
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1965
Il ne fallut point longtemps pour que la nouvelle de l’existence du fameux électrimeur parvint aux oreilles des véritables auteurs, c’est-à-dire des poètes ordinaires. Piqués au vif, ceux-ci résolurent d’ignorer la machine. Il se trouva cependant quelques curieux pour se rendre en tapinois chez l’électrouvère. Ce dernier les reçut fort aimablement, dans la grand-salle jonchée de papiers abondamment couverts d’écritures ; car sachez qu’il créait nuit et jour, besognant sans trêve. Ces poètes faisaient partie de l’avant-garde, tandis que l’électrouvère composait dans le style traditionnel ; en effet, Trurl qui s’y entendait fort peu en matière de poésie, avait pris pour modèle les grands classiques afin d’élaborer ses programmes « inspirateurs ». Et les nouveaux venus se gaussèrent si fort de notre électrimeur que ses tubes cathodiques menacèrent d’éclater. Après quoi ils se retirèrent en grand triomphe. La machine possédait cependant un système d’autoprogrammation, ainsi qu’un circuit spécial fonctionnant comme amplificateur d’ambition ; ajoutons que celui-ci était pourvu de coupe-circuit d’une intensité de six kiloampères. C’est pourquoi la situation évolua très rapidement. Les vers de notre électrimeur se firent obscurs, ambigus, turpistes, magiques et émouvants jusqu’à en devenir totalement incompréhensibles. Aussi, lorsqu’un nouveau groupe de poètes vint à son tour pour se gausser et se jouer de la machine, celle-ci riposta immédiatement par une improvisation d’une telle modernité, qu’ils en eurent littéralement le souffle coupé.
[…]
Dès lors, nul artiste ne put résister à la fatale tentation de défier l’électrouvère en un tournoi lyrique. C’est pourquoi les plus audacieux accouraient de toute parts, portant avec eux besaces et classeurs bourrés de volumineux manuscrits. L’électrouvère laissait tranquillement déclamer chaque nouveau venu, après quoi, il calculait l’algorithme de son poème, s’en inspirait et répondait par des vers qui, conçus dans le même esprit, étaient cependant de deux cent vingt à trois cent quarante-sept fois meilleurs.

[Par la suite, de nombreux poètes, classiques et modernes, se suicident. D’autres demandent aux autorités d’ordonner la désactivation de la machine à produire des poèmes mais se heurtent à l’enthousiasme de la presse et du public pour le rimeur électronique qui « écrivant simultanément sous plusieurs milliers de pseudonymes, était toujours prêt à leur fournir à chaque occasion un poème de la longueur souhaitée ». D’autres encore tentent de détruire la machine et menacent son créateur, Trurl, qui se résout à la mettre hors service, pour se laisser finalement attendrir pas les supplications lyriques qu’elle lui adresse. Suivront de nouveaux rebondissements, dont, sans entrer dans leur détail, la cause première mérite amplement, quant à elle, d’être mentionnée et méditée : « Nonobstant, lorsque le mois d’après il reçut sa note d’électricité et qu’il lui fallut payer l’énergie dépensée par la machine, il manqua véritablement défaillir »…]

Stanislas Lem
La Cybériade (1965)
Extrait de la quatrième partie, Les sept croisades de Trurl et Clapaucius :
« Croisade n° 1 bis ou l’électrouvère de Trurl ».
(Traduction du polonais de Dominique Sila, 1980.)
https://www.parislibrairies.fr/livre/9782330186364-la-cyberiade-lem/
Tableau : « L’expérience malheureuse », huile sur toile, Victor Brauner, 1951 (MNAM)
