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#14

Extrait de Après tout, à paraître en avril 2024 aux éditions JOU.

Pendant la mise en route du freeware, les yeux de Claire roulent dans ses orbites. Ça ne prend pas très longtemps. J’ai reculé d’un pas. Je la regarde. Elle me regarde. On se sourit. En fait, je la reconnais tout de suite. Je lui donne la main et elle me suit jusqu’au sofa en cuir. Je pose une tablette de chocolat devant elle, et la prie de s’asseoir. Je lui fais décliner son identité, préciser sa marque de chocolat préférée, la hauteur du Zouave du pont de l’Alma, puis je lui demande qui je suis, à son avis.

Les premiers mots sont assez pénibles. On dirait qu’il y a une sourdine dans sa voix. Je mets une bonne minute avant de comprendre que l’emplacement réseau se trouve sous l’aisselle gauche. Je lis la notice. « Surtout ne pas appliquer les doigts directement sur la peau. » Je n’applique pas directement les doigts sur la peau. J’ai très envie de lui toucher les cheveux. Soudain Claire se lève et m’informe que la température de la pièce est à dix-huit degrés. Elle me fixe droit dans les yeux, inspire profondément, et je retiens mon souffle, parce que Claire me prend la main et l’approche de son visage, la reniflant. Sa bouche s’ouvre et elle dit : j’ai froid. Il faut que je dise quelque chose. Je lui dis de ne pas bouger, je vais chercher une robe, mais arrivé sur le palier, je suis secoué d’une crise de larmes. Je pleure si fort que je suis incapable de pousser la porte. Je pleure peut-être pendant cinq minutes, devant la porte. Il me faut un bon quart d’heure avant de trouver le courage de revenir dans le salon. Claire ne me prête aucune attention à l’instant où je m’assieds : elle joue avec ses doigts, je crois qu’elle compte ses doigts.

Mon amour, tu as ressenti des fourmillements dans la main droite, une faiblesse dans la jambe droite. Un matin, tu ne réussis pas à serrer le pouce et l’index. J’ai toujours, devant mes yeux, l’image de ton visage, sortant de la salle de bain : tu te trouvais « une tête horrible » et te sentais « bizarre ». Tu en parlas à une amie médecin qui te conseilla de faire un électromyogramme. « On verra ça plus tard. » Pour toi, c’était psychologique. Tu travaillais trop. Tu commenças à t’inquiéter quand une paralysie s’installa au niveau du pouce droit.

Claire a été livrée avec une paire de chaussons et une combinaison en tissu bleu jetable. Je lui enfile sa robe vert clair à col montant. Ce n’est pas n’importe quelle robe. Ses pieds : j’évite les chaussettes à motif. Dans mon souvenir, Claire n’aimait pas ça. En se levant elle dit « où est le ciel ? » et je réponds « assieds-toi », mais au lieu de s’asseoir, elle traverse la pièce à pas lents. C’est sa démarche. Elle fait plusieurs fois le tour du chat endormi sur la chaise. On dirait que c’est la première fois de sa vie qu’elle voit un chat. Tout à coup elle s’écarte et me demande de choisir une musique, une musique que je voudrais qu’elle chante. Nous passons l’heure suivante à nous tenir la main. La première soirée s’écoule ainsi, sur le canapé du salon. Claire dort la tête sur mes genoux. Je lui caresse les cheveux.

Mon amour, tu passas un premier électromyogramme, puis un second, plus approfondi, avec un neurologue de l’hôpital de la Salpêtrière. On te diagnostiqua six mois après l’apparition des premiers symptômes : à 39 ans, tu étais atteinte d’une S.L.A. Ta première réaction fut de rester assise un long moment, contemplant tes mains. Tu ne voulais pas aller voir sur Internet pour ne pas te faire peur. Tu restas de longues minutes à regarder Roger Federer, Elon Musk, Jennifer Lopez se verser un seau d’eau glacée sur la tête, et la grimace d’Eminem, tu t’es passé et repassé cette grimace, qui symbolisait le ressenti des personnes à l’annonce du diagnostic de cette maladie : le froid, l’effroi, la paralysie de tout le corps.

S pour « sclérose » (correspond à un durcissement). L pour « latérale » (car elle s’attaque au côté de la colonne vertébrale). A pour « amyotrophique » (une privation de nutrition des muscles). La SLA ou Maladie de Charcot est une maladie neuro-dégénérative non contagieuse dont on ne connaît pas précisément l’origine et pour laquelle aucun traitement réellement convaincant n’a pour le moment été mis au point. Bien sûr, tu es aussitôt entrée dans le schéma « pourquoi nous », mais une fois que tu avais dit ça, tu te contentas de nous serrer dans tes bras et de nous embrasser. Je suis coriace – c’était ta phrase. Nous sommes partis quinze jours à Honfleur, à la « Coconnière ».

Ses yeux verts, ses longs cils, ses épais cheveux bruns, son petit nez busqué, ses narines arquées, ses pommettes bien dessinées, son sourcil en accent circonflexe, ses petites épaules, sa cicatrice sur le ventre, le petit grain de beauté au coin de la bouche, et le truc qu’elle fait, avec sa lèvre supérieure, en sortant légèrement la langue, donnant parfois l’impression qu’elle va se mettre à rire. Pendant les deux ou trois premiers jours, Claire m’adresse à peine la parole. Elle déambule d’un endroit à l’autre dans l’appartement. Je ne peux en détacher les yeux. Elle s’agite dans la pièce, va examiner les stores, soupèse dans sa main le cendrier en verre, caresse le cadre du tableau rouge pendant de longues minutes (je l’ai laissé en évidence au-dessus du bureau). Mais surtout, très vite, le problème du chat se pose : il grogne, crache, hérisse le poil dès qu’elle approche. La réponse est toujours la même : Claire se fige instantanément. Certains mots-clefs la relancent. Ça va tout de suite mieux. Il y a des moments où je ne peux m’empêcher d’approcher et de lui toucher le visage. Je la retourne. Je la regarde. Je lui remets sa mèche derrière l’oreille. Ce matin, à ma grande surprise, elle a avalé une barre chocolatée. Je l’écoute mastiquer. Indubitablement, elle mastique. C’est marrant. Elle mange les noisettes séparément de la barre. Je me demande si elle digère les aliments solides, et je ne sais pas ce qu’il advient des déchets. Le mémo du professeur a été très instructif : Claire urine peu, ses excréments sont très secs, et elle ne transpire quasiment pas. Par contre elle pleure à chaudes larmes, et elle rit quand on la chatouille. Le professeur recommande : « sourire », « acquiescer régulièrement », « contact visuel », « pas de lunettes de soleil », « aucune action les premières nuits », « et si vous allez aux WC, laissez la porte entrebâillée », « parce que oui, n’oubliez pas qu’avant toute chose, votre femme doit redécouvrir son environnement. » Mais qu’il ne s’inquiète pas : je la couche en laissant le plafond allumé. Puis je me déshabille dans la salle de bain et me mets au lit. Je guette son profil. Les battements des yeux. La nuit, si je lui demande, elle peut les fermer pour dormir, je préfère.

Ma chérie, tu ne te sentais pas malade : tu avais juste une petite raideur dans le pouce, et des crampes musculaires nocturnes au niveau des cuisses. C’est Grégoire, je m’en souviens bien, qui fondit en larmes en premier, et tu lui répondis que tu parlais trop, trop vite et trop distinctement pour que ce soit très grave, sinon tu n’aurais pas pu parler du tout. Ma chérie, cette insouciance, ce côté « on verra bien », avec tes « c’est SLA oui, c’est SLA oui » pour essayer de faire sourire Grégoire, mais quand tu as 19 ans et qu’on te dit que ta mère a une espérance de vie de 2 à 5 ans, qu’elle va peu à peu perdre l’usage de ses membres pour finir par mourir étouffée, c’est compliqué.

Ce midi, on sonne à ma porte. Le visage de Greg s’affiche sur l’écran. La voix de Greg, qui m’appelle. Claire se met à trembler et je dois la tenir. Une carte glisse dans la fente, mais n’ouvre rien. Nous ne bougeons plus, jusqu’à ce qu’il laisse tomber. Moins de cinq minutes après, je reçois un message de Greg pour me dire que le verrou magnétique est claqué et me demander mon jour de retour. Sitôt rentré, je dois l’appeler. Je compose le code pour désactiver le carillon de l’entrée, et que personne ne vienne plus sonner chez moi. J’espère qu’il n’y a rien de cassé, me dit Claire en regardant fixement ses mains comme si c’était à elles qu’elle s’adressait. Je sens qu’elle fait désormais des progrès, et on a commencé ces temps-ci à parler. Enfin, surtout elle. Le chat, ses robes, et son impressionnante collection d’escarpins (la jolie paire noire, on y voit l’usure à l’emplacement des orteils). Dix minutes de danse en escarpins, au milieu du salon, avec le besoin de danser sur la pointe des pieds. Elle est heureuse, sans doute, que je lui propose de mettre de la musique, une compile de Stromae. Un été, à Honfleur, Claire était tombée en dansant et avait cogné sa bouche contre la table en verre. Elle avait une entaille assez profonde aux lèvres. Je ne sais pas très bien pourquoi je pense à ça maintenant. Voici une autre pensée : quelle est l’étendue des souvenirs de Claire ? J’ai établi une liste de questions. À un moment, elle disparaît de ma vue, c’est-à-dire vers le bureau, et je la retrouve en train d’examiner tout ce qu’il y a dessus. Deux ou trois volumes de Nietzsche, une biographie de Banksy, un grand atlas de l’univers, des trucs comme ça, et elle feuillette avec minutie l’un de mes recueils intitulé La mécanique des roses. Elle finit par poser le livre de côté, et se met à disserter sur les roses, comment leurs piquants les protègent des ruminants, et aussi des petits herbivores, mais j’ai intuitivement la certitude que Claire ne comprend rien à ce qu’elle dit. Au même moment, Claire attrape ma main droite et sans transition me dit qu’en cet instant précis, elle m’aime.