
Lorsque Vuitton a dévoilé sa nouvelle boutique baptisée « The Louis », semblable à un bateau de croisière, devant le HKRI TaiKoo Hui sur Nanjing Road, la vue de cet énorme et ridicule paquebot couvert de logos LV scintillants m’a rappelé l’immense bâtiment en forme de malle monogrammée LV sur les Champs Elysées à Paris l’an dernier. À l’époque, lorsque j’avais vu de loin apparaître cette énorme valise en aluminium surdimensionnée de Louis Vuitton, c’était comme si le paysage urbain célèbre dans le monde entier que je regardais avait été soudainement oblitéré par un brouillage pixellisé à l’endroit intime que l’on imagine forcément merveilleux. C’était à rire ou à pleurer, et en même temps, cela donnait furieusement envie de « dé-filigraner » afin de redonner au bâtiment sa dignité. On aurait voulu appuyer sur le bouton « retour en arrière » ou « avance rapide » pour sauter cette partie de la rue. J’étais non seulement choqué, mais aussi affligé par le comique ridicule de la chose.
Aujourd’hui, à la fin de la saison des pluies, le paquebot The Louis est là, sous un soleil étouffant, émettant une lumière aveuglante de mille reflets métalliques sur la coque en acier inoxydable, couvert d’un psoriasis de motifs et de symboles LV, surmonté de l’imposante cabine faite d’une grosse pile de sacs. Les nouvelles fleurs, les vieilles fleurs, le nouvel amour, le vieil amour, ne révèlent donc rien. Tout cela produit le même choc et le même sentiment comique qu’à Paris, et en même temps, je ressens ici à Shanghai une sorte de consternation propre à notre époque.
Le « choc » recherché par le geste de Louis Vuitton n’est que la répétition d’un vieux truc. La surprise provoquée par une embarcation aussi gigantesque est principalement dû à sa taille. Son échelle démesurée a complètement escamoté son caractère marchand, ne laissant apparaître qu’une dimension symbolique. Ce choc est devenu un choc symbolique. Il faut prendre conscience que la marque ne se préoccupe pas de la valeur d’usage. On pourrait même dire que LV est le symbole marchand de l’inutile, ou que sa fonction est uniquement d’offrir ce genre de choc symbolique. Cela rappelle le présentateur de variétés Wu Zongxian, qui avait délibérément souligné qu’il portait des vêtements Louis Vuitton lors d’une émission et demandait à ses voisins de ne pas masquer le logo LV. C’était tout aussi ridicule.
La malle Louis Vuitton de Paris et le paquebot de Shanghai sont si grands qu’ils dépassent largement leur taille normale, ce qui leur confère un caractère inhumain, les transformant en « totems » et « fétiches » qui suscitent l’adoration. À l’instar des idoles religieuses qui utilisent toujours une échelle surhumaine pour intimider les gens, Louis Vuitton tente également d’utiliser des totems de taille surhumaine pour impressionner les consommateurs, afin de s’attribuer un pouvoir spirituel et de se sanctifier. Louis Vuitton a tellement investi et dépensé si ouvertement que ce « sacrifice » commercial impose par lui-même au public un sentiment de sacralité. Pourtant ce n’est au fond pas très différent d’un McDonald’s qui fabriquerait un hamburger aussi grand qu’un immeuble, ou d’un kebab de banlieue qui érigerait un kebab aussi haut que la Pearl Tower.
Selon Lacan, l’émergence du fétichisme est liée à l’angoisse de castration ou à l’absence phallique. Le paquebot construit par Louis Vuitton à Shanghai, dont on dit qu’il est le seul magasin Louis Vuitton au monde à avoir la forme d’un bateau, tombe à pic car il semble involontairement exprimer le désarroi de notre époque d’une manière étincelante. Nous réalisons soudain que nous, qui sommes avides de navigation, avides de direction, sommes tombés inopinément dans cette époque apparemment stagnante tout en ayant le sentiment d’être dans un monde qui recule à toute vitesse. Nous ne pouvons pas nous empêcher de nous sentir inévitablement perdus et face à un dilemme !
La guerre entre la Russie et l’Ukraine qui a suivi l’ère post-épidémique, la lutte entre Israël et Iran, l’obscurcissement de la justice, le cynisme des puissances mondiales, l’égoïsme du pouvoir, la stagnation économique, la régression des idées, la résurgence de propos dépassés, les difficultés de la survie individuelle, les performances rhétoriques des puissants et des riches au nom de la vérité, tout cela a rendu les gens confus, fatigués et perplexes.
Dans cette situation de désarroi il semble que l’on ne puisse que se tromper en avançant et en reculant, innocents et impuissants, avec The Louis qui soudain apparait comme le parfait bateau de croisière de l’époque.
Ce paquebot « Louis » semble donner aux gens l’illusion qu’il peut prendre la mer à tout moment ou qu’il navigue vers une destination lointaine, mais en réalité il ne vous mènera pas en mer, et encore moins au loin. Il restera seulement immobile et échoué dans cette rue commerciale de plus en plus déprimée de Nanjing Road, devenant un totem marchand sur le point de se vider de son sang. Et sa coque métallique, aussi brillante qu’un miroir, ne reflétera que votre visage excité et congestionné par le choc, vos yeux rivés sur l’appareil photo de votre téléphone portable, votre âme vide, incapable de s’orienter malgré toutes vos élégances et raffinements. Reflet ultime de votre vie confuse actuelle. De plus, même si ce navire naufragé exige un pass VIP comme l’Arche de Noé, il coûte une fortune pour y rester quelques instants afin d’oublier un moment vos crédits et vos dettes . Ainsi cet énorme paquebot Louis Vuitton est une parfaite métaphore de notre monde à la dérive. On dirait qu’il vogue dans les rues animées, mais en réalité il est enlisé sans défense à la croisée des chemins. Depuis sa construction il est devenu une coquille vide, aussi belle, clinquante et lumineuse que le Titanic, vouée au naufrage.
Évidemment ce drôle de « Louis » nous fait aussi comprendre que le monde est devenu comique et ridicule, et qu’il n’est sans doute déjà plus qu’une sorte de grande poupée gonflable vide en celluloïd brillant. N’étant plus en mesure de fournir aux gens un « contenu » fiable et stable, il ne peut que surprendre avec des « formes » vides et tape-à-l’œil afin de procurer un faux réconfort physique et métaphysique.
Rédigé hâtivement le 26 juin 2025 à la cantine de Star Daddy*, HKRI TaiKoo Hui.


Zhang Sheng est écrivain et professeur au collège des sciences humaines de l’université de Tongji.
article publié le 26 juin 2025 sur WeChat, compte public « frenchtheory ».
https://mp.weixin.qq.com/s/t9AmnRYnNFQQmvRx-HEDTQ
traduction DeYi Studio
* Star Daddy est le surnom Shanghaien moqueur de Starbuck