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Inside Apocalypse
par Pierre Tenne
C’est dans les flammes qu’est enregistrée la dernière émission, présentée cette fois par les quatre cavaliers de l’Apocalypse, au son des trompettes et des duplex du Jugement dernier.
Peste : Alors, qu’est-ce qui a bien pu échouer à ce point, aujourd’hui où le monde brûle ? Une réponse, oui… Quelqu’un ?
Roubachof : Je peux essayer une réponse, quand bien même la fin du monde reste évidemment multi-factorielle. Bien malin qui saura ! Bien malin qui saura… Dans la mesure où nous allons tous mourir dans quelques minutes, je peux bien me tromper un peu et tenter une hypothèse : manque de courage, manque d’éthique des gouvernants qui refusent la responsabilité fondamentalement immorale du gouvernement. Chez les gouvernés, les mêmes manques : on veut tout voir, puis l’on se victimise d’avoir vu le pouvoir. À la fin, le refus de dire et le refus de voir produisent exactement cela, vous voyez… Comment disait-on ? La post-vérité, n’est-ce pas…
Famine : Pour ne pas se perdre en généralités quelques peu dépressives, ne pourrait-on pas reconnaître que des initiatives ont été prises ? Quels succès à vos yeux dans ces efforts parfois colossaux pour retenir l’Apocalypse actuelle ? Et au-delà, qu’aurait-il fallu pour qu’ils fonctionnent, ces efforts ?
Dolorès Irubari : qu’on envoie tout l’or du monde à Moscou !
Marie Curie : prenez l’exemple des Frigz. C’était une idée intéressante de concentrer la production mondiale d’énergie sur des oasis de réfrigération où pourrait survivre les fameux « un milliard » évoqués par le plan Bezos de 2026. Un milliard d’êtres humains continuant d’exploiter la planète, de façon durable, mais en continuité avec le mode de vie capitaliste de l’anthropocène, avec un support anarchique en-dehors des aires de protection.
Camillo Golgi : Le seul problème de cette hypothèse était le refus de comprendre le fonctionnement du cerveau humain. Le fameux chapelet de smart cities autosuffisantes et connectées constellant la planète ne pouvait fonctionner qu’avec des êtres humains capables d’émotions et d’intellections constamment exceptionnelles. L’Apocalypse est due à cette surestimation des capacités cérébrales des masses. Le plan Bezos montre d’abord cela.
Carl-Philip-Emmanuel Bach : Toutes ces initiatives étaient tout de même un peu… Un peu… Ahurissantes, non ? La plus sincère, selon moi, était celle que soutenait Monsanto avec le gouvernement indien, de créer génétiquement une forêt résiliente et auto-suffisante, où les arbres devenaient également des moyens d’archiver les productions terrestres. Vous avez déjà entendu un manguier jouer du Leonard Cohen ? Who by fire? C’était ça, l’avenir qui a raté…
Mort : Mais au-delà des exemples précis que vous venez de citer – on pourrait en citer d’autres, innombrables – ne s’agit-il pas aujourd’hui, pour accepter la fin des temps, de figurer l’infigurable ? De dire : c’est le capitalisme, et l’impossibilité des sociétés humaines à s’en émanciper, qui a détruit la planète ?
Jane Goodall : Je pense qu’il existera des poules capables de supporter le monde brûlé que nous avons créé, et d’y inventer quelque chose de sublime.
Charles Pasqua : « La démocratie s’arrête où commence la raison d’État ».
Vénus de Milo : Je ne suis pas sûr qu’il existe ou ai jamais existé ces choses, comme la société, l’émancipation. Il faudrait tout reprendre, mais nous n’en avons pas le temps, nous allons bientôt tous disparaître.
Guerre : Il y a une solution qui m’a toujours paru frappée au coin du bon sens et que personne n’a vraiment osé formuler, au moment même où l’ensemble du monde était détruit : pourquoi ne pas tuer ? En menaçant physiquement les responsables du désastre, peut-être…
Jdanov, Kissinger, Philippe de Commynes, Jafar et beaucoup d’autres (ensemble, l’interrompant) : paroles de fou ! Paroles d’enfant !
Malcolm X : c’est toujours la question, non ? The Ballot or the bullet?
Liliʻuokalani : ce n’est plus la question, puisque c’est fini. Il n’est plus temps de se battre, il fallait y penser avant. Il ne nous reste bientôt plus que les étoiles pour nous rêver ailleurs, le monde n’est plus bon pour rêver.
Peste (souriant, face caméra) : Mais l’heure tourne, et sur ces bonnes paroles, nous allons devoir interrompre nos programmes pour vivre, avec vous, au son de la dernière trompette, le duplex ultime, en direct de l’incendie de toute chose.
Une musique retentit. Une voix séraphique chante sur ces paroles un air somme toute joyeux : « sous l’incendie, au bord de la plage, la tête dans le congélo… » Si tout explose, on ne pourra jamais le savoir.
illustration : Albrecht Dürer Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse (détail), 1498.