
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1951
Premier livre de Marshall McLuhan publié en 1951, publié pour la première fois en français en 2013 aux éditions ère, traduction de l’anglais (CAN) Émile Notéris.

Ci-dessous la préface du livre par Marshall McLuhan :
NOTRE ÈRE est la première à avoir fait de la pénétration des consciences collectives et publiques par des milliers de consciences individuelles, parmi les mieux formées d’entre elles, une activité à plein temps. Il est à présent question de s’introduire dans les consciences à des fins de manipulation, d’exploitation et de contrôle. Avec pour objectif de produire de la chaleur et non de la lumière. Maintenir chacun dans un état d’impuissance engendré par la routine mentale prolongée est l’effet produit par un grand nombre de publicités et de programmes de divertissement.
Étant donné qu’un nombre conséquent de consciences sont engagées dans la création de cette condition d’impuissance publique et que ces programmes de formation commerciale sont tellement plus dispendieux et influents que les offres, en comparaison relativement faibles, des écoles et des universités, il semble approprié de concevoir une méthode qui soit à même d’inverser le processus. Pourquoi ne pas s’appuyer sur une nouvelle formation commerciale comme moyen d’instruire les futures proies ? Pourquoi ne pas aider le public à observer consciemment le drame censé opérer inconsciemment ? En suivant cette méthode, le texte d’Edgar Poe «Une descente dans le maelström» me vient à l’esprit. Le marin de Poe a survécu en étudiant l’action du tourbillon et en faisant corps avec lui. Le présent ouvrage agit de manière similaire en tentant à plusieurs reprises de porter des attaques aux courants et aux pressions considérables engendrées aujourd’hui par les organisations mécanisées de la presse, de la radio, du cinéma et de la publicité. Il tente véritablement de mettre le lecteur au centre de l’image en rotation générée par ces affaires et de lui donner la possibilité d’observer l’action en cours, dans laquelle chacun se retrouve impliqué. De l’analyse de cette action, on espère que bien des stratégies individuelles pourront découler.
Mais ce n’est pas réellement l’objet de ce livre que de tenir compte de telles stratégies. Le marin de Poe, lorsqu’il se retrouve prisonnier entre les murs d’eau du tourbillon, cerné par les nombreux objets flottant au sein de cet environnement, affirme :
Il fallait que j’eusse le délire, —car je trouvais même une sorte d’amusement à calculer les vitesses relatives de leur descente vers le tourbillon d’écume. 1
C’est de cet amusement né du détachement rationnel du spectateur face à sa propre situation qu’il a su tirer le fil menant à l’extérieur du Labyrinthe. Et c’est dans ce même état d’esprit que ce livre s’offre en tant que divertissement. La plupart des personnes accoutumées à une touche d’indignation morale auront vite fait de confondre amusement avec simple indifférence. Mais le temps de la colère et de la protestation n’est pas encore venu, nous n’en sommes qu’aux prémices de ce nouveau processus. L’étape actuelle est extrêmement avancée. De surcroît, elle est non seulement investie d’un pouvoir destructeur, mais également des promesses de la richesse des nouveaux développements face auxquels l’indignation morale n’est qu’un bien pauvre soutien.
La plupart des pièces à conviction retenues dans ce livre ont été sélectionnées en fonction de leur caractère simultanément typique et familier. Elles sont représentatives d’un monde fait de mythes et de formes sociales, et parlent une langue qui nous est à la fois familière et étrangère. Après avoir produit une étude de la comptine intitulée « Where are you going my pretty maid?», l’anthropologue C. B. Lewis a indiqué que «les gens n’avaient ni part ni lot dans le processus de fabrication du folklore». C’est également vrai du folklore de l’homme industriel, lequel tient autant du laboratoire, du studio, que des agences de publicité. Mais, parmi la diversité de nos inventions et de nos techniques abstraites de production et de distribution, on retrouve un très haut niveau de cohésion et d’unité. Cette cohésion n’est pas consciente de son origine ni de ses conséquences et semble résulter d’une sorte de rêve collectif. C’est pourquoi ces objets et processus répondent ici à l’appellation de «folklore de l’homme industriel» et ce, également en raison de leur grande notoriété. Ils se déploient dans ces pièces à conviction avec le commentaire pour unique paysage. Une fantasmagorie tourbillonnante qui ne peut être saisie qu’à l’arrêt, dans la contemplation. Et cet état d’arrêt figure également une délivrance de l’acte participatif usuel.
L’unicité n’a pas été forcée au sein de cette diversité, puisque n’importe quelle autre sélection de publicités révèlerait les mêmes schémas en action. Le fait est que les pièces à conviction suivantes ne sont pas choisies pour établir des preuves, mais pour mettre en lumière une situation complexe. L’ouvrage consacre ses efforts à illustrer son propos en faisant constamment référence à d’autres matériaux extérieurs et en croisant ces données. De plus, la procédure mise en œuvre dans cet ouvrage consiste à s’appuyer simplement sur les commentaires des pièces à conviction comme moyen de dégager une part de leur signification intelligible. Aucun effort n’a été fait pour épuiser leur signification.
Les différents concepts et idées présentés dans les commentaires sont destinés à proposer des postes d’observation à partir desquels on peut examiner les pièces à conviction. Ce ne sont pas des conclusions sur lesquelles qui que ce soit est appelé à se reposer, mais elles font simplement office de points de départ à la réflexion. Ce type d’approche est difficilement intelligible à une époque où la plupart des livres offrent une seule et unique idée regroupant un ensemble de remarques distinctes. Les concepts sont des moyens provisoires d’appréhender la réalité, leur valeur réside dans la capture qu’ils proposent. Ce livre tente, en conséquence, de présenter des aspects immédiatement représentatifs de la réalité et fournit une grande variété d’idées pour s’en emparer. Les idées sont des dispositifs très secondaires dans l’escalade de ces parois rocheuses. Les lecteurs qui se contenteront simplement de remettre en question ces idées manqueront de les utiliser pour arriver à l’essentiel.
Un expert en cinéma parlant de la valeur du médium cinématographique afin de vendre les valeurs de l’Amérique du Nord à l’Amérique du Sud, a relevé que :
la valeur de propagande de cette impression audiovisuelle simultanée est très élevée, car elle standardise la pensée en fournissant au spectateur une image visuelle readymade avant qu’il n’ait eu le temps d’envisager lui-même sa propre interprétation des choses.
Cet ouvrage inverse le processus en proposant une imagerie visuelle typique de notre environnement culturel, en la disloquant et en l’examinant pour en extraire du sens. Là où des symboles visuels ont été employés dans le but de paralyser l’esprit critique, ils sont ici utilisés comme moyens de stimulation. On constate que plus l’illusion et le mensonge sont nécessaires au maintien de n’importe quel état donné des choses, plus la tyrannie est nécessaire au maintien de l’illusion et du mensonge. Aujourd’hui, le tyran ne gouverne plus avec la houlette ni le poing mais, grimé en responsable d’études de marché, il conduit son troupeau dans les voies de l’utilité et du confort.
En raison du point de vue circulaire adopté dans ce livre, il n’est nullement nécessaire de se conformer à un quelconque schéma de lecture. N’importe quelle partie du livre fournit une ou plusieurs vues du même paysage social. Depuis que Buckhardt a constaté que la méthode de Machiavel consistait à transformer l’État en œuvre d’art par le biais d’une manipulation raisonnable du pouvoir, il est devenu possible d’appliquer la méthode d’analyse de l’art à l’évaluation critique de la société. C’est la tentative faite ici. Le monde occidental qui s’est consacré depuis le seizième siècle à l’accroissement et à la consolidation du pouvoir de l’État, a développé une unité d’effets artistiques qui peuvent être aisément passés au crible de la critique artistique. La critique d’art est libre d’indiquer les divers moyens employés pour obtenir ces effets, aussi bien que de juger si ces effets en valaient la peine. En tant que tel, en ce qui concerne l’État moderne, il peut s’agir d’une citadelle de la conscience au sein des rêves mornes de la conscience collective.
J’ai bénéficié de la lecture des théories inédites du professeur David Riesman sur la mentalité des consommateurs. J’ai contracté une dette envers le professeur W. T. Easterbrook pour un grand nombre de conversations éclairantes au sujet des problèmes inhérents à la bureaucratie et à l’entreprise. Et au professeur Félix Giovanelli je suis redevable non seulement des discussions stimulantes que j’ai eues avec lui, mais également de son aide appuyée relative aux nombreux problèmes de publication liés à l’ensemble du travail.
Note :
1 Edgar Allan Poe, Une descente dans le maelström, (traduction de Charles Baudelaire) in Œuvres complètes de Charles Baudelaire, «Histoires extraordinaires», Michel Lévy frères, 1869.
