
Vous ne trouverez pas grand-chose sur internet concernant le travail de François Deck. Cinq mots d’une microbiographie égarée sur un site de cotations, un dessin de 1977, trois sculptures incrustées au sol aux abords de la faculté de sciences sociales de Grenoble depuis 1993, la mention d’une banque de questions en 1999 et un article de 2002, « Esthétique de la décision ». Neuf réponses au total sur Google, c’est bien peu. Quant aux images, il y a visiblement d’autres François Deck, et celui qui nous intéresse est fort rare. Comment expliquer cette invisibilité sur nos écrans d’un artiste qui, après avoir longtemps dessiné, a bifurqué vers une pratique sociale l’ayant conduit à repenser son rôle d’enseignant et à travailler depuis plus de trente ans comme artiste consultant aussi bien avec une agence d’urbanisme qu’avec une association, un squat ou une maison de la culture ?
— Pourquoi cette absence de documentation sur internet ? En quoi l’ici et maintenant, essentiel pour toi, est-il menacé par d’éventuels rebondissements lointains et différés de la documentation ? Faut-il préserver cet ici et maintenant dans une forme de confidentialité ?
Pendant vingt ans je pratique le dessin et la gravure, puis viennent la sculpture et l’installation. Pendant ce temps, mon enseignement en école d’art devient plus expérimental que ma pratique d’artiste. Après une rupture nette avec mes savoir-faire précédents qui a lieu en mars 1992, cette distorsion aboutit à une réorientation de mon travail. Je lis « Expérience et pauvreté » de W. Benjamin et de la littérature conceptuelle. Je développe un travail basé sur l’échange de savoir (Espace discret). J’interroge l’étanchéité entre les pratiques (Mutualisation des compétences et des incompétences). La conversation, dont j’ai éprouvé le goût dans la phase précédente en parlant avec des poètes, devient l’essentiel de mon activité. Je m’adresse à des personnes occupant les fonctions les plus diverses, du monde agricole à la science, en passant par l’industrie et le travail social. La fermeture des mines dans le Nord-Pas-de-Calais au début des années 1990 est l’occasion d’une résidence d’un an à la Maison de l’art et de la communication de Sallaumines. Mon statut d’artiste est connu de mes partenaires mais je ne le mets pas en avant, attitude dont témoigne L’Auteur évanouissant, un texte de Brian Holmes (Multitudes, 2004).
— Y a-t-il pour toi une interférence négative entre l’activité et son archive ?
Mon activité d’artiste consultant m’amène à développer quantité de scénarios, de protocoles et de bases de données avec une forme privilégiée : la banque de questions. Des ensembles de questions, organisés par mots-clés, archivent des éléments de réflexion et de verbalisation d’expériences. Chaque question est rédigée par une personne dont le nom apparaît dans un générique d’auteurs et d’autrices. Les questions peuvent ensuite être réanimées par des protocoles de débat avec lesquels les questions se renouvellent. Celles qui importent sont mises en évidence dans des séances de délibération qui accompagnent la réflexivité du groupe sur ses pratiques et son orientation. Les banques de questions, inspirées par une attitude artistique sans finalité, produisent un effet retard en donnant du temps à l’énigme. Les effets de ce processus appartiennent à un groupe donné et je m’interdis les techniques de captation (vidéo, photo), que je trouve perturbantes. Je précise enfin, s’il est nécessaire, que je joue avec le rôle de consultant comme il m’arrive de jouer avec d’autres rôles. La naturalisation de la division du travail et l’évidence des méthodologies prescrites soulèvent des questions. Depuis les débuts de « l’école erratique » (2010), j’ai abandonné le rôle d’artiste consultant.
— Les artistes qui documentent leurs faits et gestes sur le web, sur Instagram ou sur Facebook, ne sont pas nécessairement dans une logique professionnelle, promotionnelle et concurrentielle. Pouvons-nous considérer qu’ils vont aussi dans le sens d’un partage de ressources ?
Il y a beaucoup de ressources passionnantes sur internet. Les images de mon travail qui y circulent datent des années 1970, tout simplement parce qu’avant 1992 je n’avais pas encore renoncé aux formats du marché. Autour des années 2000-2010, la mémoire d’internet traitait mieux l’actualité de mon travail. Ces pages ont reculé dans Google, du fait de mon absence sur les réseaux sociaux et d’une augmentation du trafic de mes premiers travaux sur des sites de vente en ligne. L’ancien prend le pas sur l’actuel dans les fantasmagories du marché. En 2025, le marché n’a pas renoncé à moi et je n’ai pas renoncé à développer un petit artisanat qui tente d’échapper aux industries de la relation.
— Ne penses-tu pas malgré tout qu’internet, au-delà ou en deçà de ce qu’il est devenu par le processus d’enclosure des plateformes (Facebook et cie), reste un outil de contournement puissant de l’hégémonie du dispositif d’exposition, contrôlé par le complexe institutionnel-marchand et actuellement colonisé par le luxe ?
Je n’ai pas d’avis définitif sur la question, disons que je n’en ai pas le goût. Cela semble aller de soi qu’un artiste soit sur le web, mais si « ce qui ne va pas de soi » est une définition possible de l’art et un principe qui guide l’action, les conditions de l’art restent ouvertes. Je reste très admiratif d’un artiste tel qu’André Cadere. Nombre d’artistes inventent maintenant les formats de l’art à venir en ouvrant un café ou en donnant des consultations de shiatsu… Les pratiques et leur économie ne sont pas irréductiblement attachées à un statut d’artiste, ni à un rôle de producteur d’objets. Il y a bien souvent un « ça va de soi » qui condamne les esthétiques à la répétition et reproduit un système que beaucoup déplorent. Chacune et chacun a pour tâche d’interroger un désir d’art qui, comme tout objet du désir, ne va jamais de soi. La subjectivité doit trouver une issue pour s’articuler au réel. À mon sens, l’invention de terrains d’opérations prime l’élaboration des formes.
— Quand tu élabores le processus des banques de questions, tu ne te préoccupes pas de l’enregistrement des réponses ?
En 1995, les banques de questions ont bénéficié du développement spécifique d’un logiciel de base de données. Cette application permet d’opérer des recherches sophistiquées, mais ces datas n’ont véritablement d’intérêt qu’activées par des protocoles de débat dans des situations concrètes. Rendre publiques ces datas en tant que traces n’a pas beaucoup de sens. Ce qui compte, c’est si quelque chose a changé pour le collectif donné et les personnes qui le constituent. Les mémoires sont alors incorporées. Chaque être est une archive précieuse ! Le sort des « objets relationnels » de Lygia Clark est à ce propos significatif. Leur exposition muséale n’a aucun sens. Par contre les entretiens réalisés avec d’ancien·nes patient·es de Lygia Clark par la critique d’art et psychanalyste Suely Rolnik sont très intéressants (Archive pour une œuvre-événement, Carta Blanca Éditions, 2010).
— Avec les brochures Brouillon général que tu publies régulièrement, tu fais circuler des textes qui te semblent utiles. Pour les imprimer, tu les mets en page au format PDF. Pourquoi ne pas les rendre disponibles en téléchargement sur une page web ?
Depuis 2010, je travaille quasi quotidiennement avec un atelier d’impression numérique. De petits tirages accompagnent des conversations, des sessions de l’école erratique ou bien des travaux avec un groupe d’étude dont je suis un des acteurs parmi d’autres. Je suis en train de reprendre une brochure imprimée et diffusée depuis plus d’un an selon différentes versions. Elle est organisée autour d’extraits de textes du psychiatre François Tosquelles, rassemblés par Joana Masó, et prend son sens avec un groupe hétérogène qui s’intéresse à la psychothérapie institutionnelle. Le titre, Ce qui ne va pas de soi, est emprunté à Jean Oury. Alice Guerraz, une artiste impliquée dans ce groupe, m’a retourné une version de la brochure annotée d’une façon très expressive. Cela m’a conduit à modifier la brochure en incluant une double page annotée à la place des deux pages originelles. Il ne s’agit pas simplement d’améliorer un contenu, mais de prendre en compte ce qui arrive à un objet médian dans une histoire vivante. L’archive n’est donc plus une mémoire qui se dépose une fois pour toutes selon des couches d’objets chronologiquement ordonnées. Les objets sont potentiellement les acteurs d’un processus, comme des quasi-sujets (Marcel Mauss). Les archives sont devant nous. C’est ce que j’entends dans le titre du film de Joana Masó : Histoire potentielle.
— Refuser, ou tout au moins éviter, le partage d’une documentation sur les réseaux ouvre donc selon toi d’autres mémoires ? Est-ce à l’œuvre dans le protocole de l’école erratique ?
Je ne refuse pas de partager les documents puisque c’est leur fonction d’être activés à l’intérieur de processus de travail. J’observe que le public de l’art et de la culture est captif d’institutions privées qui reprennent au compte de leur communication d’entreprise les discours de la démocratisation culturelle. La notion de public est à réinventer, avec tout ce qui semble aller de soi comme les mots utilisés et souvent galvaudés au quotidien. Je mène depuis plusieurs années une critique de l’emploi à tort et à travers du mot « projet », mot métonymique d’un mode de financement qui impose un cadre aux pratiques sans que ce cadre ne soit plus questionné (La Dictature du projet, Laboratoires d’Aubervilliers, 2019). Cette critique circule de fait assez bien de bouche à oreille. Je porte une attention particulière au vocabulaire. La langue est une institution (Saussure) toujours au risque d’une prédation (Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich). Aborder le langage en termes de médium, c’est restituer à la langue une dimension corporelle qui résiste. L’école erratique prend soin de la plasticité du langage dans des situations de coprésence physique.
— Errer, c’est parfois s’égarer. On se souvient de Stanley Brouwn cherchant son chemin en proposant aux passants de tracer un itinéraire sur une feuille de papier. Mais on s’en souvient très vaguement. En y repensant, nous avons été heureux de trouver sur Are.na une petite compilation de documents concernant le travail de Stanley Brouwn, avec notamment des photos des années 1960 que nous n’avions jamais vues. Le côté « bouteille à la mer » d’une archive publiée sur le web ne peut-il pas activer, réactiver, provoquer, stimuler ou interroger utilement plus tard, quelque part, une autre recherche ?
Dans la proposition de Stanley Brouwn, la mémoire corporelle d’un itinéraire est d’abord transcrite en dessin. Ce dessin est ensuite présenté dans différents espaces (vitrines, institutions artistiques, web) accompagné de la mention récurrente « This Way Brouwn ». Dans ce processus, on distingue des archives qui concernent la vie quotidienne (la mémoire corporelle du passant et la singularité d’un dessin) et d’autres transformées en œuvre (Kröller-Müller, site Are.na). Je m’intéresse aux archives situées en amont des processus de valorisation. Par exemple, Mark Lombardi développait un « art de la fiche » (compiler des milliers d’informations disponibles dans la presse) qui est la condition de réalisation de ses cartographies (l’œuvre publique). Ce travail ouvert de compilation lui permettait – sans durée, ni objectif prédéfini – de faire émerger des relations imprévues entre des événements. Lombardi a pu ainsi établir des liens d’intérêts croisés entre Al-Qaïda et la famille Bush, des liens qui avait échappé aux services de renseignement. Quelque temps après l’attentat contre le World Trade Center, une représentante du FBI a demandé au Whitney Museum de rencontrer l’œuvre et l’artiste. Quand l’horizon d’un monde est bouché, il reste à croiser des mondes. La mémoire doit errer parfois longtemps avant que le réel ne donne forme à une archive. L’archivage est, selon moi, une question de style.
François Deck et DeYi Studio, entre Grenoble et Shanghai, décembre 2024.
* légende image de couverture : avant ou après une session de l’École erratique
(Bazaar Compatible Program, Shanghai, avril 2012)

Notes :
– Les banques de questions révèlent les ressources cognitives de groupes soucieux d’échanges horizontaux. L’élaboration de ce dispositif, développé depuis 1995 jusqu’aux années 2010, a été motivée par le désir de privilégier l’invention au détriment des savoirs cristallisés. L’attention est portée sur les styles d’échanges de paroles modifiés techniquement. Des protocoles de conversation fonctionnent sur un mode ludique qui associe pensée et plaisir plutôt que « prise de tête » (sic) [Sébastien Charbonnier, L’Érotisme des problèmes, ENS, 2014]. On entre dans le jeu par quelques questions rédigées, rassemblées et redistribuées comme un jeu de cartes. La question est ainsi soutenue par la personne qui la découvre de façon imprévue et doit l’associer à son propos. Amenée à chercher ce qu’elle pense, elle rend lisible pour les autres une recherche trébuchante mais qui s’autorise aussi à inventer.
– Agencer l’improbable est un jeu de cartes, traduit en six langues, qui a pour enjeu de faire résonner des questions de méthodologie. Par exemple, une carte invite à : « Oublier ce qu’on sait faire ». Ce jeu a été constitué à partir du recueil de propositions formulées par des étudiant·es d’une école d’art dans un cours partagé avec Joël Bartoloméo. Je n’ai rédigé que la règle d’un jeu qui peut fonctionner en dehors de tout contexte artistique. En contraste avec l’idée d’une « bonne méthode », le jeu incite à se questionner sur les désirs, les points de vue, les expériences, les rôles, les expertises, les usages, les styles, les ressources, les outils, les rythmes, etc.
– Les brochures Brouillon général circulent de la main à la main. Ce sont des « objets médians » : poèmes, textes théoriques, entretiens, études d’ouvrage, notes, fictions littéraires, images glanées, archives diverses… L’impression numérique accueille la rature, la biffure et la réécriture. Lorsqu’une publication est remise en écriture par les effets d’une conversation, la diffusion précède la conception. Sans capital et sans stock, les éditions Brouillon général reprennent le titre d’un ouvrage éponyme de Novalis (Allia, 2000).
– L’école erratique propose des sessions de cinq personnes, ni plus, ni moins. Sa visée est de faire connaissance en élaborant ensemble des problèmes. Les situations de problème sont déterminées, la forme d’un problème est indéterminée. L’élaboration d’un problème spécifique est stratégique. Augmenter la pertinence des problèmes par un retard concerté des solutions et subjectiver les problèmes de façon imprévisible, tel est le programme de l’école erratique.