
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Au bout du vieux canal (Oude Delft), au port triangulaire de Zuildkolk, là où on pouvait, à l’époque de Vermeer, s’embarquer pour une destination plus ou moins lointaine, des enfants font du skate et du roller à côté des panneaux pour touristes, abimés, mal visibles, qui indiquent l’endroit d’où aurait été peinte la Vue de Delft.
Vermeer a toute sa vie habité Delft où il semble qu’il ait joui d’une certaine notabilité, il ne devait pas lui être facile de flâner sans but dans les rues et le long des canaux sans tomber sur une personne de connaissance dont la conversation vous ramène aussitôt aux affaires courantes.
Vermeer a consacré deux peintures à sa ville : un petit tableau, la ruelle, qui en montre un détail, une maison vue depuis la rue avec, portes ouvertes, aperçu sur l’animation du quotidien : la cour, le trottoir, les enfants jouant, les femmes vaquant à leur activité domestique ; un grand tableau : La vue de Delft. Toutes les autres peintures montrent des intérieurs.
S’installer pour peindre en surplomb de cette berge où on placera des commères qui bavardent, des passagers attendant un embarquement. Un emplacement d’où le spectateur n’aura pas d’autre moyen que ses yeux pour atteindre la ville qui se dessine en face. Il restera à l’extérieur. Il pourra contempler le ciel qui occupe les deux tiers du tableau, le détail d’une dentelle d’édifices que celui qui peint connaît parfaitement, maison par maison. On est assez proche, mais il n’y a pas de pont pour enjamber le canal. On voit deux portes, la porte de Schiedam et la porte de Rotterdam. Les personnages situés sur l’autre berge sont des petites taches insignifiantes qu’il faut chercher. Proche ou lointain? – quel mot pourrait dire les deux à la fois ? Stable et flottant.
Sur la gauche, le long toit ocre rouge des entrepôts de l’Oost-Indisch Huis, la maison des Indes orientales, qui relie Delft à l’Asie, dit la richesse de la ville à ceux qui la connaissent. S’il avait travaillé comme ses cousins pour la compagnie des Indes, la plus puissante organisation commerciale du monde à son époque, Vermeer aurait eu un autre destin. Peut-être aurait-il disparu dans un voyage lointain laissant à la postérité quelques compositions de fleurs exotiques et d’animaux étranges.
Peindre la ville dans cette fraîcheur douce d’une journée à temps instable qui se lève. Déployer pour une fois, pour une seule fois, ce grand ciel, qui dans les autres peintures n’est là qu’en contrepoint, invisible derrière la fenêtre qui fait entrer la lumière sans livrer jamais d’image du dehors. Ciel immense, généreux, où voyagent des nuages massifs qui sont le contraire du ruban des architectures vibrantes égrenées le long de l’eau.
Horizontalité, harmonie, équilibre.
L’acuité jubilatoire que procurent les idées, les envies, les images qui vous emplissent au fl d’une promenade fraîche dans un matin solitaire. Puis quelqu’un vous touche l’épaule, «belle journée», dit-il et il vous parle d’une affaire qu’il va falloir discuter lors de la prochaine réunion du syndic, une affaire qui a son importance, et vous redescendez sur terre.
Nous sommes au sud de la ville, son visage discrètement portuaire et commercial ne trahit rien de la catastrophe qui quelques années plus tôt en a détruit la partie nord est, sans doute encore en reconstruction au moment ou Vermeer peint son tableau: l’explosion de la poudrière, le 12 octobre 1654 , à 10h15 du matin, 30 tonnes de poudre, des centaines de morts jamais exactement dénombrés, parmi lesquels le peintre Carel Fabritius, phœnix des cendres duquel, nous dit un quatrain paru à l’époque dans un ouvrage consacré à la description de Delft, renaquit le talent de Vermeer. L’histoire ne dit pas ce que devint le chardonneret perché sur sa mangeoire dont Fabritius avait fait un portrait qui émerveille toujours.
Un peu de brise sur l’eau, des bateaux amarrés, le reflet plissé des bâtiments, les deux harenguiers et leurs ombres sur ombre.

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