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La machine à générer des écrits
par Jonathan Swift
En traversant un jardin, nous nous trouvâmes de l’autre côté de l’académie, où, comme je l’ai dit, résidaient les savants abstraits.
Le premier professeur que je vis était dans une grande pièce, entouré de quarante élèves. Après les premières salutations, comme il s’aperçut que je regardais attentivement une machine qui tenait presque toute la chambre, il me dit que je serais peut-être surpris d’apprendre qu’il nourrissait en ce moment un projet consistant à perfectionner les sciences spéculatives par des opérations mécaniques. Il se flattait que le monde reconnaîtrait bientôt l’utilité de ce système, et il se glorifiait d’avoir eu la plus noble pensée qui fut jamais entrée dans un cerveau humain. Chacun sait, disait-il, combien les méthodes ordinaires employées pour atteindre aux diverses connaissances sont laborieuses; et, par ces inventions, la personne la plus ignorante pouvait, à un prix modéré et par un léger exercice corporel, écrire des livres philosophiques, de la poésie, des traités sur la politique, la théologie, les mathématiques, sans le recours du génie ou de l’étude. Alors il me fit approcher du métier autour duquel étaient rangés ses disciples.
Ce métier avait vingt pieds carrés, et sa superficie se composait de petits morceaux de bois à peu près de la grosseur d’un dé, mais dont quelques-uns étaient plus gros. Ils étaient liés ensemble par des fils d’archal très minces. Sur chaque face des dés étaient collés des papiers, et sur ces papiers on avait écrit tous les mots de la langue dans leurs différents modes, temps ou déclinaisons, mais sans ordre. Le maître m’invita à regarder parce qu’il allait mettre la machine en mouvement. A son commandement, les élèves prirent chacun une des manivelles en fer, au nombre de quarante, qui étaient fixées le long du métier, et, faisant tourner ces manivelles, ils changèrent totalement la dispositions des mots. Le professeur commanda alors à trente six de ses élèves de lire tout bas les lignes à mesure qu’elles paraissaient sur le métier, et quand il se trouvait trois ou quatre mots de suite qui pouvaient faire partie d’une phrase, ils la dictaient aux quatre autres jeunes gens qui servaient de secrétaires. Ce travail fut recommencé trois ou quatre fois, et à chaque tour les mots changeaient de place, les petits cubes étant renversés du haut en bas.
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Les élèves étaient occupés six heures par jours à cette besogne, et le professeur me montra plusieurs volumes grand in-folio de phrases décousues qu’il avait déjà recueillies et qu’il avait l’intention d’assortir espérant tirer de ces riches matériaux un corps complet d’études sur toutes les sciences et tous les arts. Mais il pensait que cette entreprise serait grandement activée, et arriverait à un très haut degré de perfection, si le public consentait à fournir les fonds nécessaires pour établir cinq cents machines semblables dans le royaume, et si les directeurs de ces établissements étaient obligés de contribuer en commun aux différentes collections.
Je fis de très humbles remerciements à cet illustre personnage pour les communications dont il m’avait gratifié, et je l’assurai que, si j’avais le bonheur de revoir mon pays, je lui rendrais justice en le citant parmi mes compatriotes comme l’unique auteur de cette merveilleuse machine. Je désirai prendre le dessin de sa forme et de ses divers mouvements : on a pu le voir dans les planches ci-dessus. Je dis encore à l’académicien que, nonobstant l’usage établi chez les savants en Europe de se voler mutuellement les inventions, ce qui laisse toujours quelques doutes sur le véritable inventeur, je prendrais de telles précautions, que l’honneur de sa découvertes lui resterait tout entier.
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1726
Jonathan Swift
Voyages du capitaine Lemuel Gulliver en divers pays éloignés (1726)
Extrait de la visite de l’académie de Lagado au pays de Balnibarbi
Troisième voyage, chapitre V
(traduction et édition de 1884, illustrée par Grandville)
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t54197334h.r=voyages%20gullivers?rk=171674;4#