
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Soirée de mai, quelques pêcheurs au bord de la rivière, nous marchons avant que la nuit tombe, l’odeur des fleurs d’ajoncs, de sureau, les oiseaux rentrent, au loin tu me montres, sur l’autre rive, un nid de grues que je ne vois pas, je suis myope, on les entend. Elles font un énorme boucan, des bruits de gorges humaines.
Une autre promenade arrive dans la conversation où chacun évoque ses voyages, une autre promenade de bord de rivière, de fleuve, le long de l’Elbe, à Dresde où je me trouvais pour Vermeer: – L’Entremetteuse, La Liseuse à la fenêtre. J’étais seule, il y avait des herbes hautes que l’été jaunissait, beaucoup de cyclistes, les rives aménagées puis sauvages, longeaient à distance des zones périurbaines, une route à quatre voies. Cela ressemblait un peu à nos bords de Goyen en bien plus ample, bien plus civilisé. Une autre échelle, celle de l’Elbe aux abords de Dresde. Avec de riches villas dans le style de Palladio sur la rive d’en face.
Tu demandes ce qu’il me reste, plusieurs années après, de ce voyage-Vermeer, et quel est aujourd’hui, après cette expérience, mon tableau préféré. Je ne sais pas, presque tous, des détails… Ce qui me reste c’est le pouvoir de revoir avec précision, tel tableau, telle partie d’un tableau, je le fais au moment de m’endormir, ou la nuit quand je ne retrouve pas le sommeil. C’est comme un pouvoir magique, le même qu’avec les poèmes qu’on apprend par cœur. La main de l’Astronome se pose sur le globe, celle de la Femme à l’aiguière sur la fenêtre bleutée qu’elle entr’ouvre, ou bien j’effleure des yeux le panier accroché au mur du portrait de la Laitière, le tremblement de l’eau dans la Vue de Delft.
Le Vermeer de Brunswick, j’étais seule, dans une salle de l’hôtel de ville parce que le musée était en travaux. Le tableau est presque moche, peut-être faux, sauf la couleur de la robe et les objets sur la table. J’étais seule et j’avais parlé longuement avec le jeune homme qui faisait office de gardien et ne s’intéressait nullement à Vermeer. À Delft ? Non à Delft il n’y a pas de Vermeer. Il y a juste la ville de Vermeer conservée comme dans un tableau. La vue de Delft appartient au musée de La Haye. Il paraît que pour l’expo qui a lieu à New York en ce moment on a édité un t-shirt avec la liste de toutes les villes où La Jeune fille à la perle a été exposée ces dernières années. Pendant mon voyage elle était à Tokyo, c’est le seul Vermeer que je n’avais pas vu, avec Le concert à trois qui a été volé. J’avais vu La jeune fille à la perle à la Haye quand j’étais jeune. Elle était un peu moins célèbre et s’appelait La jeune fille au turban. Le roman de Tracy Chevalier n’était pas encore publié.
Les Vermeer de Dresde, tu les connais aussi : il y a une Jeune fille de profil qui lit une lettre à la fenêtre, dans une ambiance verdâtre, la fenêtre est ouverte, on voit son reflet sur les carreaux et la lettre un peu chiffonnée répond aux lignes ondulées de ses vêtements. Il y a aussi L’Entremetteuse qui serait une œuvre de jeunesse – la grosse main chaude du type qui enlace la jeune femme en lui montrant la pièce qu’il tient de l’autre se pose sur son corsage d’un jaune éclatant. Si on ne savait pas que c’est un Vermeer, pas sûr qu’on y penserait. Nous sommes de retour sur la place de l’église de notre village et la nuit est tombée, le ciel s’est étoilé, on n’entend que le bruit de nos pas sur les pavés, la chouette-effraie dans le clocher.

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