
Le différé s’est creusé mais nous partageons tout de même tardivement nos impressions du nouvel an chinois devant la télévision il y a un mois.
À part Trump qui regarde encore la télévision ? Les familles chinoises le soir du nouvel an ? Pas sûr. Les parents, l’enfant unique et les grands-parents sont bien réunis dans le séjour devant le petit écran, devenu très grand, très plat et jamais éteint. Pour une fois le climatiseur souffle un peu d’air chaud mais on a gardé les doudounes sans manche des jours ordinaires. Devant la TV, oui, mais vaquant à ses occupations, allant et venant de la cuisine aux canapés, avec escales près de la table où l’on dîne en self-service, et finalement peu attentif aux variétés qui s’enchaînent, entrecoupées de dithyrambes enthousiastes par des couples de présentatrices et présentateurs aux sourires démesurés et aux tenues kitchissimes renouvelés à chaque apparition. Dans les coussins indifférents chacun pianote sur son smartphone sans lever le nez vers la télévision. On reçoit, poste et reposte des smileys, gif animés et mini-vidéos idiotes, des vœux de la famille ou des amis. En terme d’ambiance une radio ferait l’affaire. Mais l’émission télévisée annuelle du nouvel an sur CCTV reste une sorte d’institution et l’un des derniers rites depuis l’interdiction des pétards dans les grandes villes (et quels pétards ! chaque famille tirait alors l’équivalent du feu d’artifice d’un village français le 14 juillet). Elle a beaucoup perdu de sa popularité depuis l’éviction des humoristes qui moquaient le pouvoir à mots couverts. Subsistent quelques sketches bien pensants à l’humour indigent, mais globalement l’émission est pourtant dans son genre de très grande qualité. Curieusement sa sophistication semble inversement proportionnelle à l’attention qu’on lui porte.De notre soirée devant la télévision nous avons retenus trois séquences remarquables que nous vous recommandons de visionner sur le site web de CCTV. La première fait danser des robots, la seconde est militaire, la troisième s’affranchit de la scène pour se déployer à l’échelle d’une ville. Le tout n’est pas une charade mais un aperçu de ce que l’on pourrait définir en Chine aujourd’hui comme une culture pop officielle.
1) Jonglerie dérisoire et inquiétante

https://tv.cctv.cn/2025/01/29/VIDEoDSvK1QoHUpbvVoFdevd250129.shtml
On connait les vidéos de démonstration de Boston Dynamics où des robots humanoïdes sautent, trébuchent, pirouettent. Il y a trois ans déjà deux robots anthropomorphe Atlas dansaient sur « Do you love me », mais c’était en vidéo et en studio. Là c’est plus fort, sur scène et en public. Ils sont une vingtaine et côtoient des danseuses sans les bousculer ni de les écraser en tombant. Car ces monstres doivent peser leur poids de tôle et de moteurs. Et ils piétinent allègrement de leur semelles d’acier un sol d’écrans vidéo. Là où des robots japonais auraient été blancs, mignon et souriants, ceux-ci sont noirs et inexpressifs et on les imagine sans peine tout juste sortis d’un entrepôt de l’armée. Ce ne sont pas leurs sémillants gilets riquiqui qui vont nous rassurer.
2) En avant comme avant

https://tv.cctv.cn/2025/01/29/VIDEJyVZlZjvXM6VPY0h7ViI250129.shtml
C’est un classique des émissions de variétés en Chine, et le téléspectateur étranger en reste bouche bée. L’armée de libération populaire dispose d’une académie des arts, où l’épouse de l’actuel président a fait carrière avec succès comme chanteuse. Il y a donc au moins une chanson patriotique et guerrière pendant la soirée du nouvel an, avec une chorégraphie à mi-chemin entre groupe sculpté révolutionnaire et entrainement de troupes d’assaut. On ne traduira pas les paroles qui évoquent un jeune soldat se préparant à tout quitter pour défendre son pays. II faut surtout apprécier ici la maitrise avec laquelle sont combinés les déplacements gymniques des soldats-danseurs, le mouvement incessant du plateau constitué de cubes vidéos escamotables (ou érectiles, c’est selon), et les projections virtuelles en 3D. Cet art très particulier témoigne de l’héritage esthétique des huit opéras modèles, seuls autorisés pendant la révolution culturelle, dont le célèbre ballet Le Détachement féminin rouge (1964).
3) Danse hyperdense et vertige de l’intelligence

https://tv.cctv.cn/2025/01/29/VIDEx3sEA4tmx7CfsiwsjsOC250129.shtml
Pour conclure cet aperçu de notre soirée TV du 29 janvier il faut subir un dernier extrait qui assène une démonstration délirante de la virtuosité sans borne des réalisateurs de l’émission avec cette séquence tournée à Chongqing. Spectacle télévisuel étrange dont les spectateurs sont devenus le matériau premier, filmé, dirigé, agité, synchronisé, euphorisé, tandis que nous-mêmes sommes réduits devant l’écran à un regard sans corps capable de se glisser le long d’un métro filant à pleine vitesse et assez fluide pour traverser l’habitacle de trois taxis bloqués dans un embouteillage avant de s’engouffrer dans un troisième alors qu’une actrice en descend et se mêle à la foule en chantant. A ce point on ne sait plus où on est. Un train de marchandise entre en gare comme au premier temps du cinéma. Des enfants dessinent sur les containers de la mondialisation heureuse. Des motards s’élancent sur un pont suspendu. La ville entière devient le plateau de l’émission et quand un plateau circulaire plus conventionnel apparaît un instant il est entouré en guise de public d’un bon millier de voitures dont les phares affichent du pixel art au rythme de la musique. Ce sont évidemment des SUV M9, le tout nouveau modèle made in Chongqing de la marque Aito (acronyme de Adding Intelligence To Automobile). Et comme cela ne suffit pas on ajoutera encore un ballet de drones lumineux devant un skyline étincelant. Le tout en un concentré hyperdense de six minutes d’acrobaties vidéographiques qui ferait passer rétrospectivement l’interminable ouverture des jeux de Paris pour une petite kermesse de patronage.