Nature morte
par Frédéric Arnoux
Des mois à chercher l’illusion parfaite. Des mètres cubes de larmes physiologiques versés goutte à goutte sur les yeux rougis de designers sous pression collaborant en réseau aux quatre coins du monde le nez sur des écrans vingt-sept pouces douze heures par jour. Des milliers de pilules toutes couleurs tous dosages relaxant des cadres qui chaque nuit ressassent les humiliations, vexations et menaces de sanction infligées par des directeurs internationaux eux-mêmes installés sur des sièges éjectables. Sans compter les Smartphones en miettes fracassés contre les murs, les rouleaux entiers de Kleenex vidés, les millions de décibels évanouis dans la nature au cours d’engueulades futiles avec le conjoint, les enfants, simplement parce qu’au bureau, la pression devient insupportable. Et un jour, de l’adjoint de bas étage en costume mal coupé au président directeur ultime tiré à quatre épingles, tous ébahis, émus même devant l’agencement de lignes entrelacées au millième de micron pour créer l’illusion parfaite : le mariage de la douceur masculine à l’agressivité féminine. Du jamais vu, du jamais fait. Du génie pur. Se met alors en branle une autre chaîne de compétences, la même pression s’abattant sur de nouvelles équipes chargées de déterminer les mélanges subtiles de jaune, cyan, magenta, puis définir si brillant ou mat, ce choix relevant de la même exigence que celui de la technologie retenue pour l’ESP ou l’EBD, le hasard ne devant jamais avoir prise, sublimer le dernier modèle de la gamme ne souffre aucune négligence, aucun relâchement. Objectif final : transpercer le cœur du conducteur ou conductrice qui posera les yeux sur la nouvelle création pour lui enlever toutes raisons objectives de ne pas s’engager à honorer les traites mensuelles courant sur plusieurs années.
Mais là,
le long du rond-point,
face à la barrière ondulée de monospaces, coupés sports, 4X4, crossovers, mini-citadines… si les adjoints de bas étages aux présidents directeurs ultimes étaient là, tous seraient contrariés, dépités même. La pluie, rideau gris après rideau gris, anéantit la magie des couleurs, uniformisent les lignes ensorceleuses. Leur chance, ils sont à des centaines de kilomètres d’ici, au sec dans des bureaux ultra-sécurisés à mobiliser les équipes sur la création d’une nouvelle gamme devant donner un sérieux coup vieux à celle qu’ils viennent de créer. Les bourrasques s’acharnent à fracasser, concasser, donnent l’impression de vouloir faire tout disparaître, à peine s’il est possible de lire les prix bien en évidence derrière les pare-brise. Et peu importe les régulateurs de vitesse, bluetooth, clim’, ABS, GPS, ESP, EBD ou n’importe quelles prouesses technologiques qui en fait grimper le prix, pour le matou qui vit à la belle étoile sur ce coin de béton, ces tops modèles ne servent que de parasol l’été et de parapluie l’hiver. Ou d’abri antiatomique quand sur fond d’éclairs et de tonnerre, le ciel bombarde à l’aveugle en faisant claquer sur les carrosseries une pluie tirée à la rafale de mitraillette. Entraîné par l’incompréhensible déplacement des masses d’air chaudes et froides, l’orage a bifurqué plein Ouest depuis un bon quart d’heure pour aller terrasser les champs d’avoines et de blés repoussés toujours plus loin mais le déluge continue à s’acharner, les tôles crient métalliques sans jamais avoir besoin de reprendre leur respiration, alimente en continue un bourdonnement rauque inspirant terreur et panique. Au sol, les douilles ricochent par centaines de milliers au centimètre carré, explosent en milliards de particules, certaines viennent titiller la moustache du matou qui la remue à la cadence d’un automate déréglé dans l’espoir naïf de les éviter ou dans les veines tentatives de faire tomber celles qui s’y accrochent. Réfugié sous un modèle Hybride, il a abaissé son corps maigre au ras du bitume, pattes enfouies sous les poils mais prêtes à se détendre en une fraction de seconde, queue pelée ramenée sur l’avant pour être certain qu’il ne lui arrive pas malheur, muscles du cou tendus, tête à l’affût, oreilles en loque rabattues sur les extérieurs, prêt à fuir au cas où là-haut on avait gardé le pire pour la fin. Mais ses yeux, gros et ronds, fixent hypnotisés un verre de lait d’un mètre de haut sur la 4X3 déroulante. Le blondinet qui le porte à sa bouche sourit hilare à l’idée de tous les bienfaits que le calcium apportera à son corps en développement. Puis c’est au tour d’une brune d’à peine vingt ans en petite culotte, un bras replié sur la poitrine, l’autre main présentant un tube de crème vert. Même sourire que le blondinet mais elle, c’est à l’idée qu’une formule scientifique à base de plantes rares comme seule la forêt Amazonienne est capable d’en dissimuler, empêchera la formation de peaux d’orange sur ses cuisses longues et fines. Le matou relâche son attention, se lèche les poils dans l’espoir de les sécher un peu en attendant résigné parce qu’il a compris depuis longtemps qu’il n’y a pas grand chose à faire contre ce qui est décidé là-haut. Soudain il s’arrête, relève la tête d’un coup sec, attiré par le mouvement verticale d’une branche morte qui se détache du dernier arbre du coin, vestige incongru au milieu du terrain vague de l’autre côté du rond-point. À cette extrémité de la ville, bosquets et vieilles bâtisses ont été rasé pour faire place nette à une quatre voies filant droit vers la ville suivante. Sur les côtés, des bretelles à rond point, des sorties à rond-point, des jonctions, des ponts, tout un fatras de routes facilitant un maximum à monsieur madame Tout-le-monde l’accès aux zones commerciales périphériques, chassant les dernières vaches qui broutaient têtes baissées sans rien voir venir. Yeux gros et ronds, le matou dévore du regard le verre de lait géant qui a repris sa place. Les oreilles sont maintenant droites, la moustache ne tremble plus, les carrosseries ne crient plus, à peine des petits cliquetis. Depuis combien temps il n’a pas eu le bonheur de tremper sa langue dans ce truc blanc. Y’a bien une vieille dame qui vient lui en donner dans une petite soucoupe avec des croquettes mais c’est un truc en poudre, rien à voir avec celui des vaches. Il le boit, pas le choix mais n’empêche, quand il regarde autour de lui avec ce goût de pas bon dans la bouche, ça ne lui donne pas envie d’être un humain. Il leur est quand même reconnaissant de fabriquer ces gros trucs qui lui servent de parasols l’été, de parapluie l’hiver.
Frédéric Arnoux est écrivain, il a publié quatre livres dont les trois derniers aux éditions JOU.