
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1939
… Charlotte travaillait dans un magasin qui avait été parmi ses tout premiers clients à l’époque de ses premières figurines. Elle était chargée de l’arrangement des étalages et des vitrines, si bien qu’il lui arrivait quelquefois de travailler quand le magasin fermait l’après-midi et que les autres employés partaient. Wilbourne, et parfois McCord, l’attendaient dans un bar, juste au coin de la rue, où ils dînaient de bonne heure. Puis McCord s’en allait pour commencer au journal sa journée à l’envers, et Charlotte et Wilbourne retournaient au magasin qui maintenant se mettait à vivre une existence sens dessus dessous, bizarre et infernale. La caverne en béton chromé et en marbre synthétique qui, pendant huit heures, avait été remplie du bourdonnement vorace, impitoyable des clients emmitouflés dans leurs fourrures, des grimaces enrégimentées, figées, des vendeuses-robots en robe de satin, était vide maintenant. Miroitante et paisible, emplie d’un silence aux échos de caverne, elle se rapetissait, pleine d’une fureur sombre, tendue, comme une clinique de nuit vide où une poignée de chirurgiens et d’infirmières pygmées luttent cérémonieusement à voix basse pour quelque vie obscur et anonyme. Et Charlotte s’y évanouissait également (elle ne disparaissait pas : il la voyait de temps à autre, consultant quelqu’un en pantomime au sujet de quelque objet que l’un d’eux tenait à la main, ou entrant ou sortant d’une devanture) dès qu’ils entraient. Il avait généralement un journal du soir et, pendant deux ou trois heures, il restait assis sur quelque chaise fragile entouré de mannequins désarticulés au doux corps sans organes, aux visages d’une sérénité presque incroyable, de brocards drapés, de sequins ou du reflet de pierres du Rhin. Des femmes de ménage s’approchaient à genoux, poussant leur seau devant elles comme si elles appartenaient à une espèce différente surgie, à la manière des taupes, d’un tunnel, d’un orifice conduisant du centre même de la terre, et servant quelque obscur principe d’hygiène, non vers le resplendissement muet qu’elles ne voyaient même pas, mais vers le royaume souterrain où elles retourneraient avant le jour. » …
William Faulkner, Les palmiers sauvages, 1939, trad. M.E. Coindreau, 1952, Gallimard pp.125-126.