
Une voix lui parvient dans le noir. Une voix venue du dehors d’un temps ancien qu’aucune oreille ne capte. Une voix qui n’effleure aucune membrane ne frappe aucun tympan. Couché sur le dos il l’entend. Il ne peut pas l’oublier. Elle passe entre ses os. Elle creuse ses tempes. Descend dans sa gorge. Elle ne résonne pas mais laisse sa trace indélébile. Ce n’est pas un cri. Ce n’est pas une pensée. Une modulation dans le souffle.
Parfois tu crois reconnaître cette voix dans la voix de cet inconnu. Tu reconnais le visage de cet homme que tu n’as pourtant jamais vu en l’entendant simplement parler. Son timbre. Son accent. Cette inflexion en fin de phrase. Cela revient par vagues. Une odeur dans l’air. La friction d’un pas. L’écho d’un cri dans un couloir. La peur viscérale. Des fragments disséminés dans chacune de ses phrases. Une main peut-être dont le mouvement s’interrompt net. Une raideur dans le poignet. Une lumière trop vive dans le fond d’un couloir. Tu ne peux pas ne pas y penser. Un objet coincé au fond de la gorge. Un nom sans visage. Un visage d’une autre époque. Était-ce lui ? Est-ce bien lui ?
Tu reviens sur tes pas. Tu tentes d’écouter à nouveau. Allongé dans le noir de ta chambre tu repasses plusieurs fois l’enregistrement. Est-ce la même voix ? Épuisé par l’effort de mémoire. Obligé d’écouter en boucle les tortures que décrivent les prisonniers enregistrés. Ce que tu as vécu toi aussi. Ce n’est pas la même langue mais c’est la même souffrance. Ce n’est plus la même voix. Mais quelque chose insiste. Tu reviens sur tes pas encore une fois. Tu ne sais plus vraiment ce que tu traques. La vérité de ta recherche. Ton enquête secrète. Ta présence ? Ta propre mémoire ? La voix envahit l’obscurité de la pièce. Elle se fige. Dans un souffle retenu à la dernière seconde. Ce frottement dans le noir. Cette manière de se taire tout en parlant.
Il dit tu. Il le désigne sans hésitation. Il sait que c’est lui. Tu es là. Sur le dos. Immobile. Tu n’as pas bougé. Tu n’as pas dormi. Tu n’as pas quitté l’obscurité de la pièce. Tu n’as pas quitté ton corps. Tu n’as pas quitté la prison de Saidnaya. Tu ne réponds plus. Tu ne le peux pas. Tu n’as pas de bouche ici. Seulement un corps, allongé dans l’écoute, la torture des mots répétés hors du corps, et la voix qui avance, et frotte ses bords contre les parois du crâne.
Quand tu fermes les yeux, rien ne change. Quand tu les ouvres, rien ne change non plus. Tu es là dans le noir de la pièce comme en plein jour. Tu ne bouges pas. Tu n’ouvres plus les yeux. Tu ne peux plus rien voir. Tu es à l’écoute désormais. Le noir est plus dense que la paupière, plus ancien que l’œil. La voix continue à parler. Tu l’écoutes pour mieux l’entendre. Elle vient de ta gauche. Non de l’arrière. Non de dedans. Et pourtant elle t’entoure. Elle te saisit. Elle t’emprisonne. Elle touche ton oreille sans te toucher. Plus rien ne peut te blesser. Elle reste suspendue, comme si le noir la retenait dans son propre souffle. Une caresse cruelle. Fantomatique.
Il dit des choses que tu sais depuis longtemps déjà. Il dit des choses que tu as oubliées. Il les invente. Tu finiras tel que tu es. Tu es allongé là et tu n’as pas quitté le sol de ta prison. Tu te souviens. Tu oublies. Tu n’as plus de souvenirs, mais tu les reconnais quand ils reviennent t’entêter ? Quand ils frôlent ta peau depuis le dedans. L’œil intérieur retourné sur lui-même. Tu te souviens du parfum du jasmin dans les rues de Damas. Le bruit des pas qui résonnaient dans le couloir étroit. Une phrase dans une autre langue. Tu n’apprécies pas la saveur de la pâtisserie provenant de ton pays d’origine, offerte par cet homme que tu traques en secret. Tu t’approches de lui très lentement. Tu passes à ses côtés. Derrière lui dans la file du café tu l’évites au dernier moment en le frôlant à peine. Tu sens l’odeur de sa peau. Tu respires son parfum si particulier. Tu le dévisages sans un regard. Rien ne se fixe entre vous. Tout se dérobe. Tu ne sais plus qui suit qui. Qui tu es. Qui tuait ? Si c’est toi qui le traques ou lui qui s’approche de toi, s’accroche. Tu as peur qu’il t’ait reconnu. Mais il a tout oublié. Il a fui le pays pour tout oublier. Tu es tout son contraire. Tu n’oublies rien. Tu veux qu’il paie pour ce qu’il a fait. Il a cru t’effacer. Tu t’évades.
C’est une voix sans visage. Une voix sans corps. Une voix qu’on peut reconnaître pourtant, qu’on peut identifier. Elle pèse sur ta poitrine. Elle s’allège parfois mais c’est un leurre. C’est pour mieux te tromper. Elle flotte au-dessus de ton front puis revient s’écraser derrière tes yeux. Tu ne peux t’y soustraire. Même le silence qu’elle laisse derrière elle parle encore de toi, de ta souffrance.
Tu n’es pas seul. Tu ne l’as jamais été. Même dans le noir. Même avant le noir. Tu as toujours été plusieurs. Celui qui gît par terre. Celui qui parle. Celui qui n’a pas de voix. Celui qui écoute. Celui qui espère. Celui qui trompe son monde. La division est ancienne. Plus ancienne que l’enfance. Plus ancienne que le nom que tu portes et tous ceux que tu empruntes pour te cacher. Pour continuer à vivre sans vivre.
Tu ne cherches pas à comprendre. Tu ne sais pas penser ici. Tu ne peux qu’écouter. La voix est déjà là. Sans appel. Elle ne demande rien. Elle n’attend rien de toi. Elle dit encore. Et parfois elle dit qu’elle va se taire. Mais elle continue à parler. Ce n’est pas pour toi qu’elle parle. Ce n’est pas contre toi non plus. C’est ce qui reste quand tout le reste est détruit. Quand la nuit n’est plus que le fond de la nuit. Quand le silence s’est retourné sur lui-même. Quand la mémoire fait mal sans parvenir à tuer. Quand les murs avancent à rebours. Quand on te libère mais que la vengeance devient ta prison.
Et pourtant elle vibre cette voix. Elle vibre comme si elle voulait que quelque chose se lève en toi. Quelque chose du corps inerte que tu as laissé là-bas. Quelque chose qui deviendrait un geste. Une pensée. Un mouvement. Un espoir ? Mais rien ne vient. Tu écoutes. Tu reconnais la voix de ton bourreau. Tu respires en elle. Tu ne bouges pas. La voix reste en toi, t’obsède. Tu es son prisonnier.
Et dans le noir, ça recommence.
Un texte écrit à partir du film « Les fantômes » de Jonathan Millet
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