Description
Charles Serjic, conseiller financier en attente de son vol à Roissy, est entraîné par l’enseigne «Aire de prière» dans une longue méditation sur les enjeux existentiels de ses contemporains. La rencontre d‘une femme chinoise, Catherine Lee, l’oblige à remettre en jeu ses certitudes et à résoudre ses contradictions.
Avec ce court récit, Hélène Ling explore les dessous d’une époque et ses mutations irréversibles, où le «désenchantement du monde», selon Max Weber, fait place au marché des religions et des identités, désormais le destin de notre temps.
Hélène Ling
Hélène Ling enseigne le français dans un lycée parisien. Elle a publié trois romans (Lieux dits, Allia, 2006, Repentirs, Gallimard 2011, Ombre chinoise, Rivages, 2018). Elle fait paraître avec Inès Salas en septembre 2022 un essai, Le Fétiche et la plume (Rivages), consacré à la littérature contemporaine à l’ère du capitalisme tardif.
Extrait :
Agnostique désormais, et disposé à la tolérance maximale en matière de dogme, Charles Serjic regarda son reflet s’épaissir dans la vitrine opacifiée d’un beauty shop monumental. Il n’avait jamais approuvé l’image de son corps – il l’avait toujours traitée en objet, à maximiser elle aussi, à force de diètes et de séances de fitness. Et à quarante ans, la silhouette encore sportive, il n’était plus si loin – l’évidence le frappa d‘un coup – du fameux type du puritain protestant, du bourgeois piétiste «ordonné à la profession-vocation ». Pourquoi avait-il travaillé jour et nuit ces derniers quinze ans, par exemple, se demanda-t-il, depuis la fin progressive de sa crise religieuse ? Il avait lui aussi recherché dans l’éthique du travail, dans l’effort personnel et dans le succès les signes de son élection par un Dieu obscur, absent au monde, à peine reconnaissable dans les marques incertaines de la Grâce.
Lui, en tout cas, s’était demandé avec persévérance, au fil de sa carrière, s’il faisait partie des happy few, s’il serait distingué du commun des mortels par un mérite extraordinaire – Suis-je déjà, sans le savoir, parmi les élus ? aurait-il pu dire tous les lundis matin devant son miroir, et ceci, plusieurs siècles après la mort de Dieu. Se trouver parmi les élus – la formule psychique fonctionnait encore à l’époque du capitalisme le plus mûr, elle lui survivrait peut-être aussi. Sans doute, il le savait bien, le soubassement ontologique de la Grâce s’était perdu – le monde désenchanté au point de devenir proprement suicidaire, avait laissé place à un « polythéisme des valeurs» de moins en moins inventif en solutions de rechange. Mais en même temps, l’élection par l’argent, marque fort incertaine, selon Weber, de la destinée spirituelle, s’était réalisée dans ce monde de façon littérale. Ce devait être le fruit d’un malentendu tragique, une rupture définitive des hommes avec la langue de l’au-delà. Depuis, le signe et la chose s’étaient confondus, la richesse était devenue l’élection divine, qui réalisait ici-bas son ancienne promesse.