L’anniversaire de l’art
par DeYi Studio
À Aix-la-Chapelle, le 17 janvier 1973, nous (c’est-à-dire tout le monde :
écoliers, ouvriers, employés, pas seulement « gens du métier »), nous
célébrerons le un million et dixième Anniversaire de l’Art.
Robert Filliou
À Shanghai, ce 17 janvier 2025, nous (DeYi Studio) vous souhaitons un bon 1.000.062ème anniversaire de l’art !
Depuis 1973 la date anniversaire proposée par Robert Filliou est l’occasion de célébrations dans quelques institutions artistiques. Le plus souvent cet « Art’s Birthday » donne lieu à des « art-projects »… alors que l’idée initiale était de festoyer toute la journée, sans Art, à l’image du 1er mai qui est un jour férié. Pour la fête du travail on ne travaille pas. Mais l’art est-il un travail ?
Les très belles idées de Filliou ont tendance à être retournées comme des gants à force d’être citées sans prendre garde au contexte. On peut rire de n’importe quoi mais pas avec n’importe qui, disait Pierre Desproges. Notre ami Maury ajoute qu’on peut faire de l’art avec n’importe quoi mais pas n’importe où. Quand Filliou nous dit que « l’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » c’est magnifique, mais si c’est LVMH qui le dit il faut entendre que l’art c’est ce qui rend le luxe plus intéressant que l’art. D’une revendication comme « art est vie » on glisse trop facilement vers l’art de vivre et tout le fatras consumériste du Lifestyle ou LifeWear à la Uniqlo & co. L’art en tant que travail n’est-il pas simplement la tête chercheuse et le bras explorateur du marketing ? Dans ce cas il mérite salaire en effet. Mais il faut savoir pour qui l’on travaille. Maury estime en tous cas que les travailleur·ses de l’art vont à contresens de l’idéal de l’amateur porté par Filliou.
Comme Maury nous avons beaucoup d’amis qui se reconnaissent travailleur·ses de l’art. Nos doutes quant à leur perspective ne remettent pas en cause notre amitié et notre estime pour ce qu’ils font. Il faut bien sûr d’abord considérer le côté positif de la démarche. Vigilance et lutte contre les abus et les discriminations sont clairement indispensables, et engagent notre responsabilité partout, tout le temps, dans toutes les activités. Passons sur la perplexité que nous inspire le souci de la retraite chez de jeunes artistes de moins de trente ans, même si c’est raisonnablement légitime dans le contexte actuel. Soulignons plutôt l’organisation manifeste d’une véritable solidarité dans un milieu jusqu’ici miné par les rivalités individualistes. De solitaire à solidaire il n’y a qu’une lettre mais plus d’un pas. Encore deux et voici la très salutaire révolution culturelle de penser et d’agir enfin ensemble concernant une pratique traditionnellement esseulée et rendue hautement concurrentielle par la logique du marché de l’art. Mais cette mutualité nouvelle doit-elle simplement conforter l’oppression en l’aménageant pour la rendre vivable, et donc durable ? On préfèrerait que cette mobilisation vise une sécession plutôt qu’une assurance. Au moment où les jeunes ingénieurs bifurquent n’est-il pas déconcertant de voir les jeunes artistes se raccorder au monde de l’art tel qu’il est ? La faute sans doute à la « professionnalisation » qui sévit dans les écoles d’art.
Les artistes travaillent, oui, certainement, et beaucoup. Mais est-ce un métier pour autant ? Sommes-nous des travailleur.ses de l’art ? Nous travaillons d’autant plus que nous ne vivons pas de notre pratique artistique. Nous sommes donc des travailleurs comme les autres pour ce qui est de « gagner sa vie », comme on dit, ce qui revient surtout à la perdre, comme on sait. Travailler pour financer une activité artistique n’est pas une mince affaire, d’autant que cela n’a de sens qu’à condition de dégager assez de temps pour pratiquer cette activité. Mais là où un travailleur distingue en général le temps du travail de celui du loisir, et cherche à augmenter les revenus du premier pour profiter du second, l’artiste quant à lui distingue le temps d’un travail alimentaire et le temps du travail artistique, méprisant le premier et s’y engageant aussi peu que possible (même quand il s’agit d’enseigner) et laissant croire à son entourage (et aux étudiants en art) que le second lui assure un revenu suffisant, par crainte de n’être pas crédible comme artiste professionnel. Reconnaître le travail artistique comme un loisir – essentiel, exigeant, nécessaire, vital – aurait du moins le mérite de lever la mauvaise conscience qui caractérise les artistes au travail. Et par là même nous épargnerait cette appellation hautement cafardeuse de « travailleur.ses de l’art ». Car non, l’art n’est pas un métier. Ou alors seulement la triste besogne de produire des objets et leurs concepts afférents au profit de l’industrie culturelle. On devrait dans ce cas dire simplement travailleur·ses de l’industrie culturelle, et laisser l’art au dimanche.
Convoquer la mythologie révolutionnaire des travailleur·ses est bien sympathique et réconfortant à nos yeux, mais n’est-ce pas se prémunir un peu vite et trop commodément de la mauvaise conscience d’œuvrer pour le royaume du luxe ? Comme si militer pour un luxe communal en 2025 consistait à rêver d’un sac Vuitton abordable au lieu de renverser la colonne Vendôme. Se libérer de l’oppression du marché requiert des stratégies d’auto-invisibilisation (cryptage, camouflage, furtivité ou simple discrétion) car il n’est pas tant question aujourd’hui de production que d’extraction de valeur. Tout ce qui est visible (au sens médiatique et non optique), rémunéré ou pas, s’offre benoîtement à l’extractivisme forcené de l’économie de plateforme. Réclamer sa part n’y changera rien. Négocier sa place conforte le dispositif.
Il faut en finir avec le travail, sortir d’un imaginaire de la production, penser la décroissance et pratiquer l’art comme une conversation, libre et non rémunérée (ou alors c’est une comédie). Cette conversation, engagée depuis 1.000.062 ans, mobilise des images, des objets, des sons, des rituels, des mots ou des gestes. Elle trouve ses lieux par les réseaux* bien mieux que dans l’exposition, média hégémonique d’une économie qui nous mène au désastre.
Si vous tombez dans un canal cela vous semblera une bonne idée de réclamer une bouée, mais l’essentiel est de sortir de l’eau. Si vous n’êtes pas encore tombé à l’eau rien ne vous oblige à y plonger en réclamant une bouée. Une fois dans la bouée, si elle ne vous est pas tombée sur la tête, elle vous entrainera dans le sens du courant. Le milieu de l’art étant solidement structuré aujourd’hui en France autour du couple marché-institution, avec les fondations d’entreprise comme courroies de transmission, nager à contre-courant, avec ou sans bouée, ne suffit pas, essayons d’en sortir.
Bon anniversaire de l’art, vive l’amateurisme et les loisirs, vive le revenu universel d’existence !
Notes :
-> * attention nous dit Maury, parler des réseaux n’est pas promouvoir Facebook, Instagram,
X et les autres, bouffis d’algorithmes toxiques, saturés de publicités ciblées, qu’il faut définitivement boycotter sans hésiter.
-> illustration :
—> 1) bassin devant le Pearl Art Museum à Shanghai, photo DeYi Studio
—> 2) Robert Filliou « whispered ART HISTORY », Clémence Hiver Éditeur, 1994
6 rue de la Planète, 30610 Sauve
–
> exemple de célébration ART’S BIRTHDAY aujourd’hui :
https://www.muhka.be/fr/activities/arts-birthday-2025/
-> en savoir plus sur les travailleur·ses de l’art :
—> « Aujourd’hui, on dit travailleur·ses de l’art » de Julia Burtin Zortea et Louise Drul.
https://www.369editions.com/aujourdhui-on-dit-travailleurses-de-lart/
—> « Notre condition. Essai sur le salaire au travail artistique » d’Aurélien Catin
https://riot-editions.fr/ouvrage/notre-condition/
Document : Lettre de Robert Filliou le 17 janvier 1973
**Chers ami(e)s,
**Par un matin de 1963, improvisant L’Histoire chuchotée de l’art, j’écrivais : « Tout a
commencé un 17 janvier, il y a un million d’années. »
Drôle mais, indépendamment de la date arbitraire, il semble qu’il y ait environ un million
d’année que les êtres humains apparurent sur terre.
Pourquoi alors ne pas proclamer ce qui au départ ne fut que chuchoté, tel un dangereux
secret :
« Voici un million et 10 ans, Art était Vie, dans un million et 10 ans, il le sera encore.
Festoyons donc toute la journée, sans Art, pour célébrer ce début heureux et annoncer cette fin heureuse. »
Le fond de ma pensée ? : éventuellement, l’art doit revenir au peuple auquel il appartient.
Comment ? Et si l’Anniversaire de l’Art était prétexte à congés payés pour les ouvriers du
monde entier, à partir du 17 janvier si le poème est pris comme référence, de n’importe
quelle autre date s’il ne l’est pas ? D’abord un jour, puis deux, trois, quatre, cinq, et à
mesure que les conditions objectives et subjectives du monde le permettent, un, deux, trois
cents, et éventuellement (dans un million et 10 ans) trois cent soixante-cinq ?
Si ceci était fait, nulle autre festivité ne serait à prévoir. Les peuples joyeux n’ont besoin
d’aucune autre « chose ». Non ?
Quoiqu’il en soit, à Aix-la-Chapelle, nous avons décidé de créer un précédent.
À Aix-la-Chapelle, le 17 janvier 1973, nous (c’est-à-dire tout le monde : écoliers, ouvriers,
employés, pas seulement « gens du métier »), nous célébrerons le un million et dixième
Anniversaire de l’Art.
Une belle journée, souhaitons-le : vacances pour filles et garçons, jour férié pour les
ouvriers, musées et galeries débordant de fleurs, banderoles et lanternes par toute la ville,
orchestres, danses, bals publics, feux d’artifice…
Mes vivantes salutations
Robert Filliou
Né en 999 963 a.a (après l’art)