
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Il y avait
hier
dans la façon dont
le disque du soleil couchant s’enfonçait dans l’océan
jusqu’à devenir
une toute petite lame horizontale et encore un peu brillante
– nous étions au lieu-dit Kerguerriec, près de la réserve d’oiseaux –
quelque chose des pièces d’or qui se trouvent
dans le tableau de Vermeer qui s’appelle La Femme à la balance, La Peseuse d’or
et que nous avons vu l’année dernière en Amérique
à Détroit
de l’autre côté de l’océan qui est là et dans lequel, chaque soir, ici, le soleil sombre.
Le disque du soleil lointain, sur la ligne des eaux
perdait de minute en minute son éclat orangé.
C’est long, une minute,
et suffisamment court pour qu’on puisse s’absorber dans la seule activité
de regarder.
C’est long une minute, quand on ne fait que regarder le soleil,
le déclin du jour présent.
Quelque chose de cet éclat s’atténuait
dans la coloration d’abord de feu d’artifice des bandes de nuages horizontaux
qui se superposaient à l’astre,
le soleil descendait tout en gardant sa forme parfaite,
les rubans de nuages horizontaux devant lui se déchiraient, se déchiquetaient,
pâlissaient, se laissant colorer encore vivement,
mordorés là où ils se faisaient transpercer par le rouge orangé
déclinant de minute en minute
du soleil
comme un tison
comme un tison qui meurt doucement parce qu’on l’a tiré du feu.
Ce disque fin, en partie enfoncé dans les nuages horizontaux juste au-dessus de l’océan
où il va glisser comme une pièce dans une drôle de tirelire
sur fond de cris d’oiseaux,
sur fond de cris déchaînés de pétrels, de mouettes, de goélands, de macareux, de
guillemots, de sternes,
énumérés sur le panneau que nous regardions tout à l’heure à l’intention des promeneurs –
haut dans les airs, on entendait aussi une alouette – de macareux, de goélands dont les cris résonnaient en bas,
dans les anfractuosités des rochers,
qui crient «la nuit arrive» alors qu’elle est encore à distance,
passant au-dessus de nos têtes en vols planants
et se posant en bas sur l’eau
ou disparaissant
dans les anfractuosités des rochers cavernes hantées par les échos de l’océan,
les grondements de la mer dans son remuement perpétuel
auquel nous ne prêtions même pas attention.
Le soleil pendant ce temps, avec sa cohorte de nuages horizontaux, pâlissait
et prenait l’allure d’une pièce d’or incertaine dans un tableau de Vermeer,
les quelques pièces posées sur le plat de la table brun jaune dans La Femme à la balance et qui font de tout petits éclats.
Que pèse-t-elle?
Un amour ? La valeur de la vie ?
L’image du Jugement dernier est derrière elle avec un Christ bras et jambes écartés dans une mandorle en or dépoli, en or terreux,
un orangé inquiétant, brillant et éteint à la fois, blafard
dans un ciel qui ne ressemble pas du tout à celui que nous avons sous les yeux.
Léger épaississement du trait de pinceau par endroit pour marquer
la ligne de la pièce représentée en raccourci.
Et ensuite, la lumière baissant toujours, c’était comme
ces minuscules éclats sur les plateaux du trébuchet que tient la femme.
Minces, tellement discrets
qu’on n’est pas sûr de les voir
qu’on ne peut pas dire si vraiment on les voit ou si on les suppose
ou si ce qu’on voit est simplement la coloration de l’intérieur des minuscules plateaux de cuivre représentés par Vermeer.
Les phares au loin ont commencé à s’allumer.
Celui de la Pointe des Espagnols, celui de la Pointe saint Matthieu
et encore plus loin, celui de Molène.
Les deux pans de la veste bordée de fourrure blanche de La Peseuse d’or
s’entrouvrent sur un ventre jaune qui s’incurve
comme une lune.
#96/ Tout autour de Vermeer (1)
#98/ Tout autour de Vermeer (2)
#103 / Tout autour de Vermeer (3)