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#15

P.N.A. Handschin, extrait de Le Nouveau piano
à paraître en mai 2024 aux éditions JOU.

« (…) Il se dit qu’après tout, les lombrics sont des enfants comme les autres. Et qu’ils méritent tous d’être sauvés, bien sûr. Il se demande après quoi les joggeurs courent dans les allées du parc. Pas après les lombrics, quand même ? Il regrette que les joggeurs mettent la vie des lombrics en danger. Comme si la situation des lombrics n’était pas déjà assez compliquée. Et jamais il n’en a surpris c’est vrai, mais peut-être certains joggeurs sauvent-ils les lombrics. Peut-être s’en trouve-t-il qui sont suffisamment éveillés et attentifs à la situation des lombrics dans les larges allées du parc. Il se souvient que cet été, un jeune Afghan accompagné d’un autre jeune Afghan s’est noyé en voulant traverser la rivière qui borde le parc. Il imagine ce jeune homme parcourir à pied des milliers de kilomètres pour fuir les détestables talibans, et venir se noyer, ivre de joie retrouvée, dans une jolie rivière de la patrie des Lumières et des droits de l’Homme où il se peut même que des joggeurs sauvent les lombrics. Il se souvient que lui-même a déjà failli se noyer à deux reprises dans sa vie. Jamais deux sans trois, comme on dit ? Quand il était enfant d’abord, et qu’il est tombé à l’eau après qu’un sol instable s’est dérobé sous ses pieds. Puis adolescent, en voulant traverser la même rivière que le malheureux jeune Afghan mais à plusieurs kilomètres en amont. La panique ressentie, le souffle précipité. Trouver quelque chose à quoi se raccrocher. Il espère qu’Abbie et Lucas ne seront jamais imprudents. Il se dit que dans sa collection de disques, il y a celui d’Alain Bashung intitulé L’Imprudence. Il a toujours peur qu’Abbie ou Lucas se fassent écraser par un chauffard. Il se demande si le broyage des poussins mâles a finalement été interdit par la loi ou pas encore, comme il en avait entendu parler. Il s’étonne que des gens sur Terre aient pour métier de concevoir des broyeuses à poussins. Dans la nature, les poules mangent les lombrics. Mais il sait que ce n’est pas pour cette raison qu’on broie vivants les poussins dans des broyeuses à poussins. Il suppose qu’il n’y a d’ailleurs plus tant de poules que ça dans la nature. Il se dit qu’au déjeuner du mercredi, il a l’habitude de faire des œufs au plat pour Abbie et Lucas. Bio les œufs, achetés en vrac au bout de la rue. Enduire préalablement d’une mince couche d’huile d’olive la poêle. Casser les œufs dans la poêle plutôt qu’à côté. Puis un peu de sel et de poivre et d’herbes de Provence. La cuisson juste comme il faut, il se dit, ni trop ni pas assez. Il se dit que c’est un jeu entre eux et qu’il demande toujours à Abbie et Lucas s’ils sont bons les œufs qu’a préparés leur papa. Il note qu’il est vraiment un papa poule. Il se souvient que quand lui-même était enfant, il y avait une série télé intitulée Papa poule. Il se dit qu’Abbie et Lucas ont beau dire, n’empêche que la télé existait déjà quand il était enfant. Cela étant, est-ce que ça lui aurait déplu de grandir à l’époque des dinosaures ? Il se dit qu’il y a environ 65 millions d’années, la cinquième extinction de masse a notamment vu disparaître les dinosaures, et que selon des experts du monde entier, la sixième extinction a commencé. Et il a cru comprendre que les responsables ne sont pas les lombrics. Auquel cas il aurait bien sûr aussitôt arrêté de vouloir les sauver. Il lui semble que s’il n’a jamais été un grand fan de l’humanité en général, il préférerait pourtant qu’elle soit sauvée. Parce qu’il y a certes pas mal de déchets, mais aussi des Abbies, des Lucas, des Sarah-Lees, des Nelson Mandelas, des Einsteins et des Mozarts. Il se dit qu’en ce moment, Lucas joue le rondo de la Sonatine viennoise n° 2 de Mozart, et Abbie, la Bagatelle n° 1, opus 33, de Beethoven. Il se dit : dites trente-trois. Il n’oublie bien sûr pas que dans sa collection de disques, il y a l’intégrale des Sonates pour piano de Mozart interprétée par Christian Zacharias. Dix-huit sonates en tout. Il remarque que depuis qu’il ne va plus voir son docteur, il n’est plus malade. Il pense à son amie Isabeau qu’il connaît depuis longtemps, depuis le lycée exactement, et qui vit dans une autre ville avec son docteur de mari et leurs deux fils. Il se dit qu’elle est entourée de garçons. Il regrette qu’à Noël dernier, ils se soient loupés. Il se dit que Noël dernier, pour le père de Sarah-Lee, ça a été son dernier Noël. Il se dit qu’à partir d’un certain âge, on peut s’attendre à ce que Noël soit son dernier Noël. Ce qui vous ferait presque aimer Noël. Il se dit qu’il n’aime pas Noël sauf que c’est l’une des rares occasions de voir Isabeau. Il sait que le père d’Isabeau s’est suicidé quand elle était enfant. Il ne sait pas comment il s’est suicidé et peu importe, bien sûr. Il se demande tout à coup s’il n’a pas entendu Isabeau, il y a des décennies de cela, parler de revolver. Il constate que la seule personne de sa connaissance qui se soit suicidée était un voisin. Père de quatre enfants, dont la plus âgée devait alors avoir vingt ans. On l’a retrouvé pendu à une branche face à l’océan, un endroit magnifique semble-t-il, non loin de la maison de vacances. Il se dit que le voisin a dû se dire : bel endroit pour mourir. Sarah-Lee trouve le suicide égoïste. Il se dit qu’il ne sait pas au juste s’il trouve que le suicide est un acte égoïste. Il se dit qu’il n’a pas très envie de penser à ça. Il se dit qu’une chose est sûre, c’est que ni le père de Sarah-Lee, ni ses parents à lui, ne se sont suicidés. Il note que ses deux parents à lui sont morts dans le même hôpital. Il note qu’il s’agit même de l’hôpital où Sarah-Lee travaille. Et papa poule, est-ce que ça peut éventuellement être considéré comme un travail ? Il se demande si ce n’est pas plutôt le mot pistolet qu’Isabeau aurait prononcé. Papa poule. Papaye. Papageno. Tiens, il se dit, ça, c’est encore Mozart. C’est l’oiseleur de La Flûte enchantée. Même qu’à un moment, Papageno est tellement désespéré d’avoir perdu sa Papagena à peine entrevue, qu’il veut se pendre à un arbre. Le nombre d’oiseaux a chuté d’un tiers en Europe en trente ans, il se dit. Il se dit qu’il n’y a peut-être pas de rapport, mais les oiseaux ravissants auxquels il laisse des graines de tournesol devant la fenêtre de la petite pièce qui lui sert d’atelier ne viennent plus que de loin en loin. Il se demande s’il ne faudrait pas plutôt dire : qui lui servait d’atelier. Il se demande depuis combien de temps il n’a pas touché une toile. Il se demande depuis combien de temps il n’a pas touché un chèque pour avoir peint une toile. (…) »

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#14

Extrait de Après tout, à paraître en avril 2024 aux éditions JOU.

Pendant la mise en route du freeware, les yeux de Claire roulent dans ses orbites. Ça ne prend pas très longtemps. J’ai reculé d’un pas. Je la regarde. Elle me regarde. On se sourit. En fait, je la reconnais tout de suite. Je lui donne la main et elle me suit jusqu’au sofa en cuir. Je pose une tablette de chocolat devant elle, et la prie de s’asseoir. Je lui fais décliner son identité, préciser sa marque de chocolat préférée, la hauteur du Zouave du pont de l’Alma, puis je lui demande qui je suis, à son avis.

Les premiers mots sont assez pénibles. On dirait qu’il y a une sourdine dans sa voix. Je mets une bonne minute avant de comprendre que l’emplacement réseau se trouve sous l’aisselle gauche. Je lis la notice. « Surtout ne pas appliquer les doigts directement sur la peau. » Je n’applique pas directement les doigts sur la peau. J’ai très envie de lui toucher les cheveux. Soudain Claire se lève et m’informe que la température de la pièce est à dix-huit degrés. Elle me fixe droit dans les yeux, inspire profondément, et je retiens mon souffle, parce que Claire me prend la main et l’approche de son visage, la reniflant. Sa bouche s’ouvre et elle dit : j’ai froid. Il faut que je dise quelque chose. Je lui dis de ne pas bouger, je vais chercher une robe, mais arrivé sur le palier, je suis secoué d’une crise de larmes. Je pleure si fort que je suis incapable de pousser la porte. Je pleure peut-être pendant cinq minutes, devant la porte. Il me faut un bon quart d’heure avant de trouver le courage de revenir dans le salon. Claire ne me prête aucune attention à l’instant où je m’assieds : elle joue avec ses doigts, je crois qu’elle compte ses doigts.

Mon amour, tu as ressenti des fourmillements dans la main droite, une faiblesse dans la jambe droite. Un matin, tu ne réussis pas à serrer le pouce et l’index. J’ai toujours, devant mes yeux, l’image de ton visage, sortant de la salle de bain : tu te trouvais « une tête horrible » et te sentais « bizarre ». Tu en parlas à une amie médecin qui te conseilla de faire un électromyogramme. « On verra ça plus tard. » Pour toi, c’était psychologique. Tu travaillais trop. Tu commenças à t’inquiéter quand une paralysie s’installa au niveau du pouce droit.

Claire a été livrée avec une paire de chaussons et une combinaison en tissu bleu jetable. Je lui enfile sa robe vert clair à col montant. Ce n’est pas n’importe quelle robe. Ses pieds : j’évite les chaussettes à motif. Dans mon souvenir, Claire n’aimait pas ça. En se levant elle dit « où est le ciel ? » et je réponds « assieds-toi », mais au lieu de s’asseoir, elle traverse la pièce à pas lents. C’est sa démarche. Elle fait plusieurs fois le tour du chat endormi sur la chaise. On dirait que c’est la première fois de sa vie qu’elle voit un chat. Tout à coup elle s’écarte et me demande de choisir une musique, une musique que je voudrais qu’elle chante. Nous passons l’heure suivante à nous tenir la main. La première soirée s’écoule ainsi, sur le canapé du salon. Claire dort la tête sur mes genoux. Je lui caresse les cheveux.

Mon amour, tu passas un premier électromyogramme, puis un second, plus approfondi, avec un neurologue de l’hôpital de la Salpêtrière. On te diagnostiqua six mois après l’apparition des premiers symptômes : à 39 ans, tu étais atteinte d’une S.L.A. Ta première réaction fut de rester assise un long moment, contemplant tes mains. Tu ne voulais pas aller voir sur Internet pour ne pas te faire peur. Tu restas de longues minutes à regarder Roger Federer, Elon Musk, Jennifer Lopez se verser un seau d’eau glacée sur la tête, et la grimace d’Eminem, tu t’es passé et repassé cette grimace, qui symbolisait le ressenti des personnes à l’annonce du diagnostic de cette maladie : le froid, l’effroi, la paralysie de tout le corps.

S pour « sclérose » (correspond à un durcissement). L pour « latérale » (car elle s’attaque au côté de la colonne vertébrale). A pour « amyotrophique » (une privation de nutrition des muscles). La SLA ou Maladie de Charcot est une maladie neuro-dégénérative non contagieuse dont on ne connaît pas précisément l’origine et pour laquelle aucun traitement réellement convaincant n’a pour le moment été mis au point. Bien sûr, tu es aussitôt entrée dans le schéma « pourquoi nous », mais une fois que tu avais dit ça, tu te contentas de nous serrer dans tes bras et de nous embrasser. Je suis coriace – c’était ta phrase. Nous sommes partis quinze jours à Honfleur, à la « Coconnière ».

Ses yeux verts, ses longs cils, ses épais cheveux bruns, son petit nez busqué, ses narines arquées, ses pommettes bien dessinées, son sourcil en accent circonflexe, ses petites épaules, sa cicatrice sur le ventre, le petit grain de beauté au coin de la bouche, et le truc qu’elle fait, avec sa lèvre supérieure, en sortant légèrement la langue, donnant parfois l’impression qu’elle va se mettre à rire. Pendant les deux ou trois premiers jours, Claire m’adresse à peine la parole. Elle déambule d’un endroit à l’autre dans l’appartement. Je ne peux en détacher les yeux. Elle s’agite dans la pièce, va examiner les stores, soupèse dans sa main le cendrier en verre, caresse le cadre du tableau rouge pendant de longues minutes (je l’ai laissé en évidence au-dessus du bureau). Mais surtout, très vite, le problème du chat se pose : il grogne, crache, hérisse le poil dès qu’elle approche. La réponse est toujours la même : Claire se fige instantanément. Certains mots-clefs la relancent. Ça va tout de suite mieux. Il y a des moments où je ne peux m’empêcher d’approcher et de lui toucher le visage. Je la retourne. Je la regarde. Je lui remets sa mèche derrière l’oreille. Ce matin, à ma grande surprise, elle a avalé une barre chocolatée. Je l’écoute mastiquer. Indubitablement, elle mastique. C’est marrant. Elle mange les noisettes séparément de la barre. Je me demande si elle digère les aliments solides, et je ne sais pas ce qu’il advient des déchets. Le mémo du professeur a été très instructif : Claire urine peu, ses excréments sont très secs, et elle ne transpire quasiment pas. Par contre elle pleure à chaudes larmes, et elle rit quand on la chatouille. Le professeur recommande : « sourire », « acquiescer régulièrement », « contact visuel », « pas de lunettes de soleil », « aucune action les premières nuits », « et si vous allez aux WC, laissez la porte entrebâillée », « parce que oui, n’oubliez pas qu’avant toute chose, votre femme doit redécouvrir son environnement. » Mais qu’il ne s’inquiète pas : je la couche en laissant le plafond allumé. Puis je me déshabille dans la salle de bain et me mets au lit. Je guette son profil. Les battements des yeux. La nuit, si je lui demande, elle peut les fermer pour dormir, je préfère.

Ma chérie, tu ne te sentais pas malade : tu avais juste une petite raideur dans le pouce, et des crampes musculaires nocturnes au niveau des cuisses. C’est Grégoire, je m’en souviens bien, qui fondit en larmes en premier, et tu lui répondis que tu parlais trop, trop vite et trop distinctement pour que ce soit très grave, sinon tu n’aurais pas pu parler du tout. Ma chérie, cette insouciance, ce côté « on verra bien », avec tes « c’est SLA oui, c’est SLA oui » pour essayer de faire sourire Grégoire, mais quand tu as 19 ans et qu’on te dit que ta mère a une espérance de vie de 2 à 5 ans, qu’elle va peu à peu perdre l’usage de ses membres pour finir par mourir étouffée, c’est compliqué.

Ce midi, on sonne à ma porte. Le visage de Greg s’affiche sur l’écran. La voix de Greg, qui m’appelle. Claire se met à trembler et je dois la tenir. Une carte glisse dans la fente, mais n’ouvre rien. Nous ne bougeons plus, jusqu’à ce qu’il laisse tomber. Moins de cinq minutes après, je reçois un message de Greg pour me dire que le verrou magnétique est claqué et me demander mon jour de retour. Sitôt rentré, je dois l’appeler. Je compose le code pour désactiver le carillon de l’entrée, et que personne ne vienne plus sonner chez moi. J’espère qu’il n’y a rien de cassé, me dit Claire en regardant fixement ses mains comme si c’était à elles qu’elle s’adressait. Je sens qu’elle fait désormais des progrès, et on a commencé ces temps-ci à parler. Enfin, surtout elle. Le chat, ses robes, et son impressionnante collection d’escarpins (la jolie paire noire, on y voit l’usure à l’emplacement des orteils). Dix minutes de danse en escarpins, au milieu du salon, avec le besoin de danser sur la pointe des pieds. Elle est heureuse, sans doute, que je lui propose de mettre de la musique, une compile de Stromae. Un été, à Honfleur, Claire était tombée en dansant et avait cogné sa bouche contre la table en verre. Elle avait une entaille assez profonde aux lèvres. Je ne sais pas très bien pourquoi je pense à ça maintenant. Voici une autre pensée : quelle est l’étendue des souvenirs de Claire ? J’ai établi une liste de questions. À un moment, elle disparaît de ma vue, c’est-à-dire vers le bureau, et je la retrouve en train d’examiner tout ce qu’il y a dessus. Deux ou trois volumes de Nietzsche, une biographie de Banksy, un grand atlas de l’univers, des trucs comme ça, et elle feuillette avec minutie l’un de mes recueils intitulé La mécanique des roses. Elle finit par poser le livre de côté, et se met à disserter sur les roses, comment leurs piquants les protègent des ruminants, et aussi des petits herbivores, mais j’ai intuitivement la certitude que Claire ne comprend rien à ce qu’elle dit. Au même moment, Claire attrape ma main droite et sans transition me dit qu’en cet instant précis, elle m’aime.

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#10

Patrick Bouvet, auteur aux éditions JOU d’un livre et de deux créations sonores, envoie au Bureau JOU quelques collages, un travail personnel développé depuis 40 ans et jamais dévoilé jusqu’alors.

D’autres collages sous forme de clip ici : https://youtu.be/_PXq6JqqPcg

Patrick Bouvet aux éditions JOU :

Le livre Pistes vol. 1
https://editionsjou.net/produit/pistes-vol-1/

L’album audio numérique Passages

L’album audio numérique Good Morning West

#intervention

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#9

Intervention pour le bureau JOU de Frédéric Moulin, co-auteur (avec E.A.) aux éditions JOU de Agora zéro.

Notes de montage / états de veille (mise en contexte à l’usage du bureau JOU). Quand j’ai « commencé » avec les Mutants Anachroniques, on a supposé (c’est-à-dire : le petit nombre de personnes concernées par ce que nous faisions) que la notion centrale était ici l’expérimentation, comme si le cut-up ou les ready-made (et, certes, le voir autrement peut, à bon droit, être considéré antimoderne…) constituaient une fin en soi. Or il s’agissait, et pour moi il s’agit encore surtout de promouvoir une discipline de l’attention, en réponse et en réaction à la contemporaine (?) économie de l’attention. Je conçois cela comme une veille quotidienne, dont les partages sur les réseaux sociaux offrent, de leur côté, une version abâtardie, truquée puisque le moment réflexif qui en est l’objet devient instantanément matière à flux. Par ailleurs, j’ai dès l’origine accumulé de nombreux matériaux potentiellement utilisables, sur des supports matériels ou virtuels, qui à mes yeux sont comme des formes d’énergies fossiles : bribes de textes dont je ne me rappelle plus si je les ai écrits ou recopiés, copier-coller de sites parfois défunts, piles de magazines ou de coupures de presse en relation avec mes préoccupations, de toujours ou d’un moment, etc. J’entends par énergie fossile quelque chose de mort en apparence, mais qui peut donner la vie, au sens de mettre certaines choses en mouvement. Avec un petit risque toxique, tout de même. Penser mine, écrivait Camus. Mais qui parle de penser ? Je vise une réaction chimique, à définir. Un modèle d’installation artistique particulièrement galvaudé est le tas de charbon déversé sur le sol d’une galerie ou d’un musée : je suis la galerie et le musée, j’en ressens l’encombrement, physique et psychique. Je réclame un autodafé sur la table des matières de livres jamais écrits. La fumée en montera vers les dieux qui sauront les lire (j’ai cité le nom que nous leur avions donné, une idée ne meurt qu’après avoir été comprise et celle-ci ne l’a pas été…). Ces « notes de montage » et « états de veille » participent ainsi d’un projet plus vaste sur le thème de l’archive, tendant à substituer à l’idée purement passéiste, figée, qu’on se fait habituellement de celle-ci, une conception dynamique, opératoire tout aussi bien dans le présent et le futur.

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#7

Mike Davis
Le monstre est parmi nous, pandémie et autres fléaux du capitalisme
éditions Divergences, 2021
Oui la covid-19 n’est qu’une étape, un début, qui va se poursuivre et s’amplifier, tout comme le capitalisme dont la déforestation, l’élevage industriel et l’industrie alimentaire de la junk food favorisent les conditions d’émergences des zoonoses, de la transmission inter-espèces. Oui en lisant ce livre vous avez instantanément envie de remettre un masque, d’être vigilent, voir même de vous intéresser au survivalisme.
https://www.editionsdivergences.com/livre/le-monstre-viral-grippes-industrialisees-et-autres-fleaux-du-capitalisme
#lectures

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#6

Petit focus sur le concert littéraire Payvagues à venir le samedi 17 juin à 19h dans la grande salle de la Maison de la poésie de Paris. Payvagues par Florence Jou (dont la création sonore Fordlandia est parue aux éditions JOU) et Valérie Vivancos (qui a travaillé sur la traduction du livre de David Toop aux éditions JOU).

Billetterie ouverte :
https://maisondelapoesieparis.com/programme/florence-jou-payvagues/
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http://www.oceanvivasilver.com/
https://florejou.fr/
https://www.editionsdelattente.com/book/payvagues/
https://editionsjou.net/produit/fordlandia/
#agenda

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#5

Auteur de Merdeille et Du bétail aux éditions JOU Frédéric Arnoux nous envoie pour le Bureau JOU une nouvelle inédite.
#intervention

NATURE MORTE
Des mois à chercher l’illusion parfaite. Des mètres cubes de larmes physiologiques versés goutte à goutte sur les yeux rougis de designers sous pression collaborant en réseau aux quatre coins du monde le nez sur des écrans vingt-sept pouces douze heures par jour. Des milliers de pilules toutes couleurs tous dosages relaxant des cadres qui chaque nuit ressassent les humiliations, vexations et menaces de sanction infligées par des directeurs internationaux eux-mêmes installés sur des sièges éjectables. Sans compter les Smartphones en miettes fracassés contre les murs, les rouleaux entiers de Kleenex vidés, les millions de décibels évanouis dans la nature au cours d’engueulades futiles avec le conjoint, les enfants, simplement parce qu’au bureau, la pression devient insupportable. Et un jour, de l’adjoint de bas étage en costume mal coupé au président directeur ultime tiré à quatre épingles, tous ébahis, émus même devant l’agencement de lignes entrelacées au millième de micron pour créer l’illusion parfaite : le mariage de la douceur masculine à l’agressivité féminine. Du jamais vu, du jamais fait. Du génie pur. Se met alors en branle une autre chaîne de compétences, la même pression s’abattant sur de nouvelles équipes chargées de déterminer les mélanges subtiles de jaune, cyan, magenta, puis définir si brillant ou mat, ce choix relevant de la même exigence que celui de la technologie retenue pour l’ESP ou l’EBD, le hasard ne devant jamais avoir prise, sublimer le dernier modèle de la gamme ne souffre aucune négligence, aucun relâchement. Objectif final : transpercer le cœur du conducteur ou conductrice qui posera les yeux sur la nouvelle création pour lui enlever toutes raisons objectives de ne pas s’engager à honorer les traites mensuelles courant sur plusieurs années.
Mais là,
le long du rond-point,
face à la barrière ondulée de monospaces, coupés sports, 4X4, crossovers, mini-citadines… si les adjoints de bas étages aux présidents directeurs ultimes étaient là, tous seraient contrariés, dépités même. La pluie, rideau gris après rideau gris, anéantit la magie des couleurs, uniformisent les lignes ensorceleuses. Leur chance, ils sont à des centaines de kilomètres d’ici, au sec dans des bureaux ultra-sécurisés à mobiliser les équipes sur la création d’une nouvelle gamme devant donner un sérieux coup vieux à celle qu’ils viennent de créer. Les bourrasques s’acharnent à fracasser, concasser, donnent l’impression de vouloir faire tout disparaître, à peine s’il est possible de lire les prix bien en évidence derrière les pare-brise. Et peu importe les régulateurs de vitesse, bluetooth, clim’, ABS, GPS, ESP, EBD ou n’importe quelles prouesses technologiques qui en fait grimper le prix, pour le matou qui vit à la belle étoile sur ce coin de béton, ces tops modèles ne servent que de parasol l’été et de parapluie l’hiver. Ou d’abri antiatomique quand sur fond d’éclairs et de tonnerre, le ciel bombarde à l’aveugle en faisant claquer sur les carrosseries une pluie tirée à la rafale de mitraillette. Entraîné par l’incompréhensible déplacement des masses d’air chaudes et froides, l’orage a bifurqué plein Ouest depuis un bon quart d’heure pour aller terrasser les champs d’avoines et de blés repoussés toujours plus loin mais le déluge continue à s’acharner, les tôles crient métalliques sans jamais avoir besoin de reprendre leur respiration, alimente en continue un bourdonnement rauque inspirant terreur et panique. Au sol, les douilles ricochent par centaines de milliers au centimètre carré, explosent en milliards de particules, certaines viennent titiller la moustache du matou qui la remue à la cadence d’un automate déréglé dans l’espoir naïf de les éviter ou dans les veines tentatives de faire tomber celles qui s’y accrochent. Réfugié sous un modèle Hybride, il a abaissé son corps maigre au ras du bitume, pattes enfouies sous les poils mais prêtes à se détendre en une fraction de seconde, queue pelée ramenée sur l’avant pour être certain qu’il ne lui arrive pas malheur, muscles du cou tendus, tête à l’affût, oreilles en loque rabattues sur les extérieurs, prêt à fuir au cas où là-haut on avait gardé le pire pour la fin. Mais ses yeux, gros et ronds, fixent hypnotisés un verre de lait d’un mètre de haut sur la 4X3 déroulante. Le blondinet qui le porte à sa bouche sourit hilare à l’idée de tous les bienfaits que le calcium apportera à son corps en développement. Puis c’est au tour d’une brune d’à peine vingt ans en petite culotte, un bras replié sur la poitrine, l’autre main présentant un tube de crème vert. Même sourire que le blondinet mais elle, c’est à l’idée qu’une formule scientifique à base de plantes rares comme seule la forêt Amazonienne est capable d’en dissimuler, empêchera la formation de peaux d’orange sur ses cuisses longues et fines. Le matou relâche son attention, se lèche les poils dans l’espoir de les sécher un peu en attendant résigné parce qu’il a compris depuis longtemps qu’il n’y a pas grand chose à faire contre ce qui est décidé là-haut. Soudain il s’arrête, relève la tête d’un coup sec, attiré par le mouvement verticale d’une branche morte qui se détache du dernier arbre du coin, vestige incongru au milieu du terrain vague de l’autre côté du rond-point. À cette extrémité de la ville, bosquets et vieilles bâtisses ont été rasé pour faire place nette à une quatre voies filant droit vers la ville suivante. Sur les côtés, des bretelles à rond point, des sorties à rond-point, des jonctions, des ponts, tout un fatras de routes facilitant un maximum à monsieur madame Tout-le-monde l’accès aux zones commerciales périphériques, chassant les dernières vaches qui broutaient têtes baissées sans rien voir venir. Yeux gros et ronds, le matou dévore du regard le verre de lait géant qui a repris sa place. Les oreilles sont maintenant droites, la moustache ne tremble plus, les carrosseries ne crient plus, à peine des petits cliquetis. Depuis combien temps il n’a pas eu le bonheur de tremper sa langue dans ce truc blanc. Y’a bien une vieille dame qui vient lui en donner dans une petite soucoupe avec des croquettes mais c’est un truc en poudre, rien à voir avec celui des vaches. Il le boit, pas le choix mais n’empêche, quand il regarde autour de lui avec ce goût de pas bon dans la bouche, ça ne lui donne pas envie d’être un humain. Il leur est quand même reconnaissant de fabriquer ces gros trucs qui lui servent de parasols l’été, de parapluie l’hiver.