Fabrication d’un jeu à l’interstice des mondes
Entretien avec Bruno Pace, Maison Auriolles, 2024
par Aurélia Zahedi
Bruno Pace, pourrais-tu nous présenter ton jeu de cartes ?
Ce jeu de cartes est né d’un désir profond d’habiter des zones interstitielles. En écologie, un « écotone » désigne une zone frontalière entre des écosystèmes différents. Ce qui est étonnant, quand on observe en détail ces lisières écologiques, est que la biodiversité de ces frontières est plus grande que la somme des écosystèmes qui la bordent. L’explication pour ce phénomène est relativement intuitive : certaines espèces dépendent simultanément de choses qui se passent dans des écosystèmes voisins et, ainsi, leur existence n’est possible qu’à la frontière. C’est pourquoi les frontières écologiques ont une tendance à être plus riches, plus diverses que leurs écosystèmes voisins.
Par analogie, j’ai constaté pendant ma trajectoire de recherche que certains sujets, certaines questions ne trouvent leur sens qu’à la frontière entre différentes disciplines. Par exemple, quand on se pose la question « qu’est-ce que l’information ? », pour pouvoir y répondre pleinement, on devrait passer par la physique quantique, la théorie de l’information, les mathématiques, l’informatique, le journalisme, la psychologie, la sociologie, le droit et la biologie moléculaire, pour en citer quelques-unes. Malheureusement, les institutions de recherche que j’ai rencontrées sur mon chemin n’étaient pas ouvertes à certains croisements ou pratiques transdisciplinaires. Et de plus en plus la tendance contemporaine à l’hyperspécialisation me semblait épistémologiquement et politiquement problématique — spécialement la séparation entre philosophie, arts et sciences, ou la séparation entre sciences dures et sciences molles.
C’était ma rencontre avec ce qu’on appelle la « recherche-création » qui m’a ouvert des voies radicalement nouvelles dans ma pratique. La recherche-création se propose d’habiter cet interstice couramment considéré comme paradoxal ou incompatible entre recherche scientifique et création artistique, et je suis maintenant convaincu·e qu’il faut prendre cet interstice au sérieux pour faire face aux défis de notre époque.
Je me suis alors posé une question assez pragmatique : comment créer une forme qui puisse matérialiser le défi de tout travail transdisciplinaire ? Notamment, le manque de convention (méta)linguistique interdisciplinaire. Comme les disciplines ont chacune leurs vocabulaires spécialisés, leurs imaginaires, leurs histoires — et, parfois, un même mot veut dire des choses assez différentes pour différents champs disciplinaires — j’ai commencé à collectionner des mots-clés, des concepts, des radicaux, des images qui venaient de zones éloignées de la connaissance. Et mon propos est devenu un jeu d’analogies et d’hybridations transdisciplinaires.
Inspiré de la biologie moléculaire et cellulaire, j’imagine que la bibliothèque est comme un noyau cellulaire : une archive de partitions.
J’invente un jeu de traductions, un jeu pour faire une mise en commun de toute forme de connaissance. L’ambiguïté et la polysémie font partie de toute forme de langage et le mot « carte » m’invite à cartographier, à mêler et à jouer. Et ainsi est née l’idée de perforer les savoirs, de digérer toute la bibliothèque, de la traduire en commun, en présent. De faire rêver la théorie pour en fabriquer de nouveaux mondes. Un jeu cartographique en mouvement.
Avec ton explication, j’imagine ce jeu dans la ripisylve (zone entre la rivière et la terre). Un espace infini dans lequel les un.e.s. et les autres s’enrichissent.
Ce jeu porte-t-il un nom ? Ou plusieurs ?
Oui, effectivement on pourrait imaginer la ripisylve comme un miroir de ce jeu. Un terrain en mouvement ou espace liminal, j’ai voulu créer un médium qui comporte plusieurs mots, espèces ou sujets venus de milieux différents, parfois incompatibles. Et qui sont toujours ouverts à des relations en potentiel, des associations inattendues, contingentes. Ce jeu ne porte pas encore de nom, mais je pourrais dire qu’il en transporte déjà plusieurs.
Peut-il évoluer au fur et à mesure de tes découvertes ?
Au tout début de mon processus, j’ai cherché des stratégies pour mettre en commun des vocabulaires qui ne se rencontrent pas d’habitude. J’ai acheté des pots en plastique et j’y ai mis des petits bouts de carton colorés sur lesquels j’ai écrit des mots soigneusement choisis. Chaque pot correspond à un critère de sélection en particulier, et l’ensemble continue à évoluer au fur et à mesure de ma recherche : c’est en jouant avec différents publics et différents livres que les mots réclament leur existence dans ce corpus en mouvement. Comment les livres d’une bibliothèque discuteraient entre eux ? Quels dialogues peuvent exister entre différents champs disciplinaires ? C’est en occupant ces interstices que le jeu émerge.
As-tu écrit une notice ? Une règle du jeu ?
Je dirais que je n’ai pas encore trouvé une notice définitive pour le jeu. Je suis toujours à la recherche d’un ensemble de règles qui soient à la fois agréables à jouer, relativement simples à comprendre et suffisamment complexes pour que la dynamique du jeu soit intéressante. Je suis aussi à la recherche de plateaux de jeu, différentes surfaces qui puissent fonctionner comme support. Ceci dit, j’ai écrit plusieurs partitions ou instructions qui ont guidées ma pratique jusqu’à présent, et que j’ai mises en jeu individuellement ou en groupe. En d’autres termes, j’ai transformé le design du jeu en une espèce de méta-jeu, pour que je puisse jouer avant même qu’un jeu définitif soit conçu.
Je pourrais ainsi dire que j’ai déjà quelques principes de base. Un point de départ fondateur de cette création a été une consigne assez connue dans le milieu de la recherche-création, qui nous invite à « performer les savoirs ». Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Déjà cette question de l’interprétation ouvre des chemins d’action et de pensée assez intéressants, que je pourrais vivement conseiller à nos lecteur·ice·s comme exercice.
Après une longue réflexion autour de cette question, j’ai eu l’idée de créer un dialogue entre la performance et la biologie moléculaire. J’aime beaucoup les analogies. Si l’on considère une bibliothèque comme un noyau cellulaire, les livres comme des chromosomes, les phrases ou paragraphes comme des gènes, un exercice performatif dans la bibliothèque (par exemple : choisir un livre, lire telle phrase, interpréter tel passage, citer ou commenter un extrait qui vous touche, traduire une idée en action) serait déjà une manière de performer la biologie moléculaire (à l’intérieur de nos cellules, une myriade de machines moléculaires traduit des morceaux de nos codes génétiques en action). En outre, si le livre que l’on choisit habite, par exemple, l’étagère de la littérature comparée, nous sommes aussi en train de performer des savoirs issus de ce champ disciplinaire. Alors, dans quel champ disciplinaire se situe cet exercice finalement ?
Pour esquisser une réponse, il vaut mieux penser par strates. Dans une strate opère le méta-jeu : on va fouiller dans les bibliothèques et trouver des passages qui nous intéressent. On peut les copier, les lire, les extraire, les transporter, on peut aussi en composer des poèmes, des règles du jeu à partir des fragments sélectionnés. Du cut-up scientifique. Dans l’autre strate on joue au jeu proprement dit : on rentre dans les sujets, on les traduit en action et on y voit des réactions. En mettant en action ces idées, je me suis rendu compte que certaines idées de la biologie moléculaire pourraient carrément servir comme une convention métadisciplinaire pour naviguer entre les savoirs. Et j’ai trouvé que le nom « chimiolinguistique » illustre bien cette pratique.
Avec qui as-tu déjà testé ce jeu ?
J’ai testé ce jeu dans des cadres assez différents, avec des groupes très hétérogènes. Je pourrais aussi dire que ce n’était jamais le même jeu que j’ai testé, étant donné qu’à chaque fois j’ai mis en place des règles différentes, des partitions expérimentales. Je suis, en réalité, toujours à la recherche d’une mécanique qui fonctionne : je ne l’ai pas encore trouvée. Le jeu étant toujours dans sa phase de recherche, je continue ce processus de mise en expérimentation du « méta-jeu ». Dans ce cadre, je l’ai essayé avec des artistes, des chercheur·euse·s, des philosophes, des étudiantes. Trouver des publics, des sujets à aborder, des plateaux, des cartographies à faire sont aussi des questions centrales de ma recherche en ce moment, et font partie du méta-jeu.
Est-ce que ce jeu pourrait laisser des traces, des empreintes de réflexions sous forme d’écrits, de pensées ? Est-ce qu’on pourrait le considérer comme un support de création ?
Ces deux questions sont très liées dans ce travail. J’avais conçu cette œuvre de manière à troubler les lignes entre processus et produit. J’ai voulu créer un objet qui ne soit pas une destination, un objet final. Pour y arriver, j’avais imaginé un objet qui puisse être utilisé comme médium ou support d’écriture, et qui puisse servir à instruire, dès qu’on l’active, celleux qui jouent dans une démarche de création. (Je pense l’écriture dans un sens assez large, avec des mots, une écriture chorégraphique, de la bande dessinée, ou autre, indépendamment du médium.) Je tenais fort à ce système de méta-partitions inspiré de la génétique pour organiser mes pensées avant de plonger dans la création même d’une œuvre. En jouant, ce jeu a déjà laissé plein de traces sonores, visuelles, gestuelles, écrites. À partir de ces cartes, j’ai créé d’autres œuvres qui sont disponibles sur https://cosmos.hotglue.me, qui sont quelques-unes des traces ou remédiations issues de ce système de méta-partitions dont je parle. Dernièrement, comme j’ai développé tout ça au sein d’un master en recherche-création, j’ai aussi écrit un mémoire qui, j’espère, deviendra bientôt une publication.
Tu as navigué entre plusieurs mondes jusqu’à aujourd’hui, et ce jeu pourrait bien en être le fruit n’est-ce pas ?
Oui, je pense que mon parcours est, quelque part, à l’intérieur de ce jeu. J’ai commencé cette longue trajectoire par l’ingénierie de systèmes (en gros, l’ingénierie qui articule différentes sortes de systèmes : électronique, mécanique, informatique, thermique…). Là, déjà, il y a une question importante : comment traduire et connecter ces systèmes radicalement différents ? L’intégration de ces systèmes requiert des liens, des adaptateurs, des codes, des traductions. Je n’ai pas tardé à reconnaître le rôle central de la notion d’information dans ces systèmes hybrides et à y diriger mon attention. Mon intérêt pour ce qu’on appelle des « systèmes complexes » m’a porté à poursuivre un master en utilisant des outils de la physique pour comprendre l’information et sa propagation en réseaux. Plusieurs notions liées à celle de l’information ont traversé mon parcours – celles d’un agent, de la sémiose, de l’auto-organisation, de l’émergence ou de la désinformation. Mais ce qui m’a toujours le plus passionné était l’organisation (re)programmable et multi-échelles du vivant. C’est ainsi que j’ai fini par faire une thèse entre la biologie mathématique et la biologie informatique, orientée autour d’une question fascinante : comment les êtres vivants, même à l’échelle d’une cellule, arrivent à sentir leurs environnements et à en extraire du sens, pour pouvoir naviguer dans ce monde compliqué et y survivre ? C’était dans ce cadre que j’ai découvert un autre champ disciplinaire hybride, très intéressant, qu’on appelle la biosémiotique — c’est-à-dire, l’étude de la fabrication de significations chez les êtres vivants. Ce qui est très singulier est que cette discipline se place à la charnière entre le matériel et le symbolique, entre matière et signification, entre l’objectivité des sciences dures et la subjectivité des sciences humaines et des arts.
Mais ce n’était pas des questions théoriques qui m’ont menées au plus récent détour (la recherche-création) dans ma trajectoire, c’était plutôt un regard critique envers l’institution de recherche académique qui m’a fait dévier du parcours scientifique classique. Quand j’ai rencontré la notion de recherche-création et le master ArTeC, je me suis finalement permis d’articuler mes pratiques artistiques (que j’avais toujours laissées de côté) avec ces mêmes sujets de recherche (qui sont toujours au cœur de mes démarches). Et voilà, tous les ingrédients nécessaires pour la genèse d’un jeu de cartes inspiré par l’architecture du vivant, dont j’ai voulu tirer une cosmologie en mouvement.