
Depuis 2016
nous traversons une zone, 2 ou 3, des fois 4 fois par an. On se retrouve à la gare de Gaillon-Aubevoye, ce qui reste la seule condition d’engagement. Après faut pas rater la fermeture du Lidl. 19h30, sinon c’est mort. Lidl le premier test : qui prend quoi ? Viande pas viande, alcool pas alcool ? Pour soi, pour les autres ? Pour combien ? Avec ou sans argent ? Caisse commune ?… on debrief sur le parking, tant qu’on a pas cassé une cannette (en verre) voire un pack, on bouge pas… on dit au revoir aux client.es qui sortent, un peu content·es de nous, comme si on était déjà dans le conte merveilleux du week-end sans canap, sans téloch, sans pizza, à ce jeu là on passe très vite dans la case marginaux, on nous répond pas vraiment, on prend les enfants par la main en les collant plus fort contre soi. Ça sent la fin faut y aller, on est sorti·es ce qu’il fallait de ce que nous sommes habituellement, des êtres sociaux convenables, fréquentables. Le parking de Lidl c’est la wildgate vers nos désirs de fuite tranquille.
À 50 m
de la sortie du Lidl à droite, premier rond-point, deuxième pause, l’idée de toutes façons c’est d’alléger son sac au plus vite. Le rond-point est accueillant, déco paysanne, faux puits au milieu, rebord assez large pour faire bar, le seau pour les cannettes vides, vraiment à Gaillon ils pensent à tout.
Cette scène de pelouse est aussi le moment de certains échauffements : stratégie du programme, enjeux du parcours, niveau de difficulté, temps de marche, nombre de champs de ronces, débat avec les forces de l’ordre sur les jeux de l’art. Police municipale ou gendarmerie, on choisit pas, deux charmes, deux cultures, faut s’adapter… on aborde toujours, pour conclure avec nos motivations quant à cette présence un peu tardive dans ce non-lieu, la question de l’art comme réponse.
Je ne sais pas trop
pour les autres du groupe toujours un peu pareil et toujours assez différent mais si les gendarmes au cours de leur formation profitent d’un stage d’épreuves physiques plutôt soutenu, si les randonneurs ou les chasseurs traversent aussi la campagne, les champs, la forêt, les zadistes inventent des formes de vie commune au milieu des clairières, toutes ces communautés ont leurs motivations, plutôt évidentes à cerner, au moins au premier niveau, déclaré, liées aux fonctions que ces groupes pensent devoir exercer.
Nous concernant, enfin tel que je peux le voir, rien d’aussi déterminé : nous ne surveillons pas, ni ne contrôlons, nous ne défendons rien, nous ne faisons pas que marcher, et pour les animaux on doit être trop bruyant. L’art resterait notre engagement.
Déjà le groupe est toujours composé d’étudiant·es et d’ancien·nes, d’artistes, des personnes reliées par les écoles d’art, comme si ces workshops en étaient un style possible de récréation, de fête, de vacances, de nuit… de week-end à la campagne. Parfois d’autres nous rejoignent et comme ça iels font un peu d’école d’art : l’essentiel…
Surtout
c’est un peu l’argument central, ce que je voulais atteindre, mais en passant par Lidl et les gendarmes, ça fait un décors plus familier, je ne partirais jamais en groupe de 5, 10 ou 25, marcher, manger et dormir dehors en traversant quelque soit la saison de grandes étendues, si ce n’était pour ou par l’art.
On me demanderait bien, « ah ouais, et vous faites quoi au juste comme art ? », ce à quoi je pourrais répondre simplement qu’on se met collectivement en conditions de rendre l’art et sa pratique plutôt compliqué·es, ce qui considère l’art par la négative mais sans le décentrer de nos préoccupations, que dès la première fois et jusqu’à aujourd’hui, nous produisons une aventure qui dure et dont le récit se constitue et se rejoue à chaque édition — une des activités principales du parcours consistant à la narration en mouvement des expériences passées, par l’anecdote, comme reprise et nouveau montage d’une archive, inspiration et initiation orale des nouvelles recrues. Aussi, ces aventures nourrissent notre détermination et notre production par ailleurs et réalisent nos imaginaires quand le terrain lui-même met à contribution nos manières de faire pour régler un problème logistique, spatial, social…
Plus radicalement, si je peux dire que je ne ferais pas tout ça autrement que pour l’art (et par) l’art, c’est que je demande à l’art de justifier mes actions lorsqu’elles n’ont aucune autre raison d’être, aucune volonté logique — même si passer de bons moments entre humains, un brin aventureux, dans l’espérance d’expériences inédites sur un terrain non balisé mais assez choisi est encore une promesse de bonheur, ce qui reste une logique, mais selon des conditions topologique voire hodologique*. Des actes impensés, non préparés, qui trouvent leurs pensées dans l’expérience, dans le mouvement.
L’art
est ce qui motive a priori une expérience dont la réalisation donnera les raisons d’un tel engagement. Nous n’avons pas inventé la marche, ni la marche comme œuvre d’art, ça fait longtemps que l’action la plus simple du genre humain est entrée au patrimoine des formes artistiques. Nous n’inventons pas l’art comme motivation de lui-même et des actes qu’il justifie dans cette boucle, disons que rien d’autre ne viendrait se placer à l’endroit d’une meilleure raison d’engager autant de dépense collective.
Voilà ce qui peut faire que ce rituel se maintient depuis 8 ans. On fait une forme.
* « Qui représente dans l’environnement subjectif la voie optimale d’exécution d’un type de comportement particulier et qui possède les indices caractéristiques qui en règlent l’exécution effective » (Thinès-Lemp. 1975)







[ première arrestation ]
Gaillon – Aubevoye
Sur le parking de la gare
une poule
un étendard de leader
des viandards à Lidl
Zone 30
Première étape
investissons les lotissements
franchissons les palissades
Le divertissement nous rattrape
Une seule baignade
nu dans le lac
Séparation — Ralentissement
Juste avant la nuit
Juste après les champs
Notre musique fait des ravages
puis apparaît
un clair-obscur sur nos visages
La lampe torche d’un alcoolo
éclate nos joues de mécréant
dans une allée de bungalows
On a quitté la côte
Mais retrouvé de nouveaux phares
Sortez vos duvets, rangez vos Duvels
Voilà l’giro d’Monsieur Flavel
Debout là-bas
dans la pénombre
dans les flaques des Andelys
c’est nous —
Le commando moyen
les randonneurs égarés
Gourde, Opinel, Bon Mayennais
traînant leurs bas dans la boue
Pendant que certains s’éraflent
sur la mauvaise falaise
d’autres se mettent à dos leurs sacs
Je m’endors sous ma capuche
Coassements en guise de teuf
Lac de Bouafles :
Cinq étoiles en camping-keuf

[ seconde arrestation ]
Premier échec — 5 heure du Mat
Quitter ce putain d’village
Ce matin
nos corps mourants
en bords de Seine
et nos yeux collants
sur la passerelle
figent vaguement
les ailes vibrantes
d’un cormoran
Des kilomètres
dans le bas-côté
des pissenlits dans les godasses
God damn
La marche des primitifs
Les Kro-magnons aux capes trempées
Rythmé par la basse des Smiths
La route
Les pas de trop
Les bagnoles des chasseurs
La survie des baroudeurs
Jour — Nuit
Range Rover
Land Lover
Pluie, Soleil, Pluie
Pierres, Feuilles, Sirop
Nos voix râleuses
sous les miradors
s’éloignent du «T’aimes le beurre ?»
des boutons d’or
et traversent la forêt
là où le gibier meurt
—
À l’arrivée dans la creepy
Un reste de renard dans le grenier
Un maison Lamauny
Une maison contaminée
Un feu — quasi
Et Kazy presque allumé
Les savates sabotées
Les genoux cabossés
Reprenons le chemin de la gare
Nous venons du Havre
On vous laisse Port-Mort
