
La mort de David Lynch survient, par coïncidence, alors que l’establishment patrimonial et ses poissons pilotes, maisons de vente et autres, viennent de célébrer le centenaire du Manifeste du surréalisme — or Lynch aura sans doute été l’un des derniers surréalistes : un représentant de cette ultime vague, la moins nombreuse mais ayant touché un public plus large, celui de la Pop Culture chère à Pacôme Thiellement, et dont, en France, le sous-estimé Quentin Dupieux offre un exemple tardif. Ne serait-ce qu’au plan esthétique (pictural, quand transparaît sa formation de peintre), la dette de Lynch envers le surréalisme est incontestable : de la « beauté convulsive » d’une horreur monochrome d’Eraserhead (1977) aux dédales infinis de couloirs et de portes d’Inland Empire (2006) sans oublier la silhouette inoubliable de l’agent Cooper dans Twin Peaks dont le hiératisme bureaucratique tout en rondeurs évoque Magritte. Le réalisateur lui-même a eu tendance à accréditer cette filiation, insistant, en interview, qu’il tirait son inspiration de ses rêves, de la méditation transcendantale, de l’inconscient… Ruse de créateur, faux-semblant destiné à brouiller les pistes, suggère Pacôme Thiellement, qui préfère pour mieux comprendre le génie de Lynch remonter plus loin dans le temps, aux ambitions de la génération symboliste, contemporaine de la redécouverte, et parfois du dévoiement, d’anciennes formes de spiritualité étudiées par quelques initiés, comme l’étaient, à leur façon, les jeunes invités des Mardis de Mallarmé admis à décrypter la poésie du maître. L’art symboliste comme le roman policier, écrivait Auden, part de la fin, de l’effet, du message à faire passer : une équivalence reprise, non sans quelques réserves, à travers, surtout, l’évocation de la figure d’Edgar Allan Poe, par Thiellement dans son exégèse de Twin Peaks, ce murder mystery essentiellement ésotérique.

Ces Trois essais sur Twin Peaks, dont on peut imaginer qu’ils seront réédités dans un avenir proche, La main gauche de David Lynch, Exégèse de la Black Lodge et La substance de ce monde, remontent respectivement à 2010, 2014 et 2018, date à laquelle ils ont été réunis sous ce titre. Pour mémoire, les saisons 1 et 2 de Twin Peaks ont été diffusées à la télévision entre 1990 et 1991, le film Fire Walk with Me — un prequel de la série quand on attendait plutôt une suite, puisqu’elle avait été interrompue — est sorti en 1992 et, enfin, alors qu’on n’y croyait plus, en 2017, Lynch et le scénariste Mark Frost se retrouvent pour conclure la saga (en admettant que les termes « saga » et « conclure » soient appropriés, ce qui n’est évidemment pas le cas). Dans ses deux premiers essais, par conséquent, Pacôme Thiellement présumait que la série ne serait jamais achevée et — il s’en excuse (amuse ?) d’ailleurs dans une note d’avertissement — a même théorisé la nécessité de son inachèvement.

(Susan Sontag, On Photography)
Un grand intérêt de ces essais, justement, est qu’en plus de l’apparition de cette pièce manquante, de texte en texte (et surtout, bien sûr, dans le dernier) la perspective de l’essayiste apparaît profondément modifiée par le passage du temps et la marche du monde. S’il interprète la saison 3 de la série comme une sorte de perpétuel pied de nez, d’un genre sinistre, au spectateur espérant, en vain, retrouver son « bon vieux Twin Peaks », les deux précédents essais paraissent avoir été écrit précisément par ce spectateur là : Thiellement, sans qu’on soit certain qu’il faille le prendre pour argent comptant ― il est de ces auteurs qui se ménagent toujours une telle porte de sortie ―, paraît presque y faire grief à Lynch de la noirceur radicale des films qu’il a réalisés à la suite de Twin Peaks, affectant d’y voir une forme d’abdication. Thiellement va jusqu’à mettre en scène la mort symbolique du réalisateur, devenu, comme son héros Dale Cooper, prisonnier des ténèbres, et tente un rapprochement assez acrobatique avec la théorie déjà fumeuse des « deux Rimbaud ». Mais dans le troisième essai, en dépit d’un sursaut d’optimisme forcé dans les dernières lignes, vœu pieux en faveur d’un passablement galvaudé « devenir sorcière » de l’humanité, l’auteur ne songe plus à contester la profondeur irrémédiable de notre bourbier, naufrage prophétisé, nous dit-il, dès 1972, par le chanteur Marvin Gaye dans son album What’s Going on.
Rappelant que Twin Peaks n’est pas la création du seul David Lynch, mais aussi celle du scénariste Mark Frost, également féru d’ésotérisme,Thiellement insiste qu’en résulte entre autres, dans le cours des deux saisons initiales de la série, une distance critique implicite vis-à-vis des conceptions New Age, du positive thinking qu’incarne, au départ, l’agent du FBI Dale Cooper ― vu comme l’alter-égo d’un Lynch qui, de plus en plus, par la suite, se répandra en interview sur les bienfaits de la méditation transcendantale et les vertus de son gourou. Cooper, justicier trop confiant, chutera… Lynch, croyant, à l’image de son héros, au pharmakon d’une certaine douceur de vivre même teintée de poison, sera traumatisé par l’arrêt brutal de la série. C’est, à mon sens, un autre moment fort de ces essais : la peinture du New Age ― que Thiellement fait remonter principalement à la Société théosophique de Madame Blavatski, fondée en 1875 ―, dévoiement et même, avance-t-il, subversion des spiritualités orientales par l’Occident capitaliste, comme « contre-initiation » pouvant détourner les âmes les plus héroïques et bien intentionnées du nécessaire combat à livrer contre les forces obscures véritablement à l’œuvre dans le monde. Une grille de lecture dont la clef se trouve ceux de ses ouvrages touchant plus directement à la métaphysique, en particulier La Victoire des Sans Rois (2017) qui est son Lipstick Traces : il y propose une synthèse entre Gnose, manichéismes moyen-orientaux ou cathare et épiphanies individuelles façon Philip K. Dick, postulant que notre réalité, ce qu’on avait coutume d’appeler la Création, n’est autre qu’une « prison de fer » née de la volonté mauvaise d’un démiurge réel ou supposé, à quoi s’oppose seul le principe lumineux, rédempteur, malgré tout présent en chaque être humain.
Faut-il l’entendre littéralement ou sur un plan symbolique ? Le principe même de l’ésotérisme, en plus de l’aspect initiatique, n’est-il pas précisément de ne pas faire de distinction entre les deux ? Reste qu’acharné à vouloir découvrir dans la Pop Culture la réalisation de la Raison gnostique dans l’Histoire, La Victoire des Sans Roi esquive un peu la dimension « ruse » induit par ce drôle de postulat hégélien, qui attribue un rôle quasi messianique à un John Lennon ou à un J.-J. Abrams, créateurs ayant tiré une prospérité économique certaine de leur participation, en aucun cas accidentelle, au divertissement capitaliste ― leur talent, voire leur génie, ne changent rien à l’affaire, ni le triste destin de l’ex-Beatles. Ici, à l’inverse, l’auteur ne manque pas d’explorer touts les implications, en amont puis jusque dans ses conséquences les plus délétères, de la volonté de David Lynch, un outsider, d’investir le média ayant le plus refaçonné notre vision à l’aube (et au service) du capitalisme terminal : la télévision. Les pages où l’auteur analyse l’agencement de la Black Lodge sur le modèle du plateau de talk-show, avec son présentateur et le fauteuil réservé à l’invité principal, justifient à elles seules qu’on se plonge ou replonge d’urgence dans ces Essais sur Twin Peaks.

(TALKING HEADS)
Pacôme Thiellement est une voix, à ce point passionnée, pour ne pas dire véhémente, que le trivial parfois échappe à son radar. La mauvaise réception dont a souffert le film Fire Walk with Me, pour autant que je m’en souvienne, plutôt qu’à l’acharnement de forces hostiles au projet artistique ou éthique de Lynch, a ainsi découlé assez naturellement du contexte même qui l’avait fait naître : frustrant pour les fans encore attachés à connaître la suite de la série, ce qu’elle n’était pas, l’œuvre ne possédait pas le caractère clos qu’on attendait d’un film de cinéma (hors les déjà nombreuses franchises de SF) et commettait même peut-être une petite faute poétique, en donnant à voir de façon explicite, presque redondante, des événements évoqués dans la série qui y tiraient leur force de leur invisibilité. L’image du tube cathodique fracassé au début du film est évidemment séduisante, évocatrice, et il peut être tentant de voir des complots là où n’existe qu’une colossale force d’inertie. Concernant l’interruption de la série, Thiellement, tout en insistant sur la frustration ressentie par Lynch, est d’ailleurs le premier à reconnaître que la deuxième saison donnait une impression de dispersion, multipliant à l’envie les « intrigues secondaires » jusqu’à perdre tout à fait le spectateur et rompre le charme par lequel les créateurs avaient su jusque là tenir en respect le Grand Serpent de la déjà ancienne économie de l’attention.
Les analyses produites par l’auteur sont dans l’ensemble si riches et foisonnantes que, lecteur pas tout à fait candide, on s’étonne de trouver de temps à autres quelque chose à y ajouter. De mon côté, je noterai que si David Bowie (mon propre objet d’étude favori en matière de chanteur millionnaire prophète à ses heures) est en effet le premier, dans Fire Walk with Me, à mentionner l’entité sinistre appelée « Judy », relativement à ce nom Thiellement ne semble pas, sauf erreur, du moins dans ce livre-ci, avoir songé à la place occupée dans le Bowieverse par la figure de Judy Garland ― l’ancienne enfant star, littéralement possédée par les studios, dont le cinéaste « satanique » Kenneth Anger, dans son livre Hollywood Babylon, a décrit le calvaire et la mort en termes quasi christiques. Les mots de l’agent du FBI Phillip Jeffries sont : « Je ne parlerai pas de Judy ». De quoi « Judy » est-il le nom ? De l’insupportable, du sacrifice de l’innocence ? (Ce que le dernier des trois textes, plus subtilement que je l’ai laissé entendre, cherche à dépasser…)
Est-ce un hasard si lors de l’« infiltration » de la conspiration occulte par le personnage joué par Bowie, l’enfant, qu’on reverra, est coiffé comme lui ? Pour son retour post mortem dans la saison 3, le même Bowie ― pardon, Phillip Jeffries !― apparaît-il réincarné en chaudière, en séchoir ou en ventilateur ? En ce qui concerne ces interrogations et bien d’autres, j’attends un quatrième « essai sur Twin Peaks » pour y trouver au moins un début d’explication ― et gageons que chaque fois, je le dis sans ironie aucune, la réponse de Pacôme sera si minutieusement étudiée, fouillée, érudite, que les questions en auront bientôt perdu, rétrospectivement, leur première apparence de plaisanterie. Surtout que le monde dont nous parle Lynch, et Thiellement après et à travers lui, ce monde qui en vérité est aussi le nôtre, n’offre guère matière à plaisanter. Comment ne pas ressentir que récemment, toutes les créatures infernales (on n’en a jamais manqué, cependant) sont remontées à la surface ?

L’importance de Pacôme Thiellement parmi les auteurs d’aujourd’hui ne doit pas être négligée. Prisonnier, dira-t-on, de son rôle de « commentateur pertinent de la Pop Culture » (pour paraphraser l’éditeur), il l’est dans un sens complexe, puisqu’il s’agit de la condition de possibilité de son discours. Concernant les aspects « spiritualistes » de celui-ci (j’abuse ici à dessein des guillemets), j’ai déjà dit que la question de la littéralité, dans ce cas, me paraissait hors sujet. Le peu de lumière qui circule dans l’univers est constitué indifféremment d’ondes, de particules, et du sens qu’on veut bien lui donner. Le rationalisme pur n’existe pas, sinon sous la forme d’une illusion dangereuse, sa mort, au seuil de l’ère de l’Information, ayant suivi presque immédiatement celle de Dieu. Si les rejetons du Bauhaus s’étaient souvenus de Johannes Itten, peut-être aurions-nous en Europe comme en Amérique moins de HLM pourris ? L’héritage ou plutôt la continuation de la pensée marxiste, nous invite à substituer à l’anecdotique (à l’atomisation photographique et vidéographique du monde) l’identification des causes structurelle de la catastrophe actuellement en cours. Thiellement vient nous rappeler, à travers son commentaire de l’œuvre de visionnaires tels que David Lynch, de nous défier, aussi, l’attitude blasée un peu idiote qui nous vient de l’habitude de rationnaliser un peu trop aisément la folie pure devenue notre lot quotidien.
Pacôme Thiellement
« Trois essais sur Twin Peaks »
Coll. Quadrige
Presses Universitaires de France, Paris, 2018
https://www.puf.com/trois-essais-sur-twin-peaks
L’auteur
http://www.pacomethiellement.com/accueil.php
David Lynch, Marvin Gaye (extrait)
https://lmsi.net/Les-enfants-d-aujourd-hui-vont
(P. Thiellement, sur le site lmsi : Les Mots Sont Importants)
David Bowie, Judy Garland (collage)
https://zaneouvrelechien.wordpress.com/2016/02/22/just-like-that-bluebird-david-bowie-de-lautre-cote-de-larc-en-ciel/
(E. Moulin-Desvergnes et F. Moulin, sur le blog OuLiBo)
