
« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes /// 1909-1913
… Car cette théorie du progrès revient essentiellement à être une théorie de la caisse d’épargne. Elle suppose, elle crée une petite caisse d’épargne intellectuelle particulière automatique pour chacun de nous, automatique en ce sens que nous y mettons toujours et que nous n’en retirons jamais. Et que les apports d’eux-mêmes s’ajoutent infatigablement toujours. D’ensemble et universellement, elle suppose, elle crée une énorme caisse d’épargne universelle, une caisse d’épargne commune pour toute la commune humanité, automatique en ce sens que l’humanité y mettrait toujours et n’en retirerait jamais. Et que les apports d’eux-mêmes s’ajouteraient infatigablement toujours. Telle est la théorie du progrès. Et tel en est le schème. C’est un escabeau. C’est un escalier que l’on monte, et de qui l’on ne descend jamais, et où même l’on ne descend jamais, et de marche en marche toute acquisition de hauteur est acquise ; définitivement, sans perte ; finalement ; sans déperdition ; et même sans frottement ; (car il faut qu’ils ignorent le frottement et le tiennent égal à zéro) ; c’est un escalier bien fait ; toute marche qui vient après est forcément plus haute que toute marche qui vient avant ; on ne peut que monter ; on monte toujours, on ne descend jamais ; on ne peut pas descendre. Malheureusement pour ce système, pour le système de cette théorie, la réalité ne monte point si facilement à l’échelle ; et ni la réalité généralement, ni particulièrement l’organique ne se sont point engagés à suivre aveuglément la logique, aveuglément ou non, et ils ne la suivent peut-être jamais. Les fonctions d’épargne ont leur importance qui est grande. Les betteraves et les carottes, les pommes de terre et les navets sont là pour nous le dire. Les pommes de terre rendent de grands service, surtout frites. Mais elles ne sont pas tout. Et surtout, quand elles nous servent à nous, elles rendent moins de services aux solanées d’où nous les retirons. Et dans les animaux même il y en a. Pas des pommes de terre, des fonctions d’épargne. Mais elles ne sont pas tout. La graisse n’est pas tout l’homme. Ce système du progrès en caisse d’épargne est au fond, mon ami, vous le voyez, un système adipeux. La nature, vous le savez, la réalité, l’organique se gouverne aussi par d’autres lois…
Charles Péguy, Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, 1909-1913, 1ère éd, 1917 ; Garnier Flammarion 2023, pp. 113-114.