Le bilan de compétence de Ned Ludd
par Pierre Tenne
Aux murs il y a un poster avec un temple du Japon et aussi une carte d’anniversaire, mais c’est tout. Devant son bureau la conseillère a disposé une table en demi-lune avec dessus une lampe, ce qui donne une distance presque disproportionnée pour discuter. Elle offre des stylos et du papier pour prendre des notes sur ce qu’elle va dire. Sur son bureau, on trouve un ordinateur portable branché à un écran plus grand d’ordinateur, qu’elle tourne souvent pour montrer à ses interlocuteurs des sites où ils peuvent se rendre. À chaque entretien, elle commence de la même manière. J’ai bien reçu votre CV, mais si vous commenciez par me dire pourquoi vous avez sollicité un entretien avec moi. Oh… Dès le début, comme ça, d’entrée, c’est un peu dur… Il faut raconter sa vie, en gros ?
Non, plutôt ce qui a motivé votre réflexion sur un changement d’orientation professionnel, mais aussi vos centres d’intérêts – professionnels et personnels – ou vos motivations dans la vie.
Il y a des tas de parenthèses qui s’ouvrent après les mots qu’elle emploie. La plupart du temps elle définit les termes, mais souvent on ne la comprend pas vraiment mieux. Avec son accent anglais, le jeune homme essaie de raconter ses motivations dans la vie.
« J’ai essentiellement travaillé dans la destruction de matériel industriel, de machines dans les usines, en menant des armées ouvrières. J’ai écrit sur les murs de Nottingham « Vive le général Ludd », pour faire peur aux patrons d’usines. J’ai séquestré des ingénieurs avides de machinisme. J’ai détruit tout cela pour défendre les techniques humaines que ces machines faisaient à leur tour disparaître. J’ai organisé des sabotages partout sur terre, depuis deux siècles et demi. J’ai inspiré des chansons et des poètes. »
Très bien, alors à partir de là, vous avez deux options. Ou bien un bilan de compétences avec un conseiller d’orientation, où on cherche à ordonner tout ce que vous venez de dire. Deuxième option, les enquêtes métiers, où vous allez tout simplement interroger des gens ancrés dans un domaine de métier, pour mieux vous rendre compte de ce que c’est. Pour le bilan de compétence, le problème est que c’est très onéreux, autour de 1 500€, mais la bonne nouvelle est que vous pouvez le financer entièrement avec votre compte CPF, puisque je vois que celui-ci est plein. Bon, je ne vous cache pas qu’il faut à tout prix avoir entamé une démarche pro-active de recherche d’emplois. Vous avez ici un site intéressant pour tous les emplois dans la fonction publique, si jamais vous souhaitez devenir fonctionnaire, qui est « choisir le service public », oui, point gouv point fr, où je vous montre, vous pouvez choisir des offres d’emploi en utilisant les filtres, alors je dis n’importe quoi, mais dans domaines, vous cliquez sur Direction et pilotage des politiques publiques, voilà, et là vous avez plein d’offres qui apparaissent, et il faut aller voir un peu ce qui peut vous intéresser, avec une curiosité à toujours attiser, les employeurs apprécient cela. Sinon, il y a bien sûr France Travail, puis il y a aussi cet outil sur lequel je veux attirer votre attention qui est Diagoriente, qui est vraiment votre meilleur allié, ou bien sûr vous pouvez prendre rendez-vous à la Cité des Métiers avec un conseiller. Est-ce que c’est clair ?
Ned Ludd hoche la tête. Il a tout compris, mais il ne saisit pas ce qu’il comprend. Peut-être n’a-t-il pas tout compris.
Vous êtes sûr ?
Ned Ludd hoche la tête.
Bon… Dans le doute, je vous explique comment vous pouvez utiliser votre compte CPF.
Ned Ludd n’écoute plus.
Le but d’une formation, comme je dis toujours, c’est de monter en compétence.
Ned Ludd note toutes les phrases de la conseillère qui le font rire.
il ne faut pas tomber dans une catégorie d’emploi inférieure.
Ned Ludd hoche la tête.
Il faut un peu creuser tout cela et donner du sens à votre mobilité professionnelle.
Ned Ludd réfléchit un instant avant de rappeler, avec bienveillance, qu’il aime ce qu’il fait mais que le monde change et que les révolutionnaires, parfois, prennent des Uber. Alors forcément, ça donne envie de changer de métier.
Oui… Bien sûr.
La conseillère sourit et laisse traîner quelques secondes la conversation, comme pour envisager les choses sous tous leurs aspects.
Les réformes, puis les évolutions sociétales, et avec le covid, aussi… Je vous conseille Canva d’ailleurs, pour faire un CV ou une lettre de motivation un peu pimpante.
Mais pour qui ? Enfin, je veux dire : détruire des machines, ça ne sert que dans le sabotage.
Ha ! Tout le monde, si vous saviez, a l’impression de ne savoir faire qu’une chose… C’est désespérant, mais c’est ce qui me permet de faire ce métier. Comment aller vers l’emploi, fort de vos expériences ? Vous êtes saboteur… Bon. En fait, vous challengez. Vous avez la compétence d’inventer des dispositifs de remise en cause radicale des schémas opératoires de travail. Ça ne se trouve pas sous les sabots d’un cheval. Vous rassemblez les gens pour détruire une machine : c’est de l’événementiel, du happening, de la communication.
Ned Ludd se rend compte qu’il n’était pas venu pour réellement trouver un nouvel emploi, mais peut-être pour vérifier quel chemin prendre dans sa vie. Il veut mettre fin à cette conversation.
« Vous savez, je suis fictif ».
Il n’y a aucun problème, nous avons l’habitude, y compris des fictifs étrangers comme vous.
Ned Ludd ne comprend pas. Il ne sait plus s’il voit dans le couloir blanc liseré de vert (le cadre des portes) du huitième étage de l’immeuble administratif de banlieue où il se trouve, attendant leur tour Robin des Bois son compatriote et Thierry la Fronde ou James Bond et Wonder Woman ou même Don Quichotte, et à eux tous ils comptent leurs étoiles en déplorant qu’elles palissent, mais peut-être est-ce à une représentation fausse, car peut-être Ned Ludd s’est-il contenté de détruire à coup de marteau l’ordinateur qui contient l’index de la bibliothèque.