
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1901
Quand nous subissons à notre insu cette invisible contagion du public dont nous faisons partie, nous sommes portés à l’expliquer par le simple prestige de l’actualité. Si le journal du jour nous intéresse à ce point, c’est qu’il ne nous raconte que des faits actuels, et ce serait la proximité de ces faits, nullement la simultanéité de leur connaissance par nous et par autrui qui nous passionnerait à leur récit. Mais analysons bien cette sensation de l’actualité qui est si étrange et dont la passion croissante est une des caractéristiques les plus nettes de la vie civilisée. Ce qui est réputé « d’actualité », est-ce seulement ce qui vient d’avoir lieu ? Non, c’est tout ce qui inspire actuellement un intérêt général, alors même que ce serait un fait ancien. A été « d’actualité », dans ces dernières années, tout ce qui concerne Napoléon ; est d’actualité tout ce qui est à la mode. Et n’est pas « d’actualité » ce qui est récent, mais négligé actuellement par l’attention publique détournée ailleurs. Pendant toute l’affaire Dreyfus, il se passait en Afrique ou en Asie des faits bien propres à nous intéresser, mais on eût dit qu’ils n’avaient rien d’actuel. – En somme, la passion pour l’actualité progresse avec la sociabilité dont elle n’est qu’une des manifestations les plus frappantes ; et comme le propre de la presse périodique, de la presse quotidienne surtout, est de ne traiter que des sujets d’actualité, on ne doit pas être surpris de voir se nouer et se resserrer entre les lecteurs habituels d’un même journal une espèce d’association trop peu remarquée et des plus importantes.
Bien entendu, pour que cette suggestion à distance des individus qui composent un même public devienne possible, il faut qu’ils aient pratiqué longtemps, par l’habitude de la vie sociale intense, de la vie urbaine, la suggestion à proximité. Nous commençons, enfants, adolescents, par ressentir vivement l’action des regards d’autrui, qui s’exprime à notre insu dans notre attitude, dans nos gestes, dans le cours modifié de nos idées, dans le trouble ou la surexcitation de nos paroles, dans nos jugements, dans nos actes. Et c’est seulement après avoir, pendant des années, subi et fait subir cette action impressionnante du regard, que nous devenons capable d’être impressionnés même par la pensée du regard d’autrui, par l’idée que nous sommes l’objet de l’attention de personnes éloignées de nous. Pareillement, c’est après avoir connu et pratiqué longtemps le pouvoir suggestif d’une voix dogmatique et autoritaire, entendue de près, que la lecture d’une affirmation énergique suffit à nous convaincre, et que même la simple connaissance de l’adhésion d’un grand nombre de nos semblables à ce jugement nous dispose à juger dans le même sens. La formation d’un public suppose donc une évolution mentale et sociale bien plus avancée que la formation d’une foule. La suggestibilité purement idéale, la contagion sans contact, que suppose ce groupement purement abstrait et pourtant si réel, cette foule spiritualisée, élevée, pour ainsi dire, au second degré de puissance, n’a pu naître qu’après bien des siècles de vie sociale plus grossière, plus élémentaire.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Gabriel_Tarde