
Boulevard de la Villette, Paris 10ᵉ, le 21 septembre 2018
Je porte rarement mes cheveux lâchés, j’ai besoin qu’ils soient relevés, disciplinés, comme si je tenais à mettre un peu d’ordre dans le désordre de ma tête. J’aime le regard que portent les filles sur moi dans la rue, mais je préfère la caresse d’un homme. J’aime danser comme j’aime courir pour me vider la tête. Dans les fêtes, j’aime me déguiser. Je peux rester ainsi des heures, casque sur les oreilles, à écouter la voix d’un ami ou une chanson en boucle. Je n’aime pas qu’on croie que je m’ennuie. Je suis absorbée. J’aime beaucoup les voyages, je suis attirée par les pays asiatiques, le Vietnam, le Cambodge, j’y suis allée à plusieurs reprises. Le matin, au petit-déjeuner, j’aime la confiture de fruits rouges sur mes tartines de pain. La confiture, cela me rappelle mes vacances chez mes grands-parents dans la Creuse. Le cuir de mon blouson me protège. J’ai le réflexe de croiser les jambes et de pencher la tête. Je me sens parfois observée sans lever les yeux. Le lobe de mon oreille est attaché, on m’a dit que c’est un trait génétique récessif. Les bruits de la rue me parviennent comme un fond sonore déformé. J’ai toujours besoin de musique, c’est comme un rempart, un écran qui me garde à distance du monde. Je déteste quand on m’interrompt pour demander l’heure ou une cigarette. Je crois deviner les regards posés sur moi, sans chercher à les confirmer. J’ai grandi en me méfiant des silences dans les conversations. J’aime les applications qui gardent trace de mes déplacements, comme si mon téléphone écrivait mon journal intime à ma place. Je note parfois des idées dans l’application Bloc-notes mais je les efface avant de me coucher le soir. Je peux rester immobile longtemps sans éprouver d’impatience. J’aime sentir le vent sur mon visage, cela me donne la chair de poule. Sans mes lunettes je me sens nue. Les bancs sont des refuges temporaires, comme les arrêts de bus où je n’attends personne. Je n’aime pas qu’on devine ce que j’écoute. Quand j’étais enfant, j’imaginais avoir des enfants et j’avais décidé de leur prénom. Aujourd’hui j’ai bien changé sur la vie en couple, je vis mieux avec mes colocataires. J’ai parfois envie de disparaître dans la foule, comme si mon corps pouvait se dissoudre dans le bruit. Je crois que mon visage ne reflète pas ce que je pense vraiment.

Boulevard de la Villette, Paris 10ᵉ, le 21 septembre 2018
Je fume une cigarette chaque fois que je cherche à ralentir le temps. J’ai toujours un mouchoir en tissu dans la poche de mon pantalon. J’aime ma femme mais je ne peux pas m’empêcher de regarder les femmes que je croise dans la rue à la dérobée. C’est plus fort que moi, je les imagine nues ou j’essaie de deviner le son de leur gémissement au moment de faire l’amour. Le banc est pour moi un poste d’observation, jamais un lieu de repos. Mes cheveux gris ne me gênent pas, j’y vois une forme de maturité. Je n’aime pas qu’on m’interrompe dans mes pensées. Quand j’étais enfant, je jouais au football mais j’en garde de mauvais souvenirs. Cela ne m’empêche pas de regarder régulièrement les matchs à la télévision et de supporter Fenerbahçe. Je me méfie de mes propres élans, préfère la retenue. Je m’assois à l’extrémité des bancs pour garder un espace entre moi et les autres. Je n’aime pas le son de ma voix, mais les rares fois où je dois parler dans ma langue maternelle, j’ai l’impression que son timbre n’est pas le même, il sonne différemment, et cela me plait. Je garde mon téléphone dans la poche intérieure de mon manteau, je ne le consulte presque jamais dehors. J’aime le contact de la cigarette entre mes doigts, le geste répété m’apaise. Je ne parle pas aux inconnus. Je me surprends pourtant à observer ceux qui partagent l’espace. J’ai une cicatrice sous l’œil droit qui rend mon visage plus dur que je ne suis. Je ne suis pas sûr de ce que je cherche en me retournant. Je regarde sans intention, mais je regarde quand même. J’ai souvent l’impression d’être invisible. La fumée me protège, comme un rideau. Je reste silencieux, toujours. Je me dis que la vie est faite d’occasions manquées. Je n’ai jamais su aborder quelqu’un sans raison précise. Je crois que mes yeux trahissent ce que je retiens de dire. Je pourrais rester longtemps assis à côté de quelqu’un sans prononcer un mot. J’aime l’élégance discrète, celle qu’on remarque à peine. Je m’habille toujours de sombre. Je porte des chaussettes noires. Je pense souvent à mon père, il ne souriait jamais en public. Je suis de ceux qui préfèrent la nuit. Je fume lentement, comme si chaque bouffée était une manière de retarder la fin. L’été, l’ombre des arbres dessine sur les trottoirs des motifs qui me rappellent les tapis de ma maison d’enfance.
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