Les déchets dansent aussi
par DeYi Studio
Sans doute avez-vous déjà vu sur votre smartphone les très courtes vidéos de Shoji Yamasaki. Peut-être même comptez-vous parmi les millions d’abonnés à son compte Tiktok ou Instagram. Depuis quelques mois Shoji Yamasaki poste des vidéos de 15″ à l’écran divisé juxtaposant deux danses identiques, un détritus à gauche et lui à droite : Littered Mvmnts (2020–ongoing).
Un sac poubelle virevolte dans un courant d’air au coin d’un mur. Un morceau de carton se plie et se déplie au gré du vent sur un trottoir. Un vieux chiffon s’agite au passage d’une automobile. Un sachet plastique transparent coincé sous un grillage se gonfle et se dégonfle. Un papier d’aluminium froissé se dresse et retombe. C’est comme le dernier souffle des objets consommés, bien décidés à une autonomie inopinée.
Autant de détritus animés par le vent, autant de mouvements habituellement indifférents à nos regards trop affairés, mais autant de gestes poétiques pour Shoji Yamasaki, autant de motifs chorégraphiques offerts à son écholocalisation de danseur. Et autant de sourires, ou de ricanements, pour ses milliers de followers sur Tiktok. Prince des nuées, son exil au milieu des huées rencontre un succès inattendu, ou un malentendu sans nom.
Shoji Yamasaki a développé un talent singulier pour voir de la danse dans l’oscillation irrégulière d’un simple bout de papier trainant par terre. La propension du shintoïsme à reconnaître une âme aux pierres ou aux arbres a peut-être infusé chez lui, jusqu’à attribuer une volonté propre aux déchets que nous abandonnons un peu partout. Il a trouvé une manière élégante de partager cette sensibilité particulière. Après plusieurs tentatives expérimentales, une forme très simple s’est imposée qui lui vaut son audience récente sur les réseaux sociaux. Shoji Yamasaki incorpore les spasmes, soubresauts et tremblements des déchets observés dans la rue, et il les réactive aussi fidèlement que possible en s’agitant à leur manière. Là est son geste artistique. De ces gestes minimalistes improbables s’ensuivent des vidéos qui confrontent brièvement côte à côte les deux mouvements synchronisés. Celui du modèle de rebut enregistré sur place à l’improviste, et celui de Shoji Yamasaki, mime halluciné d’un paquet de bonbons ou d’un sachet de chips, filmé dans un contexte similaire. Pour parfaire son mimétisme cinétique Shoji Yamasaki prend soin de s’habiller de façon comparable. En blanc s’il s’agit d’un plastique blanc, en gris ou noir pour un sac poubelle, en body argenté pour un emballage en aluminium, en brun pour un carton, jaune pour une enveloppe de Pulparindo, etc. Il précise toutefois dans un interview qu’il n’utilise que les vêtements qu’il a sous la main chez lui, et qu’il n’achète jamais ni ne fabrique aucun costume pour une vidéo, afin de ne pas produire davantage de déchets. À la fin d’une première compilation postée sur YouTube il y a trois ans vous pourrez lire aussi : « Tous les déchets présentés dans cette vidéo ont été ramassés et mis dans un sac, rejoignant ainsi les quelque 728 000 tonnes d’autres déchets produits chaque jour aux États- Unis et destinés à être enfouis dans les décharges ».
Des pièces chorégraphiques de 15″ donc, postées, repostées et repostées encore sur Tiktok. Jusqu’à atteindre des millions de vues. Le succès pour de mauvaises raisons fait sans doute partie de l’équation qui nous intéresse pour de bonnes raisons. Cette équation opère une drôle de résolution en introduisant la variable de l’humour entre son geste radical hérité des avant-gardes artistiques confidentielles et sa réception collective massive sur les réseaux sociaux. À part la haine, la rigolade reste ce que les algorithmes mobilisent le plus facilement pour capter l’attention et optimiser l’engagement. Mais la blague est juste une parenthèse qui dénature beaucoup moins le propos que le whitecube ne le désactive. Est-ce un savant calcul de la part de Shoji Yamasaki ? Pas sûr. C’est plus probablement une affaire de génération, par où la culture mute selon l’environnement technologique de l’époque.
Pour sonder l’abîme entre générations (entre étudiants et enseignants par exemple) on notera sur son site web l’aplomb avec lequel Shoji Yamasaki (diplômé de CalArts à Los Angeles en 2023) revendique son engagement depuis quinze ans comme bénévole pour l’ASPCA (American Society for the Prevention of Cruelty to Animals), expliquant doctement qu’il a sauvé une trentaine de lapins handicapés et précisant fièrement qu’enfant il a été cité en 2009 dans l’édition annuelle de l’ASPCA Kid’s book. Les sous-cultures japonaises ou californiennes n’expliquent pas tout. Il y a moins de cinq ans pas un artiste raisonnable n’aurait mentionné sérieusement une telle référence dans son CV. Mais aucune dérision semble-t-il ici, et nulle ironie de ce côté aujourd’hui. Plusieurs de ses créations chorégraphiques sont inspirés du langage corporel que les lapins utilisent pour communiquer entre eux… Cela nous laisse un peu rêveurs, mais quel bonheur de regarder danser malgré tout Shoji Yamasaki. Malgré tout. Malgré les immondices, malgré les élections, malgré les incendies, malgré l’effondrement, malgré nous, les artistes se sauvent et nous sauvent.
-> illustrations : copies d’écran Youtube de vidéos de Shoji Yamasaki
-> compilation sur Youtube de quelques vidéos publiées sur Tiktok :
LITTERED MVMNTS | A Dance Film by Shoji Yamasaki
https://youtu.be/VeWFZV1FWFs
(peu de vues sur Youtube, contrairement à Tiktok)
-> site web de Shoji Yamasaki :
https://www.shojiyamasaki.com/