
Boulevard de la Villette, Paris 10ᵉ, le 2 octobre 2018
Je regarde devant moi sans vraiment regarder. Je me répète que ma retraite est petite et qu’il faut compter, mesurer, faire durer chaque chose. Je n’ai pas honte, je m’en sors avec ce que j’ai, j’ai toujours appris à me débrouiller, à me contenter aussi. Je vais faire le marché à Belleville, le mardi et le vendredi. Je garde les tickets de caisse dans une boîte en fer. On m’a toujours appelé “le petit”. À soixante-dix ans, ça ne change plus rien. Mes cheveux ont blanchi depuis longtemps, le sommet de mon crâne s’est dégarni, j’ai appris à ne plus y penser. Je sens le vent d’octobre, je baisse un peu la tête, je ne veux pas trop attirer l’attention ni me faire remarquer. J’ai toujours été discret, timide, c’est ma nature. Pourtant, quand je rencontre dans le quartier un ancien du pays, nous parlons longtemps,comme si le temps n’avait pas passé. Mon accent, je ne l’ai jamais perdu. Ma foi m’accompagne, c’est un soutien. Je n’ai pas beaucoup de photos de moi jeune. Je ferme parfois les yeux pour laisser venir les images, et je revois Tunis. Les rues poussiéreuses de mon enfance. J’entends mon père me parler d’avenir. Je me souviens de mon métier de couvreur, les journées longues, les soirs où je rentrais brisé du travail. Je n’ai pas oublié la fatigue, elle est encore là dans mon dos, dans mes mains, dans ma respiration, mais je n’en veux à personne. Je souris en voyant passer un pigeon qui s’approche du banc, avec sa démarche claudicante. Je me dis que ce sont ces petites choses qui me tiennent encore. Je marche doucement, comme si chaque pas pouvait me rappeler une épreuve. Je ne parle pas beaucoup, je garde mes pensées en moi, mais parfois je voudrais qu’on les entende, qu’on sache que j’existe, que j’ai tenu malgré tout ce que j’ai traversé. Je sens encore dans mes gestes une maladresse d’enfant, une manière de m’asseoir trop raide, une façon de baisser les yeux, une retenue qui ne m’a jamais quitté, et pourtant je sais que j’ai vieilli, je le vois bien dans les reflets des vitrines des commerçants, mes cheveux gris, mon allure un peu voûtée, mais au fond de moi je reste le même, je garde cet éclat fragile qui ne m’a jamais quitté. J’ai encore en moi cette naïveté dont se moquait gentiment ma mère, une manière de regarder le monde avec des yeux un peu étonnés.
#163 Sur le banc (1)
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