De jeunes femmes court-vêtues caressant des carrosseries rutilantes chez un concessionnaire d’automobiles haut de gamme en récitant quelques arguments techniques, voilà des vidéos promotionnelles qu’on oserait plus faire. Et pourtant… Jusqu’à ces derniers jours la marque Lexus (division luxe de Toyota) publiait quotidiennement sur les réseaux sociaux chinois de très courtes vidéos de ce genre, avec une visibilité moyenne. Mais heureusement une femme de ménage, surnommée tante Lei, vient de bouleverser cette morne routine de communication en battant tous les records d’audience. L’un des vidéastes préposés à la production de ces vidéos médiocres s’est amusé la semaine dernière, par plaisanterie ou provocation, à filmer tante Lei qui passait la serpillère près d’une voiture en exposition. Il lui a demandé de vanter la voiture en lui faisant répéter quelques boniments approximatif. Tante Lei a joué le jeu très naïvement et maladroitement, mais avec un tel naturel et une telle sincérité que des milliers de « like » sont venus aussitôt encourager la réalisation d’autres clips sur le même principe. Et ça continue. Souvent tante Lei oublie son texte et une voix hors champ lui souffle la réplique ou corrige ses erreurs, ce qui accentue le ridicule de ces scènettes publicitaires dérisoires, sans que jamais elle ne se départisse de sa bonne volonté touchante.

Dans l’une des premières vidéos elle présente une valise d’accessoires offerte en bonus en annonçant fièrement que si vous achetez la valise elle vous offre la voiture. Parfois elle improvise et vante des qualités qu’aucun vendeur n’avait remarqué. Et pour cause. La ressemblance du pommeau changement de vitesse avec un ravioli, le fait qu’une manette quelconque puisse bouger dans toutes les directions, le nombre de voyants lumineux sur le tableau de bord. Autant de caractéristiques qui semblent ravir tante Lei, qui visiblement n’a jamais conduit. Et surtout, tante Lei a pris l’initiative d’un leitmotiv qu’aucun rédacteur d’agence n’aurait pu inventer : « 你们喜欢吗? ? » (Ni men xi huan ma ? / Est-ce que vous aimez bien ?). Terriblement banal, mais justement, et répété comme un refrain avec l’accent d’un dialecte provincial, cela fini par être un excellent slogan. « Vous avez vu tous ces boutons ! Est-ce que vous aimez bien ? ». « Vous avez vu comme ça brille ici ! Est-ce que vous aimez bien ? ». Puis elle conclut la séquence avec « 买车来俊展雷克萨斯来找我吧 ! » (Mai che lai Junzhan Lexus lai zhao wo ba ! / Venez me trouver et achetez cette voiture). Mais joindre le geste à la parole reste difficile quand on a du mal à mémoriser son texte, et le smiley « cœur » qu’elle esquisse avec les deux mains, bras ballants à hauteur du ventre plutôt qu’au niveau du cœur, paraît bien plus défaitiste et démoralisé que positif et motivant. Peu importe, ce sont les maladresses qui font l’authenticité, et le succès est au rendez-vous.

On peut s’étonner à première vue qu’une marque premium puisse faire de tante Lei son ambassadrice. Comment une femme de ménage pourrait-elle convaincre les acheteurs potentiels de voitures qui peuvent coûter plus de 100.000€ ? Bien sûr, on le sait, il n’est pas question de convaincre, mais simplement d’attirer l’attention. Et le contre-pied est maître en surprise, humour et séduction. Une brave dame en blouse grise à la place d’une jolie fille en mini-jupe. Le cliché est détourné et la probabilité déstabilisée. Le déséquilibre sonne comme une alarme qui active notre vigilance par la tension qu’il provoque. Tension, attention. Mais cela ne suffit pas. Dans une logique de promotion il reste nécessaire de convertir la curiosité du décalage en sympathie pour la marque. Tension, attention, promotion. Dans le cas de ces vidéos le bénéfice supposé pour Lexus est sans doute un rajeunissement de son image en mobilisant les codes esthétiques de Tik-Tok. Pourtant les jeunes générations ne sont pas en mesure d’acheter une Lexus et il ne sert à rien de les séduire, sauf à parier sur une contagion dans les goûts. Reste l’hypothèse d’une manière de rassurer les véritables clients qui peuvent ainsi à bon compte s’estimer capable d’apprécier la voiture à son juste niveau en toute rationalité, bien au delà de la fantaisie béotienne des arguments de madame Lei, qui de toute évidence ne pourra jamais s’offrir cette voiture. Moquerie et mépris de classe en somme, car le premium est une affaire de standing. Et voilà la distinction habilement convertie en rationalité par contraste avec la naïveté. Magique ! Tout le monde like et reposte. Nous aussi malgré tout. Les voies du buzz sont impénétrables, et nous ne sommes décidément pas qualifiés pour une analyse de la stratégie marketing de Lexus. ou de son concessionnaire chinois.

Mais alors que nous inspirent ces mini-vidéos Lexus ? Disons d’abord que personne n’ira prétendre qu’il y a là une critique de la publicité. C’est juste de la publicité. Subvertir les codes ou les contenus sans remettre en cause le contexte ne fait que brouiller les pistes et consolider le cadre, contrairement à ce que l’on prétend en général dans les expositions. On se souvient de Bingham Madsen, le personnage du second épisode de la première saison de « Black Mirror », dont la révolte spectaculaire remporte tous les suffrages d’un jeu télévisé et lui permet finalement de créer sa propre émission dans le monde qu’il contestait et dont il voulait sortir. Pour subvertir un système il faut d’abord vouloir le renverser, pas y participer. Les artistes devraient peut-être y réfléchir davantage.
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