2025, encore marrons !
par DeYi Studio
Avec son fusil à bioxyde de carbone, Maury Frauenzimmer
abattit soigneusement la réclame Nitz qui adhérait au
mur situé à l’opposé de son bureau encombré. Elle s’était
infiltrée durant la nuit et l’avait accueilli au matin
de sa harangue perçante.
Philip K. Dick, Simulacres, 1964
(trad. 1973, éd. Calmann-Lévy)
L’année qui vient ne sera pas marrante, on le devine, mais elle sera marron, on nous le dit. Pas marrante, c’est probable avec aux commandes de nos régimes démocratiques ou autoritaires les joyeux compères trop bien connus. Marron, c’est moins attendu mais soyez-en certain, c’est Pantone qui nous l’assure. Chaque année Pantone propose une couleur sensée incarner l’esprit du temps. Cette année ce sera marron ! Rassurez-vous le marron sélectionné pour 2025 n’est pas celui de la boue des tranchées en Ukraine ni celui de la poussière des ruines de Gaza. C’est un marron réconfortant, le marron Mocha Mousse 17-1230. « Savourez des instants précieux rien que pour vous. Empreinte de richesse sensorielle, la couleur PANTONE 17-1230 Mocha Mousse nous inspire à créer des expériences qui dynamisent notre bien-être et notre confort personnel. » Depuis plusieurs jours, quand Maury sort de chez lui, elle est là, dans l’ascenseur. Et quand Maury rentre chez lui, elle est encore là, dans l’ascenseur. Elle porte un grand manteau noir brillant matelassé de la marque Yaya, un genre d’anorak qui tombe jusqu’au genoux. Elle, c’est Maye Musk. Les chinois pensent qu’elle vit en Chine car on la voit partout sur les réseaux sociaux et dans les publicités, mais elle n’habite pas l’immeuble de Maury. C’est simplement un écran vidéo publicitaire installé dans l’ascenseur qui lui serine des âneries et s’impose à ses regards plus facilement que les voisins à qui il tourne le dos, le nez sur la porte automatique en acier inoxydable. Elle est là, et bien sûr elle parle. Impossible d’y échapper. En vendant notre tranquillité quand il a autorisé ces écrans dans l’ascenseur le gérant s’est bien gardé de diminuer d’autant les charges. Triste sort des locataires qui, faute de fusil à bioxyde de carbone, n’osent pas même donner un coup de coude dans l’écran pour détruire les réclames envahissantes. Mais bon, pas grave, Maury a installé sur son smartphone le fond d’écran marron Mocha Mousse qui reflète nos aspirations collectives sous la forme d’une teinte unique et distincte et ça le réconforte. Avec ses cinq narratifs de couleur, via Pantone Connect, Maury est assuré d’être dans le ton. Et bien entendu ce n’est pas le marron déposé par UPS, ni aucune des autres couleurs déjà déposées par Veuve-Clicquot, Mattel, Louboutin, Valentino, Hermes, Nikon, Decathlon, Ferrari, Milka, Tour de France, Tiffany & co, et les autres, sans parler du Vantablack, le noir le plus noir du monde, produit par Surrey Nanosystems, dont Anish Kapoor a acheté l’exclusivité. Comme tout ce qui nous entoure la liste des couleurs est soumise a des droits de propriété intellectuelle. Maury se plaint qu’Orange nous a exproprié d’une couleur sans que personne ne s’en offusque. Il y a des choses plus graves, bien sûr. Mais ça commence comme ça. Le marketing est un vampire qui se nourrit de nos mots comme de nos couleurs et nous en prive. Nous pensons dans son langage manipulé. L’idiome de la croissance. L’idiome des imbéciles, marrons que nous sommes.
Sorti de l’immeuble Maury traverse la résidence et ses alignements de Tesla multicolores. La Gigafactory 3 c’est ici, à Shanghai – jusqu’à 1600 voitures par jour – et comme il n’y a que 4 modèles il y a mille couleurs (c’est la théorie des couleurs de Maury. Fini le sérieux et la respectabilité imposante des voitures thermiques noires ou grises. Les voitures électriques sont de gros jouets silencieux aux couleurs acidulées). Essayez d’imaginer 35 voitures fabriquées chaque heure sur chaque ligne de production. Maury ferme les yeux, il est dans l’usine, deux minutes, il ouvre les yeux, ça y est une voiture est faite. Bon n’exagérons pas, traînent encore quelques thermiques allemandes sous les arbres de la résidence. Des Volkswagen, Mercedes, BMW, Audi et Porche (Maury n’a jamais vu autant de Porche qu’à Shanghai). Mais aussi quantité de BYD, la firme automobile chinoise aux cent dix mille ingénieurs R&D et au million d’ouvriers qui a vendu 4,25 millions de voitures en 2024. Build your dream, build your dreams, build your dreams se répète Maury en lisant sans le vouloir le slogan de la marque à l’arrière de chaque BYD. C’est quand même très malin d’avoir trouvé ce slogan bien après avoir choisi le nom de l’entreprise. Installé en 1995 dans un village du nom de Yadi près de Shenzhen pour fabriquer des batteries, Wang Chuanfu estime que son entreprise sera mieux placée dans les listes si son nom commence par un B. Ce sera donc Bǐyàdí, BYD : B (pour batterie) et YD (pour Yàdí). Ce n’est qu’en 2003 que BYD se diversifie dans l’automobile. Le slogan arrivera beaucoup plus tard. Les premières BYD qui stationnaient dans la résidence vers 2008 portaient un logo copié sans vergogne sur celui de BMW et Maury prononçait leur nom à la française : bide. Mais il se trompait, et pas seulement sur la prononciation. Ceci dit, aucune BYD ni aucune Tesla marron dans les parages. Pantone se serait planté ? Quand il habitait Nice Maury roulait en 504 break marron. Pas vraiment la classe, mais une occasion bon marché. L’été en France c’est une Twingo électrique bleu layette avec 190 km d’autonomie. Un peu juste mais un leasing abordable. Ce week-end à Wuhan Maury n’a vu ni Renault ni Peugeot ni Citroën. On lui dit que Dongfeng Motors a racheté les 3 usines de Stellandis de Wuhan. Bon, tout s’explique, et au fond ça lui est franchement égal.
Ce qui ne lui est pas du tout égal c’est que madame Musk s’infiltre chez lui. Pire qu’une réclame Nitz imaginée par Philip K. Dick il y a soixante ans. Sans être visionnaire Maury est persuadé que les profondes mutations culturelles à venir sont lisibles à la surface du quotidien dans le détail du réaménagement ordinaire de notre environnement. Une opération marketing, un écran vidéo publicitaire dans un ascenseur ou une nouvelle automobile participent au façonnage de nos existences. Une Tesla modèle Y n’est plus une Citroën DS 19 et Maury n’est pas Roland. D’ailleurs il ne dirait pas que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques considérées en tant que créations collectives anonymes, ne serait-ce que parce la Tesla Roadster couleur Midnight Cherry expédiée en orbite elliptique héliocentrique par une fusée Falcon Heavy de Space X en 2018 est signée Musk. Non, l’automobile serait plutôt l’équivalent approximatif d’une sculpture abstraite. L’expérience que la plupart des citadins font de l’automobile est celle d’un gros objet immobile encombrant l’espace public. Ce qui est une définition de la sculpture au moins aussi juste et en tous cas plus contemporaine que celle d’Ad Reinhart datant de l’époque des expositions (« la sculpture est ce dans quoi on se cogne quand on recule pour mieux voir un tableau »). Les milliers de véhicules garés le long des rues sont autant de sculptures offertes à l’appréciation sensible quotidienne des piétons. Étalage de carrosserie sans cesse renouvelée et jugement esthétique toujours renégocié. On pourra au moins reconvertir les centres d’art en parking quand les subventions culturelles ne seront plus qu’un vieux souvenir de 2024.
Quoi qu’il en soit, subventions ou pas en 2025, Gros-Jean comme devant, nous sommes marrons !
Notes :
L’envie de connexion, de confort et d’harmonie à l’échelle mondiale dans une couleur
https://www.pantone.com/eu/fr/color-of-the-year/2025
Roland Barthes, Mythologies, 1957
https://monoskop.org/images/9/9b/Barthes_Roland_Mythologies_1957.pdf
Photos c.c. DeYi Studio. 2025.