
Dans les années cinquante, Salvador Dali orchestra une conférence à Londres revêtu d’un scaphandre. L’homme chargé d’inspecter la combinaison lui demanda jusqu’à quelle profondeur il avait l’intention de descendre. Avec son accent fleuri, le maître s’exclama : “Jusqu’à l’inconscient !”. D’un air déterminé, l’homme lui répondit : “J’ai bien peur que nous ne puissions aller si loin !” Cinq minutes plus tard, Dali s’étouffait sous son casque.
James a retrouvé ce scaphandre dans l’arrière-boutique d’un antiquaire de Cannes. Une errance apparemment sans but après une séance de signature éprouvante dans une librairie de la croisette.
La dernière probablement.
Don DeLillo a entamé un lent processus de disparition en refusant désormais toute intervention publique qui ne serait pas la publication d’un livre et Henry Miller pensait qu’un écrivain n’avait nulle volonté d’écrire mais celle de faire du monde le lieu où il puisse vivre en paix ses imaginations.
Heisenberg a lancé l’idée qu’on ne pouvait connaître à la fois la vitesse et la position d’une particule.
Mais la vitesse n’est qu’un leurre.
Le monde est immobile, depuis toujours.
Une voiture fonce sur l’autoroute – fahr fahr fahr an die autobahn – mais son conducteur est assis dans l’habitacle, rêveur.
Et lorsque le choc a lieu, c’est un simple événement de salon. Une fulgurance cathodique qui foudroie un téléspectateur sanglé sur son canapé. Un être humain pétrifié pour l’éternité dans le réseau des poignards de chrome et du verre givré.
Larvé dans le scaphandre de Salvador Dali, James pense que l’écrivain doit s’exiler définitivement au plus profond de ses paysages intérieurs.
Il connaît déjà sa position ultime, celle où il pourra s’intégrer à la marine cristallisée de la plage terminale. Ses dernières gouttes de mémoire se seront évaporées et, allongé sur le sable, il fixera une roue de vélo rouillée en essayant d’extrapoler l’essence fondamentale de leurs liens réciproques.
Le mémoscaphe est pesant. Il lui rappelle les combinaisons spatiales du Nostromo. James revoit aussitôt le profil émacié de Sigourney Weaver, revêtue d’une minuscule culotte pâle de laquelle aucun poil ne dépasse. Elle vient de prendre conscience de la présence du monstre dans l’habitacle de la navette. Niché dans la pénombre, il se tortille comme une larve et gémit faiblement devant cette jeune fille qui suinte la terreur et le désir. Ses organes génitaux, perdus quelque part sous la carrosserie lustrée de sa peau d’hybride parfait, crachent une laiteuse semence à l’intérieur de ses viscères. Une bave bulleuse dégouline le long des crénelures lustrées de sa double mâchoire télescopique. Il pourrait bondir et lui arracher la tête d’un simple claquement de gueule, mais il ne bouge pas. Il sait que tôt ou tard il la pénétrera, l’a déjà pénétrée dans l’inconscient collectif de ses créateurs. Ripley le sait aussi. Tout comme cette femme à l’instinct basique qui croise et décroise ses jambes. Alice déculottée derrière la vitre fragile des apparences. Célébration. Géométrie parfaite de la perversité. Cannibalisme estival. Mariée déshabillée sur une plage de placenta poché. Et Ripley se glisse lentement dans sa combinaison pour se protéger du baiser empoisonné de la Bête. S’infiltre dans le mémoscaphe de James en un tourbillon d’effluves zoophiliques.
James s’immisce entre ses cuisses et entre en résonance avec les émanations des astronautes morts qui retrouvent leur identité dans les postures des jambes de centaines de starlettes, de milliers de pare-chocs emboutis, de millions de morts en série des magazines à sensation.
Il se dit que le sexe est devenu une action conceptuelle, et que seules les perversions nous permettent d’entrer vraiment en contact les uns avec les autres.
James mordille la culotte blanche, postérisée dans Crash Magazine, en songeant à la symétrie perdue de la blatosphère, lorsque le ventre de Ripley éclate. La double mâchoire télescopique de ses paysages intérieurs lui perfore le crâne.
Zone-néant.
Il suffoque. Un parasite freudien, un cafard au trou du cul qui parle a déchiré son mémoscaphe et se trémousse entre ses jambes.
Googolplex.
James déchire son mémoscaphe et écrase l’insecte verbeux qui lui a inoculé son poison hallucinatoire.
Re-play.
Il trébuche dans le sable et aperçoit Jacqueline au volant d’une Lincoln Continental, stationnée entre deux dunes. Elle le regarde marcher à travers la poussière qui recouvre le pare brise. “Je t’en prie, retourne une fois au moins sur cette bouche d’aération !”, pense James en se tournant tragiquement vers elle. “Tes cuisses, dévoilées par l’instant, étaient comme recouvertes de givre, et ta culotte noire brillait comme un soleil éteint.”
Des carcasses de rats et de porcs tremblent dans l’air bouillant telles des épaves d’automobiles abandonnées. Adossé à la portière d’une Bentley d’occasion, John Kennedy, l’œil gauche rivé à la lunette de son pistolet à vapeur, transpire abondamment. Le visage d’Oswald émerge de la carcasse d’un porc. Jacqueline sort élégamment de l’automobile et tue Mark S. Goodman d’une balle en plein front. Il était prêt à tirer sur Berverley Davis, cachée derrière une collinette de rats crevés. Puis elle commence à se déshabiller. Au-delà des dunes noires, la plage étale ses moutonnements sablonneux. James imagine les corps bronzés des touristes, les seins remodelés par la chirurgie esthétique, les brisures érotiques des minuscules maillots de bain colorés, les fesses charnues mordant le tissu. Il a un début d’érection. Jacqueline est prête. Elle a revêtu une robe blanche et posé sur sa tête une perruque blonde. À l’instant même où la soufflerie se met en marche, Kennedy ouvre la course avec son pistolet à vapeur. Et James prend le départ, en songeant à la mort si douce de Marilyn Monroe. Il fait pendant les deux premiers tiers du parcours une excellente course, mais, à la hauteur de la léproserie, après avoir essayé de faire un croc-en-jambe à un porc, il est disqualifié et abattu sur le champ.
Il reprend conscience dans son mémoscaphe, inondé de sueur.
Les derniers paliers de décompression sont apparemment les plus difficiles à franchir.
Salvador Dali a tenu cinq minutes. Il a bien l’intention de tenir plus.
Maintenant, James est entouré d’eau. Son scaphandre est de plus en plus pesant. Il lève la tête et aperçoit la coque d’un navire. Il fait surface et grimpe péniblement dans l’embarcation abandonnée. L’eau est rouge et il entend au loin les battements sourds d’un cœur à l’agonie. Il n’est qu’un corps étranger dans l’artère de pierre d’un géant noyé.
Sur un rocher à fleur d’eau pleure une petite fille.
James la prend par la main et la conduit dans cette école dévorée par la jungle et à moitié enlisée dans le sable qu’il a aperçu derrière une dune.
James pense que l’école est une prison.
Mais le monde aussi est une prison et sa femme est morte.
Les enfants ont joué un rôle extrêmement important dans sa vie. Le bruit des enfants qui jouaient dans la rue l’inquiétait beaucoup. C’était plutôt préoccupant d’avoir des enfants dans la nature.
L’élément féminin dans ses récits l’obsédait aussi. Il aurait peut-être dû sortir de son chemin pour créer une relation amoureuse. Mais maintenant tout cela n’a plus d’importance.
Il coule de plus en plus vite dans le monde des eaux profondes aux prétentions pré-utérines.
Mort Conceptuelle d’un Mannequin Obscène. Orbite Gauche et Tempe du Spectacle Sophistiqué. Voyeur Miteux du Labyrinthe à Images. Pose Inhabituelle des Désastres Contrefaits. Demi-tour Interdit de l’Autogeddon. Géométrie de son Visage à la Virilité Transposée. Voyages à l’Intérieur de l’Analyse Stochastique. Problèmes Cosmétiques de Crash Magazine. Zone d’Impact d’un Zoom de Soixante Minutes. Profil de Lésion Optima de l’Orifice d’une Femme non Identifiée. Célébration des Corps Enchevêtrés. Dépression Thoracique d’un Sourire Brisé.
À quoi pensez-vous ?
Mais Kennedy n’est-il pas déjà mort ?
Qu’essaye-t-il au juste de vendre ?
Des questions, toujours des questions.
Fragmentation divisible à l’infini jusqu’à la lassitude de la plage.
Zone terminale.
Le scaphandre l’empêche de s’étendre confortablement. Il se dit qu’il n’en a plus besoin maintenant qu’il est là où il doit être. Et puis il ne l’enlève pas vraiment puisqu’il est à l’intérieur de sa tête !
Il est allongé sur la plage avec la roue de vélo rouillée. De temps en temps, il recouvre de sable l’un des rayons, en neutralisant ainsi la géométrie radiale. Il s’intéresse à la jante. Dissimulé derrière la dune, le fantôme de sa femme l’observe en silence. Le bruit des enfants est une apocalypse silencieuse. Le ciel ne varie pas, l’air chaud fait frissonner les papiers gras sortis du sable. Il poursuit l’examen de la roue. Rien ne se produit.
Images enregistrées.
Tanguy : “Jours de lenteur.”
Ernst : “Le vol de la mariée.”
Chirico : “Le rêve du poète”
Le scaphandre est vide
La pièce est vide
Le monde est vide
Et le rêveur illimité est allongé sur le sable.
Les samples utilisés sont extraits de Crash, The Atrocity Exhibition, interviews et articles divers de J.G. Ballard et mixés par DJ&B. Merci à Kraftwerk, Paul Verhoven, Ridley Scott, William Burroughs, David Cronenberg, Don Delillo, Henry Miller, Charles Bignoux et Werner Heisenberg pour leur précieuse contribution. Remerciements appuyés à Salvador Dali pour son scaphandre et à Tanguy, Ernst et Chirico pour avoir bien voulu nous prêter leurs toiles.
©JB&JB
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 2008
Texte publié en 2008 dans l’ouvrage :
J.G.Ballard, Hautes altitudes, éditions ère.

Jacques Barbéri
https://www.noosfere.org/livres/auteur.asp?NumAuteur=1473