La revue TINA vous présente « Écrire à Tokyo »
suivi de deux textes de Julien Bielka
Depuis juillet 2020, Écrire à Tokyo est une zone de dialogue et d’étude sur l’écriture littéraire en langue française avec Tokyo et le Japon en perspective, hors du fétichisme, sous la forme d’une réunion mensuelle en ligne initiée depuis Tokyo, ouverte aux participants du monde entier.
Écrire à Tokyo, Saison 1 – juillet 2020~septembre 2024 – 4 ans, 50 sessions, un livre.
Écrire à Tokyo, Saison 2 – octobre 2024 – …
Ecrirea.tokyo est une zone de dialogue et d’étude sur l’écriture littéraire en langue française avec Tokyo et le Japon en perspective sous la forme d’une réunion thématique mensuelle en ligne, initiée depuis Tokyo par Julien Bielka et Lionel Dersot, avec des participants au Japon et hors du Japon. Il s’agit d’une dynamique amateure dans le sens où la plupart des participants ne publient pas à compte d’éditeur, ce qui ne change rien à la qualité des échanges et à la pointure des analyses hors des sentiers éditoriaux battus et du fétichisme endémique dont la chose Japon est l’objet. Nous sommes observateurs des théories mais surtout des pratiques littéraires contemporaines dans une perspective allochtone ou pas, avec Tokyo et le Japon dans le rétroviseur, comme sujets ou éléments plus ou moins déterminants des écritures propres à chacun, qu’elles soient pratiques régulières, tâtonnements ou envies en gestation. L’objectif est d’engager à l’écriture. Ecrirea.tokyo s’adresse à des personnes qui écrivent ou envisagent d’y consacrer du temps et de la réflexion, et souhaitent partager des opinions et des questionnements. Notre objectif est d’explorer d’autres récits et approches narratives.
Quelles écritures? D’autres récits
Écritures inclut pour nous toutes formes, hormis écriture promotionnelle, intentionnellement commerciale, quand bien même il faut payer le loyer, affabulations kitsch et autres fantasmes en mode pâmoison, fétichisme et nombrilisme ésotérique autour du Japon, ou clichés marchands. Nous cherchons à envisager le champ des possibles de l’écriture et des récits autres avec Tokyo et le Japon en perspective par la réflexion commune, et en se soustrayant – mission déjà accomplie – avec lucidité et courage à la force de gravitation d’un domaine englué dans l’univers affabulé, hédoniste narcissique et le fétichisme sincère ou surtout marchand qu’est cette ”PassionSiFrançaisePourLeJapon”, bloc-sens qui se traduit entre autre par la quasi-absence d’une véritable production littéraire allochtone singulière. Nous sommes pour un maximum de diversité générique, stylistique, tonale, etc. sans pour autant transiger avec certains partis pris éthiques qui sont les nôtres : d’autres récits, anti, anté, post, para-spectaculaires marchands.
La dés-organisation
Écrire à Tokyo n’est ni un réseau, ni une association, ni un organisme, ni un collectif, mais se veut simplement souple, agile et ouvert, être un lieu de passage où se réunissent le temps d’une session Zoom des personnes pour lesquelles l’écriture de/sur/avec Tokyo et le Japon compte ou interpelle, parler d’écritures, et de lectures, puis disparaître jusqu’à la session prochaine, ce qui n’exclut pas un café ou d’autres boissons de temps en temps à Tokyo.
Quelques thèmes déjà abordés ou envisagés
Anatomie et taxonomie de cette “PassionSiFrançaisePourLeJapon”
Tokyo au prisme du post-modernisme
Les dispositifs de non-fiction
Expériences de micro-édition
Les écritures de la solitude
D’autres guides touristiques et de voyages
Détournement des récits gastronomiques
Introduction à la micro-uchronie
Les écritures neutres et blanche
Les écritures d’enquête au Japon
L’esprit des lieux
Les écritures hors-sol : de l’impact de la mobilité sur les récits entre Japon et ailleurs
Entre utopie et envie réelle : énoncer les conditions pour développer un autorat allochtone et l’utopie d’une résidence d’écrivain Ecrirea.tokyo située à Tokyo accessible aux écrivains résidents permanents.
Politiser ses écrits : enjeux, risques réels et imaginaires.
Chronique du non-événementiel et de l’ordinaire
Uchronies intersticielles : fictionaliser le réel sans laisser de traces.
Nouvelles écritures hédonistes sur le Japon : changer de braquets.
Écrire sans être publié.
Diarisme : écrire au quotidien.
Investir le diagrammatisme littéraire.
Détester Tokyo : penser les écritures contre.
Ecrirea.tokyo étant une dynamique qui fait progresser la compréhension des choses, certains sujets sont ré-abordés sur la base des acquis et l’ouverture des chakras conséquents à des échanges et analyses antérieurs. L’univers est en expansion. Ecrirea.tokyo aussi.
Devenir chèvre avec Chim↑Pom
par Julien Bielka
Par une belle journée de printemps, les cerisiers alors en pleine floraison, mon corps a décidé de faire une apparition à l’exposition « Happy Spring » des Chim↑Pom, au prestigieux musée Mori, situé dans le quartier huppé de Roppongi.
Chim↑Pom, collectif d’artistes créé en 2005, s’auto-proclamant avec panache « néo-dadaïste », est bien connu pour ses œuvres insolentes et subversives, n’hésitant jamais à bousculer les convenances, à briser les tabous, dans un pays où le conformisme n’est pas un vain mot. Les enfants terribles de la scène artistique japonaise n’en font qu’à leur tête et créent sans discontinuer, souverainement, des œuvres autant potaches que politiques, semant le trouble dans les institutions : ainsi, devant un tel hapax, il m’est impossible de ne pas vous proposer un compte-rendu tentant d’analyser les enjeux de cette exposition qui, je n’en doute pas, fera date dans l’histoire de l’art, comme dans celle des cataclysmes.
Bon, allez, j’arrête de mentir. Cette expo est une daube cuite à la sauce verte, un véritable affront à tout ce qui m’importe ; un truc de gros vendus, un simulacre de radicalité dont on se passerait bien, surtout en ce moment.
Elie des Chim Pom avec feu Shinzo Abe et sa femme Akie, pour toujours plus de subversion non compromise !
Le lieu déjà. Roppongi Hills et ses alentours sont immondes, ambiance fin du monde de duty free : Barbouze de chez Fior, Hugo touchez ma Boss, Herpès, j’en passe. Le musée Mori est glacial, hyper surveillé, aussi convivial qu’un grille-pain connecté. Note pour moi-même : ne plus jamais y mettre les pieds, à part en cas d’occupation sauvage. Occupy Mori Museum !
Les sponsors de l’expo : pas besoin d’enquêter pendant des semaines pour comprendre que ça ne sent pas tout à fait le patchouli : la louche Nippon Donation Foundation, Adidas (on en parle, des Ouïghours ?), Ginza 8, Parco, la Obayashi Foundation… On nage en plein flouzoir, flouze et pouvoir. Pour des néo-dadaïstes, ça la fout mal, à moins qu’il ne s’agisse d’un dadaïsme parfaitement soluble dans le spectaculaire-marchand, bref, après le néo-dadaïsme d’État (Buren), le néo-dadaïsme financier, on n’est plus à un oxymore (oxy-moron) près. Je ne parle pas non plus des t-shirts WE ARE SUPER RATS (c’est pas moi qui le dis !) vendus 7000 yens à la sortie de l’expo, disons que j’imagine mal Antonin Artaud vendre des tote bags.
Inutile donc de s’attarder sur le contenu de l’expo, les œuvres en elles-mêmes sont chouettes, mais tout ce qui pourrait me plaire est instantanément annihilé par la dégueulasserie qui les entoure. Ces zigomars font vraiment un mal fou à toute la scène underground-outsider japonaise, à tous ces artistes indifférents aux tendances qui ont pu un instant trouver les Chim↑Pom crédibles. Je n’imagine pas un concert de punk à la salle Pleyel, ni une expo de graffs au Centre Pompidou (et aucun punk ni graffeur digne de ce nom n’accepterait).
Pour revenir à l’expo, une œuvre m’a paru hautement significative : une grosse tente noire (symbolisant un sac poubelle) dans laquelle est installé un trampoline : l’idée est de s’amuser dans les déchets. Pourquoi pas ? Mais avant d’y pénétrer, deux réduits de gorille me font savoir qu’il est interdit de sauter sur le trampoline. D’accord… Même l’aspect ludique neuneu (que j’apprécie) est entravé par la nature même du lieu. Avec cette expo, le ludique-subversif est donc valorisé par sa négation, dans une forme légale et institutionnalisée, encadrée, aseptisée et régulée. Rien de nouveau sous le soleil, mais il est nécessaire parfois de rappeler certaines choses.
En sortant de l’expo, j’ai éprouvé le désir très fort de jouer à Goat Simulator. Ce n’est pas un hasard. Comme son nom l’indique, ce jeu vidéo permet d’incarner une chèvre :
Goat Simulator est la toute dernière technologie de simulation de chèvre, en proposant la dernière génération de simulation de chèvre pour VOUS. Vous n’avez plus à rêver d’être une chèvre, vos rêves sont enfin devenus réalités !
Au joueur de créer les situations les plus absurdes possibles en milieu urbain, de ruiner les repas de famille, de lécher des quidams, de faire exploser des voitures (la chèvre, comme les rats de Chim↑Pom, est extrêmement résiliente), de voltiger en jet pack, de devenir girafe, pingouin, œuf, de s’incruster un peu partout (dont une galerie d’art), le tout accompagné par une musique irritante, qui pousse au vandalisme pulsionnel. Comme dans un rêve… (les miens en tout cas).
Ce jeu a plus d’un point commun avec les Chim↑Pom (qu’ils fassent attention à la chèvre : un simple coup de corne et les voilà en orbite !), mais il coûte moins cher que leur expo, il est plus drôle, plus idiot, plus cathartique, plus ludique et en définitive plus inspirant, amenant à se poser ce genre de questions : comment empêcher la circulation sociale, marchande, culturelle, sans que personne n’ose intervenir ? Comment devenir chèvre ?.. J’appelle de mes vœux les chèvres néo-dadaïstes à faire irruption à Tokyo, disons à Roppongi Hills, et à y amener un peu de sauvagerie obsessionnelle et colorée !
Chim↑Pom: Happy Spring
Celebrating Japan’s Most Radical Artist Collective in Their Largest Retrospective
2022.2.18 [Fri] — 5.29 [Sun]
NON à la ville chiante
Save Koenji 高円寺再開発反対!
Encore une manif contre la gentrification à Koenji ? La quatrième, pour être précis.
Ça commence pas un peu à ronronner, cette histoire ?
Eh bien non. Il suffit de voir ce que la JR a osé commettre sous la voie ferrée près de la station, en imposant un complexe prout-prout de restos bobos et autres bars à vin en carton, qui jurent tellement avec les alentours crados du quartier, pour se dire qu’on a raison de se révolter, qu’il faut continuer à faire savoir que non, on n’en veut pas, de cette normalisation répressive. Que cette gentrification, ils peuvent s’en faire des papillotes et se les insérer dans l’orifice de leur choix, car leur projet sent tout simplement l’ennui et la mort.
Rien à dire de particulier sur le déroulement de la manif, ça s’est passé comme les années précédentes, flics en surnombre toujours aussi hébétés, musique toujours aussi bonne (punk, électro, hip-hop en majorité), plaisir de voir des gens qui se parlent, qui vivent, qui rient, malgré les giboulées démobilisatrices. Un peu plus de participation ou de soutien ne ferait quand même pas de mal : cent manifestants pour une ville comme Tokyo, c’est ridicule et déprimant après coup. Pour plus de détails, je renvoie à ce que j’écrivais les années précédentes. Très bonne after party dans un lieu clandestin, avec concert de punk bien énervé et discussions marrantes au balcon, c’est bien de ne pas s’éparpiller après les manifs, ça devrait être toujours comme ça.
Pendant la manif, une pancarte m’a interpellée : « TSUMARANAI MACHI NI SURU NA! », qu’on peut traduire par « n’en faites pas un quartier chiant » et par extension une ville chiante. J’ai repensé à Perec et à son poème « L’inhabitable » :
L’inhabitable : la mer dépotoir, les côtes hérissées de fils de fer barbelés, la terre pelée, la terre charnier, les monceaux de carcasses, les fleuves bourbiers, les villes nauséabondes
L’inhabitable : l’architecture du mépris et de la frime, la gloriole médiocre des tours et des buildings, les milliers de cagibis entassés les uns au-dessus des autres, l’esbroufe chiche des sièges sociaux
L’inhabitable : l’étriqué, l’irrespirable, le petit, le mesquin, le rétréci, le calculé au plus juste
L’inhabitable : le parqué, l’interdit, l’encagé, le verrouillé, les murs hérissés de tessons de bouteilles, les judas, les blindages
L’inhabitable : les bidonvilles, les villes bidons
L’hostile, le gris, l’anonyme, le laid, les couloirs du métro, les bains-douches, les hangars, les parkings, les centres de tri, les guichets, les chambres d’hôtel
les fabriques, les casernes, les prisons, les asiles, les hospices, les lycées, les cours d’assises, les cours d’école
l’espace parcimonieux de la propriété privée, les greniers aménagés, les superbes garçonnières, les coquets studios dans leur nid de verdure, les élégants pied-à-terre, les triples réceptions, les vastes séjours en plein ciel, vue imprenable, double exposition, arbres, poutres, caractère, luxueusement aménagé par décorateur, balcon, téléphone, soleil, dégagements, vraie cheminée, loggia, évier à deux bacs (inox), calme, jardinet privatif, affaire exceptionnelle
On est prié de dire son nom après dix heures du soir
(j’ai mis en gras ce qui me parle le plus)
L’inhabitable, la ville bidon, la ville chiante. J’ai envie de continuer le poème de Perec.
La ville chiante : une ville où on a honte d’être pauvre. Le contraire : une ville si belle qu’on préfère y vivre pauvre que riche n’importe où ailleurs, pour paraphraser Debord à propos du Paris des années 60.
Une ville où on ne peut pas créer, faire son truc, sans être jugé, ou alors parce qu’on est trop pris par l’esclavage salarié.
Une ville normale, pas psycho-friendy (psycho-friendly, qu’est-ce que c’est ? Fafafafa), une ville sans efflorescence artistique, politique, socio-éthique.
Une ville sans labyrinthe, une ville où on ne peut pas se perdre.
Une ville surveillée, fliquée de partout.
Une ville étroite d’esprit, où personne ne se parle, une ville sans fantaisie, où on n’a pas le droit d’être soi-même dans le devenir de son choix, enfin heureux de jouer son propre rôle.
Une ville sans vie nocturne, sans musique, sans sexualité libre. La ville du couvre-feu perpétuel.
Une ville de bourgeois ringards et ressentimentaux, castrateurs d’avoir été castrés toute leur vie ; vraiment il faut se protéger de ces gens-là, ce sont les pires.
Une ville de spectateurs passifs, où rien n’arrivera jamais.
Une ville de familles conformistes et répressives.
Une ville de l’isolement, où on peut crever la bouche ouverte dans le caniveau, symboliquement y compris.
Une ville conçue par et pour des vieux slips consuméristes.
Une ville grise, prétentieuse, de la distinction foireuse de bobos-gogos, faut bien s’habiller bien proprement, parler et écrire bien proprement, comme ça on aura un bon point de la maîtresse.
En gros, la ville bourgeoise telle qu’on la connaît trop bien, anti-bonobo (bohème non-bourgeois). On la subit déjà un peu partout. Et comme si c’était désirable, comme si l’absence de libido était bandante, comme si on était non seulement condamnés à subir ce genre de villes moisies, villes de la pauvreté du vécu, mais à les désirer ! Comme si au contraire, on n’avait pas envie de désirer, délirer, jouer, jouir sans entraves dans un devenir-minoritaire en éventail ! Koenji le permet encore plutôt bien, donc on ne lâche rien.