
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Nous sommes chez la reine d’Angleterre. C’est l’été des jeux olympiques à Londres et Buckingham a ouvert ses collections de joyaux et de peintures au grand public. Nous sommes nombreux. Cette salle du palais n’est pas climatisée. Un filin de métal nous tient à distance des tableaux. Il doit y avoir un mètre cinquante entre les peintures et nous, les spectateurs.
Tout au fond d’une pièce que le bruit, la distance, les dorures ambiantes, rendent lointaine, deux personnages de Vermeer s’adonnent à la musique. Tout au fond de cette pièce peinte est accroché un miroir qui reflète la jeune femme debout, de dos, faisant face à son clavecin, son épinette. Difficilement lisible depuis la foule moite qui piétine, ce reflet matérialise l’insaisissable, il vous ferait perdre le contact avec le monde tangible qui vous entoure. C’est vertigineux. Impossible de savoir si c’est la distance ou la touche de Vermeer qui crée cette difficulté pour l’œil à accommoder, et si vous vous penchez trop, un gardien vous rappelle à l’ordre. De toutes façons il faut avancer car derrière vous les autres font la queue et vous pressent.
Un homme aux cheveux longs, en tenue noir et blanc, appuyé sur une canne, raide, sévère, se tient aux côtés de la jeune femme de dos. Dans ce tableau tout est coupé, les corps, les objets, le tapis monumental au premier plan, une toile au mur, sur la droite où l’on distingue une espèce de torsade sans doute humaine.
La leçon de musique. L’homme donne une leçon de musique à la jeune femme debout devant le clavecin. On ne voit pas les mains de la joueuse. Personne ne s’occupe de l’encombrante viole de gambe posée au sol derrière elle. L’homme a les lèvres entr’ouvertes mais si c’est pour suggérer qu’il chante, ce n’est pas convaincant. Le visage de la femme, reflété dans ce miroir qui enfonce le spectacle dans des profondeurs incertaines, est légèrement tourné vers cet homme plutôt sinistre. C’est un gentilhomme, il est bien habillé, manches bouffantes, col blanc, écharpe oblique en travers du corps. À gauche deux grandes fenêtres masquent le dehors et permettent à la lumière d’entrer.
Le tableau s’appelle quelquefois La leçon de musique, quelquefois Gentilhomme et dame jouant de l’épinette. Il s’est appelé autrefois Une demoiselle jouant du clavecin dans une pièce avec un monsieur qui l’écoute, Une femme jouant de l’épinette en présence d’un homme qui semble être son père. A droite, dans la grosse torsade beige sur le tableau tronqué, un éminent historien de l’art a identifié la composition d’une Charité romaine de l’atelier du peintre van Baburen qui appartenait à la belle-mère du peintre, chez qui Vermeer et sa nombreuse famille habitaient. La confrontation entre le thème antique de la Charité romaine (une fille sauve son père de la mort en lui donnant le sein) et l’atmosphère raide et glacée de ce moment musical est saisissante.
À gauche le vide, à droite l’encombrement des objets. Le miroir, le clavecin, la chaise, la table couverte de son tapis, s’échelonnent de manière rigide, presque mécanique. Seul objet vu en entier, une aiguière, sur le côté, intensément blanche, modelée par la lumière, est posée sur un plat fin, doré, en raccourci, légèrement tronqué lui-aussi. De l’autre côté, c’est le vide, il n’y a rien. Que lire dans les marbres du sol, les lignes du tapis, le dessin des vitraux, les motifs ornementaux du clavecin?
Et en avant du tableau ? Dans le hors-champ que le troupeau des visiteurs emplit aujourd’hui ? Cette forme de meuble indéfinissable reflétée tout en haut du miroir? Il est peu probable que l’atelier de Vermeer ait ressemblé à cette salle de palais même si elle date peut-être de l’époque où il vivait. Quel désordre, de couleurs, de pinceaux, de flacons, de pots, de palettes à été là, à notre place, pour que le tableau se fasse ? Ou tout était-il bien rangé ?
De ce côté-ci du filin qui nous sépare des biens de la reine, nous formons une ligne horizontale dont le bavardage s’écoule distraitement devant des tableaux dont les protagonistes nous ignorent. C’est un peu plus tard que je déchiffrerai sur mon téléphone portable, l’inscription que je ne parviens pas à lire sur le couvercle du clavecin: MUSICA LAETITIA COMES MEDICINA DOLORUM: la musique, compagne de la joie, remède de la douleur.

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