
Nous sommes sur la passerelle au dessus du second magasin « Beer Lady » à Shanghai. Le premier se trouve à 500 m. d’ici sur la rue Fahuazen, et le troisième dans un autre quartier, près de la station de métro Xinzha Road. Nous allons vous raconter ici l’histoire de Zhang Yindi. Voici donc une petite fable sur la sérendipité, qui est l’art de trouver ce que l’on ne cherchait pas.
Il était une fois une bonne dame shanghaïenne endormie derrière son photocopieur au fond de sa petite épicerie de Fahuazhen Lu. Nous nous souvenons l’avoir réveillée plusieurs fois, toujours souriante et joviale, pour photocopier le passeport d’un ami artiste invité. Il fallait parfois attendre que le photocopieur se réveille aussi, et chauffe un peu avant de s’activer.
À l’époque nous accueillions des artistes pour l’école offshore et nous les logions dans un petit studio à Xingguo Lu. A chaque fois qu’un artiste arrivait à Shanghai il fallait passer l’enregistrer au commissariat, et le commissariat de police du quartier est situé à Fahuazhen Lu. Généralement les étrangers qui se présentent au guichet d’enregistrement n’ont pas pensé à prendre des photocopies de leur passeport, et l’agent de police à l’accueil leur indique une petite boutique face au commissariat pour aller faire une copie. C’était la petite épicerie de Madame Zhang Yindi.

Madame Zhang Yindi avait ouvert depuis longtemps une petite épicerie qui devait faire environ 12m2. Très vite elle avait posé sur son comptoir une photocopieuse afin de rendre service aux étrangers venu s’enregistrer au commissariat voisin. Il n’était pas rare que ces clients de passage achètent une boisson, et assez souvent une bière.
Un jour en attendant que la photocopieuse se ranime nous avons remarqué qu’il y avait un bon choix de bières différentes, au milieu du fouillis des milles produits d’une épicerie de quartier. Quelques mois plus tard le choix avait encore augmenté et nous remarquions qu’une petite table ronde et trois tabourets en bois vernis dans un style pseudo rustique avaient remplacé un rayonnage de produits ménagers. Une autre fois nous constations que la variété des bières disponibles devenait vraiment très étonnante.
Les visiteurs étrangers qui remarquaient comme nous ce choix inhabituel de bière ne connaissaient pas le nom de madame Zhang Yindi, ou ne pouvaient pas le mémoriser. Quelqu’un la surnomma Beer Lady, et cela amusa Zhang Yindi qui par ailleurs aimait bien la bière et avait évidemment remarqué que ses bières lui attiraient des amis et des clients. C’est ainsi que madame Zhang Yindi devint Beer Lady.
Quand madame Zhang Yindi décida d’ajouter deux tables pseudo-bavaroises au milieu de l’épicerie elle se trouva un peu à l’étroit dans sa boutique minuscule. A l’époque elle avait déjà abandonné le commerce de l’épicerie pour ne plus vendre que des bières, mais il devenait évident que l’espace ne lui permettrait pas d’aller au delà des 200 marques de bières qu’elle proposait.
C’est alors que madame Zhang Yindi pu saisir l’opportunité de louer un grand local juste à côté de sa boutique de Fahuazhen Lu afin d’ouvrir un véritable supermarché dédié à la bière. Tout naturellement elle choisi d’utiliser son surnom de Beer Lady comme enseigne du nouveau magasin. De 200 types de bières elle pu ainsi passer rapidement à 1 570 bières différentes.

L’originalité non préméditée du concept de Lady Beer fut de proposer un très grand choix de bières ailleurs que dans un bar. Elle est la première à Shanghai à avoir commencé à vendre en magasin des bières artisanales provenant de plus de 40 pays différents. La combinaison de rayonnages en self-service et de tables où s’installer pour boire et bavarder entre amis semble évidente et banale mais c’est en réalité une sorte d’innovation. L’ambiance clinique d’un supermarché avec sol carrelé, néons industriels et armoires réfrigérées aux portes vitrées n’a rien à voir avec l’ambiance sombre et feutrées des tavernes et autres pubs ordinaires. Les prix sont beaucoup plus abordables que dans un bar. Cela fit l’originalité et sans doute le succès de Beer Lady.
Les problèmes de voisinage causés par le bruit des clients bavardant ou chahutant sur le trottoir transformé en terrasse avec quelques tables et chaises ont obligé madame Zhang à chercher un autre local qui puisse rester ouvert le soir, et c’est celui devant lequel nous sommes, près d’un métro aérien et d’une autoroute dont le vacarme couvre les éclats de voix et les rires des buveurs. Emportée dans son élan par le succès, Beer Lady a ensuite ouvert encore trois autres points de vente à Shanghai, de plus en plus grands.
Toute fable a une morale, mais il n’est pas question pour nous de faire l’apologie du capitalisme. Nous ne chantons pas les louanges du succès commercial de Beer Lady, même si nous ne renions pas un certain éloge de la libre entreprise. Nous ne rêvons pas de voir bientôt autant de Beer Lady que de Starbuck… Ce n’est pas l’obsession du profit qui a guidé Madame Zhang Yindi. Elle a fait ce qu’elle souhaitait faire. Elle a suivi ses intuitions mais surtout son plaisir. Elle aimait simplement la bière et buvait volontiers. Elle était heureuse de partager son plaisir et de se faire des amis avec les défis de buveurs dont elle sortait toujours vainqueur. Madame Zhang Yindi a l’habitude de dire qu’elle aime la bière plus que sa vie, et que la bière contient tout ce qu’elle veut dire et tout ce qu’elle ne peut pas dire.
S’il y a une morale c’est celle de l’opportunisme comme intelligence de la situation.

Texte lu à deux voix, en chinois et en français, avec un petit haut-parleur de guide touristique, le 26 mai 2018, à Shanghai sur la passerelle piétonne au dessus de l’avenue Yan’an, sous l’autoroute et la voie aérienne des lignes 3 et 4 du métro, à l’invitation de Gabrielle d’Alessandro dans le cadre de l’après-midi « Le pont que je prends tous les matins », avec Killian Cahier, Yasmine El Amri, Lang Gancao, Angeline Girard, Pauline Lecerf, Léopold Prudon, Alisson Schmitt.

vue du 5ème Beer Lady à Songjiang, dans la banlieue de Shanghai.
Aujourd’hui, après la crise du Covid et le confinement de Shanghai les trois magasins Beer Lady que nous connaissions sont fermés. Il semble que deux autres sont encore ouverts, celui de Suzhou Creek et celui de Songjiang.
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