
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
L’étudiante dit j’ai appris la broderie car j’avais besoin de ralentir le temps. J’ai l’impression qu’on m’a mise dans un temps qui n’est pas le mien. C’est pourquoi j’aime pratiquer des activités répétitives, c’est une sorte d’hypnose.
Elle brode des figures d’animaux. On ne voit pas la broderie qu’elle fabrique.
La dentellière, non la brodeuse, s’endort sur son ouvrage.
La tête appuyée sur la main droite, le coude posé sur la table couverte d’une nappe rouge à motifs qui ressemble à un tapis. Un autre tapis à l’avant fait des plis, des vagues.
Ses paupières se sont alourdies puis abaissées, ses yeux se sont fermés.
Elle est vêtue d’un corsage rouge presque pourpre dans une matière soyeuse, luisante, à col blanc. La nappe, le tapis ont aussi pour dominante ce rouge riche.
Elle brodait des motifs d’animaux. Des animaux qu’on voit dans les livres ou dans les zoos. On les connaît en images et peut-être qu’on les a mieux regardés que les animaux vrais : lions, girafes, zèbres, des perroquets, des ibis.
Un verre à demi rempli est posé sur la table. La brodeuse a bu. Le sommeil est devenu irrésistible. Cette lourdeur des paupières, une petite force tellement puissante, un treuil mental. Elle ne savait pas que les paupières pouvaient devenir lourdes à ce point.
Lourdes, lourdes, on ne peut pas lutter. Elle s’est endormie. Il y a un pichet aussi sur la table. Peut-être qu’elle s’est resservie en vin.
Il se pourrait qu’elle ronfle. La broderie est tombée par terre.
Mais les animaux sont restés. Dans son sommeil ils s’animent. Les animaux qu’elle brodait se mettent à courir, à sauter. Cavalcades en tous sens. Bariolage de couleurs. Les doigts de sa main gauche effleurent le soyeux de la nappe. Elle sent dans son sommeil une chaleur l’envahir. C’est une chaleur tropicale. Même si elle n’est jamais allée au-delà des mers. Chaud extrême, et froidure par instants. Les animaux se sont mis à tourner. Quand elle a tiré sur la nappe le verre est tombé. Les animaux se baignent. Une grenouille. Il y a aussi une corbeille de fruits sur la table. «Il ne fait aucun doute, dit une voix dans le rêve, que ce monde est complètement réel». Rien à voir avec cette fatigue qui vous tire les yeux quand vous fixez trop longtemps votre ouvrage. Il suffit de passer le seuil d’une de ces portes ouvertes, à l’arrière-plan, contigüe au réel. C’est tout près. C’est presque pareil. Elle se redit la phrase dans le rêve. Un lapin aux pattes longues, un hérisson, sortent en même temps de leurs terriers et la regardent. Ils disent ensemble d’une voix grave: «C’est tout près. C’est presque pareil, avec une drôle de façon, éraillée, de prononcer le «eil»». Le tapis nappe file vers l’avant, si ça continue tout va dégringoler. Il faudrait les retenir, ces animaux, les remettre dans la broderie.

Johannes Vermeer, Het Slapende Meisje (La jeune fille assoupie), 1656-1657.