
Parfois cinq, parfois neuf, parfois quinze, parfois trente showmeuses brandissent les voix à Bordeaux et ses alentours pour écraser l’invisibilité du travail non reconnu exercé par les femmes et arracher l’étiquette du chômage, ce statut qui tranche notre légitimité à faire société.
A cappella ou servi sur des compositions électros qui assurent l’ambiance des revendications, elles chantent en Gilets jaunes, verts, bleus, violets, blancs, roses,… en soutien aux mobilisations sociales que nous n’oublions pas.
Performance ? Manifestation ? Concert ?
Difficile à définir, Chœur de showmeuses entremêle l’activisme, la poésie et le social. Il y a donc dans ce geste, une frontière poreuse entre l’art et la politique. Serait-ce un art politique ? ou même carrément, un acte politique artistique ?
Avant un événement public, il y a la fabrication de l’œuvre, terreau essentiel du chœur, qui invite à la rencontre et au partage. Cet espace pourrait être considéré comme l’atelier des showmeuses. Groupes de paroles, tables rondes, entretiens personnels, goûters, ateliers d’écriture en binôme et collectifs, ateliers de création musicale,… elles s’aventurent dans des questions de statut, de légitimité, de compétence, de travail, de reconnaissance…
Il s’agit donc dans un premier temps de délimiter un espace de confiance, de parole, d’écoute, où chacune peut venir partager sa propre expérience pour créer du commun. Ces échanges permettent aussi de débattre, de mettre en exergue leurs positionnements, leurs doutes, leurs différences ou leurs impasses dans la construction de cette société aux valeurs productivistes.
Si les showmeuses se demandent comment faire reconnaître la valeur de certaines activités passées sous silence, domestiques, artistiques, administratives, associatives, elles éprouvent la nécessité de bouleverser cet état de fait. L’exemple significatif du travail domestique, cette énergie invisible de la vie sociale, dépourvue de reconnaissance, non rémunérée, et pourtant, tenant une place substantielle et structurante, revient malheureusement bien trop souvent dans les constats. Et c’est par la création qu’elles décident de redresser cette partie invisibilisée du quotidien.
La création est en effet, leur moteur essentiel, et il s’agit là d’écrire des chansons et de les donner à entendre.
Certaines femmes, sans emploi depuis plusieurs années et donc isolées par ce statut, arrivent dans le chœur et semblent retrouver une estime d’elle-même par la création. Oui, leur histoire a résonné et leurs mots ont inspiré au groupe, l’air d’une chanson. Elles décident ensemble, de faire de leur situation, un acte artistique. Cette expérience collective rééquilibre la légitimité de parler, de créer et donc d’être au monde.

Chœur de showmeuses intervient à la sauvage ou de manière préparée. Elles chantent dans des lieux militants, dans des festivals engagés, institutionnels ou indépendants, dans des manifs, dans une gare à l’heure où les gens vont travailler ou encore à l’opéra de Bordeaux.
A l’intérieur même de ces représentations, elles expérimentent leurs propres réflexions sur les rapports entre travail, chômage, utilité et bénévolat. Lorsque le chœur est rémunéré, alors, les amatrices deviennent symboliquement professionnelles et légitimes. Dans ces circonstances, on risque de retomber une fois encore, dans une reconnaissance par l’argent. Sauf que, si le chœur est mobilisé autant dans une situation bénévole que rémunératrice, alors le moteur financier est étouffé par la puissance du groupe, par l’œuvre commune, qui elle, donne des ailes pour dessiner une nouvelle place assumée à chacune.
Le chœur constitue aussi le réceptacle de certains paradoxes et permet de questionner les limites de sa forme. Parfois, elles sont financées pour mener des ateliers avec des personnes au chômage, inscrites à France Travail. Dans cette situation, le système se fait complice de son propre dysfonctionnement et use de leurs atouts pour remettre certaines femmes sur les rails de l’emploi, par la sociabilisation et la reprise d’une activité. Et pourtant, dans ce contexte, quelque chose opère : la rencontre. Elle est primordiale parce qu’elle s’oppose à la culture omniprésente de l’individualisme, et surtout, elle fabrique du lien sur la question du travail. Ainsi, l’échange déplace, mobilise inévitablement l’esprit critique et la remise en question de son propre point de vue sur le chômage, les chômeuses et sur leur stigmatisation. Et cette porte ouvre des positions contre les mécanismes sociétaux qui engendrent l’oppression en boucle du travail au chômage et du chômage au travail ; met en évidence que l’aliénation personnelle est le symptôme d’une aliénation collective ; détecte que ce qui défaille en soi relève en l’espèce d’une programmation du capitalisme ; réalise que les oppressions ne relèvent pas d’une mauvaise adaptation au système mais d’une mauvaise adaptation du système à nos vies. Un bienfait social à vocation militante.
Une grande question financière anime le groupe depuis longtemps et permet d’expérimenter plusieurs pistes : la rémunération.
Qui reçoit l’argent perçu du chœur ? Doit-il être partagé de manière équitable ? A quelques showmeuses seulement ? …
Il s’agit ici de se demander sur quels critères perçoit-on des rémunérations. La légitimité ? les compétences ? l’obligation ? la subordination ? le temps passé ? la production d’une valeur ? le besoin ? le statut ?
Parmi elles, certaines expriment que cela les mettrait mal à l’aise de percevoir de l’argent, qu’il importe de distinguer une démarche de loisir et/ou de bénévolat d’une démarche professionnelle. Est aussi exprimé le refus d’éprouver le sentiment d’être redevable et que ce sentiment est intrinsèque à la perception d’argent. Elles ont alors imaginé d’autres modes de rémunération comme une dépense collective (un resto, une fête). Parfois elles optent pour les critères du besoin et du plaisir mais la question reste ouverte.
La plupart des chansons du chœur sont nées de fragments de vie, confiés, à chaque fois, par l’une d’entre elles. Chaque chant a un titre mais se distingue dans leur groupe par « la chanson d’unetelle ou d’unetelle ». En effet, c’est leur propre expérience qu’elles confient au groupe. Elles se mettent à nu avec leurs mots et c’est l’assemblée qui prend en charge chaque témoignage. Il y a dans cette démarche, une solidarité très forte, une voix se confie d’abord et le groupe s’engage à la porter ensuite.
Au-delà de cet esprit presque fraternel, une question agite le chœur depuis quelque temps et réveille, là encore, des sujets sociétaux comme celui de la propriété intellectuelle.
À qui appartiennent les chansons ? Est-ce que les chansons doivent appartenir à quelqu’une ? À celle qui a témoigné ? À celle qui a composé ? Aux premières participantes ?
Ou alors est-ce que les chansons appartiennent au groupe ? À personne ? Doivent-elles être libres de droit ?
Bref, il y a là une question essentielle : doivent-elles protéger l’œuvre ? Et si oui, pourquoi ?
La notion de propriété semble contradictoire avec le geste de chœur de showmeuses et pourtant, il ne faut pas l’écarter si rapidement. La nuance est importante car l’œuvre doit être tout de même protégée d’usurpation éventuelle. Que faire si certaines chansons sont reprises par des mouvements qui n’ont pas les mêmes valeurs, la même éthique du groupe ? Que faire si d’autres paroles, éloignées ou pas des originaux, sont chantées sur les airs composés ?
Il n’y a pas cinquante possibilités aujourd’hui pour protéger des chansons, mais prendre cette direction, n’est-ce pas ici, s’écarter du bien commun et alimenter la machine de ce fonctionnement économique des droits d’auteur ?
De plus, là encore, la question de la valeur ressurgit puisque déposer une chanson ne renforce-t-il pas encore une fois, la valorisation d’une œuvre par l’affirmation de sa propriété ?
Certes, une chose est sûre, Chœur de showmeuses doit se penser pour l’intérêt général et non pour l’intérêt individuel. Reste à trouver maintenant comment résister à l’abus de propriété tout en inventant des conditions d’utilisation de ces chansons libres.
Si Chœur de showmeuses tente une expérience esthétique pour mettre en scène l’oppression, rendre compte d’un système et déstabiliser nos représentations sur le travail, bien vissées dans le bitume, elles proclament que le chômage ne rend pas oisif et qu’un salaire à vie revaloriserait nos interactions sociales.
Leur crédo : SHOWMEUSES GO ON !
© photographie 1 : Victoria Berthet