Boulevard de la Villette, Paris 10ᵉ, le 14 novembre 2018
Je suis daltonienne, ce qui est assez rare chez les femmes. Les hommes possèdent un chromosome X et un chromosome Y, le gène anormal transmis génétiquement ne peut donc pas être compensé. Le froid de ce matin s’insinue sous ma jupe trop légère, mes jambes frissonnent, je ne pensais pas rester si longtemps dehors, je suis sortie faire des courses. Je ne travaille pas le lundi. Je n’avais pas prévu cet appel. J’ai l’habitude d’utiliser beaucoup d’adverbes dans mes phrases. Quand j’étais enfant je n’aimais pas la corde à sauter. Je préférais jouer aux billes avec les garçons. Je voudrais disparaître, devenir invisible, prisonnière de cette conversation que je n’arrive pas à interrompre. Je décroche dès que j’entends le téléphone sonner sans même regarder qui m’appelle, ça me joue des tours sans arrêt. Ses mots à lui déferlent, ses reproches, ses insistances, il me dit que je ne comprends pas, et moi pendant ce temps je cherche mes mots, je voudrais dire que ce n’est pas le moment, que je ne peux pas parler ainsi dans la rue, que je n’ai pas la force d’expliquer encore. Ma voix tremble, les phrases se coincent dans ma gorge, sortent maladroites, trop lentement, la gêne m’envahit, l’impression que les passants devinent, à mon air accablé, ce qui est en train de m’arriver. J’aime conduire les fenêtres grandes ouvertes en écoutant la musique très fort pour lutter contre le bruit du vent et du moteur. Je voudrais fuir, raccrocher, mais je n’y parviens pas. Mes amies me soutiennent, mais je n’arrive pas à tout leur dire. Je reste immobile, la main crispée sur le téléphone, les yeux fixés sur le sol sale, ce trottoir que le soleil rasant rend encore plus laid, les papiers gras, qui renforcent ma gêne. Au cinéma, même quand un film me déplait, je n’arrive pas à sortir de la salle. Je répète que non, ce n’est pas possible, ce n’est pas si simple. Je n’arrive pas à comprendre le sens des dictons et proverbes les plus courants. À chaque fois, je comprends leur sens différemment des autres. Pierre qui roule n’amasse pas mousse, signifie par exemple qu’on ne s’enrichit pas en changeant trop souvent d’état, de métier, de lieu, mais je le comprends tout autrement parce que je n’accorde pas la même valeur à la mousse qui pour moi a un aspect négatif. Au tennis, je fais durer l’échange le plus longtemps pour fatiguer mon adversaire, mais quand il faut monter au filet, c’est plus difficile. J’ai les jambes coupées, le souffle court. Je voudrais être ailleurs, rejoindre la foule. Je suis à découvert, et tout mon corps répète en silence que je ne veux plus de ça, je voudrais que tout s’arrête.
#163 Sur le banc (1)
#167 Sur le banc (2)
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