
Je suis routine.
Pas moyen de m’en sortir autrement.
Des horaires fixes.
Des prévisions constantes,
ce que je vais manger,
ce que je vais aller voir,
ce que je vais faire dans l’espace public,
comment je vais interagir ou ne pas le faire.
Aujourd’hui un nouveau déguisement, une nouvelle fiction.
Tout sport.
Avec accessoires.
Surtout une pochette pour mettre son téléphone au bras.
J’en rêvais.
Une image mentale de plus pour ma collection.
J’ai troqué ma gourde contre un sac à dos d’hydratation avec vessie de trois litres.
Impossible de me prendre pour une amatrice avec un tel accessoire.
J’ai noué un bandana jaune citron sur mon front.
J’ai enfilé un bracelet éponge fluo au poignet gauche.
Je fais quelques foulées sur place devant le miroir du salon.
Go go go.
Je démarre en si petites foulées que des mamies-caddies me dépassent.
Les premiers passants du jour s’interrogent sur ma technique.
En quinze minutes j’ai parcouru cent mètres.
Au feu vert je dois faire des foulées sans avancer, mon moment favori incontestablement.
Je pensais m’essuyer le front avec mon bracelet éponge fluo mais le bandana sur mon front empêche cette action, je n’y avais pas pensé.
J’enlève mon bandana et je le noue autour de mon poignet droit.
J’augmente mes foulées, quelque chose de plus sérieux.
Je teste le tuyau et manque de m’étouffer.
J’accélère, je me dirige vers le parc ou les joggers sont nombreux.
C’est du sérieux et je m’assoie d’abord sur un banc pour les observer.
Il y a les pro et les primo-arrivants.
Les pro filent comme des balles.
Les primo-arrivants n’ont pas de sac d’hydratation étanche de trois litres avec tuyau et valve d’aspiration super pratique sauf à la première utilisation.
Je démarre dans un flux de primo-arrivants.
Je me cale sur leur rythme.
La nature artificielle du parc défile lentement.
Je me concentre pour ne pas me tordre la cheville.
Le parcours fait environ trois kilomètres.
C’est une boucle.
Performance dans la performance.
Dès le premier tour je suis au bout de ma vie physique.
Je m’arrête.
J’aspire trente centilitres d’un coup.
C’est l’heure de ma deuxième cigarette du jour mais exceptionnellement je la reporte de quelques dizaines de minutes.
J’enlève mon sac à dos d’hydratation pour pouvoir me vautrer sur un banc.
Je reprends mon souffle.
Finalement je fume.
Les joggers pro et primo-arrivants me regarde en passant.
Je suis anomalie.
Cigarette éteinte dans cendrier de poche j’encourage les joggers (pro et primo-arrivants) aussi fort que les spectateurs du tour de France.
Je fais quelques pas à leur côté pour prolonger mes encouragements puis je reviens près de mon banc.
Je hurle :
Tu es le maître du paysage.
Le monde s’est arrêté pas toi.
Si tu t’arrêtes tu prends des risques.
Arrache-toi encore deux heures.
Je fais une pause.
Je mange une barre de céréales, hurler m’épuise.
Je sors du parc.
Petites foulées.
À chaque feu de signalisation je m’arrange pour accélérer ou ralentir pour arriver quand le feu passe au rouge pour les piétons, je fais alors des foulées sur place.
Encore et encore.
J’en oublie de traverser parfois.
Devant le portail d’entrée de mon immeuble je recommence.
Des petites foulées sur place.
C’est intriguant pour les passants, j’attends sans doute un autre jogger.
Je rentre.
Je prends l’ascenseur pour deux étages.
Dead.
J’installe mon caméscope sur un trépied, j’appuie sur Record
Je me place à deux mètres de l’objectif.
Je fais des petites foulées sur place.
Pendant dix minutes.
J’utilise plusieurs fois mon tuyau d’eau même si mon visage n’est pas dans le cadre.
Je m’essuie le front avec mon bracelet éponge puis je le jette au sol.
Fin.
J’écris sur la jaquette de la cassette mini-DV : performance n°101-01/08/25-10m’
Je range la cassette avec les autres, la collection, dans le couloir.
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