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Sur quelques gestes démarquables
de Clément Bleu-Pays
par DeYi Studio pour la revue TINA

Clément Bleu-Pays opère dans le champ du discret. Son terrain de jeu est sans limite. Son œuvre est pervasive. Cela demande sans doute quelques explications, mais lui n’en donnera pas. Quelques amis sur Instagram suffisent à lui assurer une audience qu’il ne cherche pas à augmenter du moindre effort de médiation. On tentera donc ici un bref commentaire.

Soit un petit carré de papier jaune fluo, glissé dans la réglette porte-étiquette d’un rayonnage de supermarché. Très peu le remarqueront. Du même jaune qu’un sticker promotionnel, il semblera avoir été simplement oublié sans inscription. Nous pouvons cependant le voir pour ce qu’il est : un monochrome jaune. Et l’apprécier en tant que tel, même si le contexte ne nous y invite guère. Clément Bleu-Pays ne s’encombre pas de légitimité. Nul besoin de galerie ou de musée. Une laverie, un Franprix ou une épicerie indienne font l’affaire. Son travail s’inscrit de plein droit dans le quotidien le plus immédiat sans autre forme de procès. Il a bien réalisé ce petit monochrome jaune fluorescent de 4×4 cm.

Autre monochrome, rouge cette fois-ci, de 9,5×9,5 cm, dans un fast-food de Bercy. Clément Bleu-Pays à recouvert un carreau de faïence blanche d’un adhésif rouge, prolongeant ainsi vers le bas la frise de carreaux rouges et blancs courant tout le long du restaurant derrière les banquettes. Seul un œil attentif détectera l’anomalie, et seul un client bien informé soupçonnera un geste artistique. Mais c’est l’attention qui compte, plus que l’intention de l’artiste. Et nous ne sommes pas invités à un petit jeu de connivence entre initiés. L’enjeu est une augmentation des performances de la sensibilité, comme antidote à l’anesthésie généralisée entretenue par l’industrie culturelle.

Monochrome noir n°5 (Manifeste), 2024, revêtement adhésif, 15,5 x 15,5 cm, UNIQLO ITALIE 2, Paris 

Un dernier monochrome pour mieux cerner le mode opératoire de Clément Bleu-Pays. Il est noir et mesure 15,5×15,5 cm. Vous remarquerez que mon commentaire est bien organisé, par ordre croissant de taille. Mais rassurez-vous, cela n’ira pas plus loin. Aucun gigantisme et aucun goût du spectaculaire ici. Ce monochrome démarquable a pris place sans rien demander dans le hall du magasin Uniqlo de la place d’Italie. Au même format que le logo rouge d’Uniqlo, et à côté de lui, il vient ponctuer un texte imprimé au mur comme à l’entrée d’une exposition dans un musée. Il est sous-titré manifeste. Et il affirme en effet radicalement une manière d’être au monde totalement transparente dans son évidence de déjà-là qu’on ne remarque pas, et tout aussi parfaitement incongrue dans le malaise troublant de celui qui n’a pas été invité et qui ne sera jamais chez lui. D’une certaine manière, ce monochrome posé comme un tampon sur une calligraphie, co-signe le statement mural d’Uniqlo en le démarquant ainsi : « This is LifeArt. Le LifeArt ce sont des gestes conçus pour améliorer la vie de chacun. Simple et de qualité. Ils s’adaptent au train de vie contemporain, et évoluent sans cesse, influant le sens de l’esthétique et du détail ».

Outre ces monochromes, Clément Bleu-Pays réalise aussi des images étrangement quelconques qui redoublent insidieusement la familiarité de l’environnement dans lequel elles s’infiltrent clandestinement. Dans une société d’exposition intégrale la manœuvre est fragile et redoutable. La banalité extrême démarque ainsi fatalement l’ordinaire tristounet de nos routines quotidiennes. Le client distrait que nous sommes consultera par exemple sans le savoir une série de huit photographies que Clément Bleu-Pays à transférées par AirDrop dans un iPhone de démonstration sur le présentoir d’un Apple store. Le paradoxe de ce geste de pirate est que ces images n’ont absolument rien de remarquables et qu’elles pourraient être déjà là, prises par un vendeur ou par un autre client. À ceci près que ces photos d’amateur ont été prises ailleurs et que le smartphone est retenu par un fil à la table. Ailleurs, au magasin Ikea de la Madeleine, Clément Bleu-Pays a remplacé une image dans un cadre avec passe-partout du rayon salon. La photographie qu’il a choisie et imprimée au format ad-hoc n’est pas si différente de celle qu’aurait pu choisir le chef de rayon, mais c’est la sienne, et elle existe ainsi socialement dans ce magasin, ou n’existe pas, pareille et étrangère, dissemblable et identique, convenable et intruse. De ces tours de passe-passe nous découvrirons d’autres fois par inadvertance une photographie de pain dans la boulangerie l’Entracte, à Paris, un gros plan sur des grains de café au Starbuck de la rue Monge, des image d’oranges au Franprix de la rue Dareau. Imprimées sur toile tendue sur châssis, ou sur plastique adhésif, ou encore fixée au double face, et positionnées subrepticement en des places improbables et pourtant attendues, de ces photographies on pourrait dire qu’elles sont en quelque sorte publiquement exposées en cachette.

Monochrome fluorescent, 2024, papier fluorescent, 4 x 4 cm, rayon des farines de INDIAN SUPER MARKET, Paris

On comprend donc que l’œuvre de Clément Bleu-Pays n’est par principe pas exposée. Elle est là où elle est, présente et invisible, active par effraction du sensible dans l’ordinaire prévisible, et simplement documentée pour quelques proches qui forment la communauté interprétative par laquelle advient la dimension artistique non déclarée de ces gestes démarquables.

Le site web de Clément Bleu-Pays : https://www.clementbleupays.com
Instagram : clement.bleu__pays