lieu à tout « un réseau cohérent d’implications qui met en valeur certains traits de la réalité et en masque d’autres [26] » (p. 189)
Reste cependant ouverte la question de l’instrumentalisation politique du merveilleux sur Internet, comme a pu, par exemple, récemment l’analyser Norman Ajari à travers une critique de l’esthétique du cyberfascisme aux Etats-Unis, courant qui a su parfaitement s’approprier le Dark Gothic – et que la trajectoire, rapportée dans le documentaire Feels Good Man, 2000, de Pepe The Frog, créature initialement bienveillante inventée par Matt Furie dans le comics Boy’s Club (2005), devenue en 2008 un mème Internet récupéré par l’alt-right qui le transforme en symbole raciste, ne fait que confirmer. Cette persistance, voire ce retour en force du merveilleux, bien lisible à travers l’actualité des créations et expositions qui multiplient encore les références au Moyen-Âge, ne constitue-t-il pas, dans cette perspective, un « réenchantement » problématique ? Qu’est-ce qui distingue fondamentalement l’Endarkenment (notion convoquée pour décrire l’œuvre de Kévin Bray et qui consiste en une inversion des valeurs des Lumières) du Dark Enlightment ? Autrement dit, à force de taper sur la raison et les Lumières (qu’il faudrait au passage cesser de caricaturer dans une opposition binaire ; bref, relire par exemple Todorov), on ne devrait pas s’étonner de l’orientation du paysage politique international.
Me vient soudainement l’idée de recourir à une IA, nourrie des nombreux écrits de Nicolas Nova, afin de poursuivre avec lui la conversation, sur ces sujets et possibles ouvertures. Mais en fait, non.
PS : Merci à Garam Choi pour ses retours et suggestions.
Voir aussi l’hommage d’Anhony Masure et Alexia Mathieu paru dans AOC :
« Nicolas Nova (1977-2024), un éclaireur des futurs possibles »
https://aoc.media/opinion/2025/01/09/nicolas-nova-1977-2024-un-eclaireur-des-futurs-possibles/