Mauvaise poésie et motion de censure par Éric Arlix
Le vieux chamane était pourtant confiant Mais la retraite l’attend
La France en territoire inconnu En démocratie le tripartisme et c’est foutu
Ici le consensus est impossible alors Retailleau ou Cazeneuve c’est illisible
Mais Lucie (surnom d’un spécimen de l’espèce éteinte Socialismus) ne fera pas plus long que le vieux chamane dans sa besace LFI et son lot de ramdams
Seule la bataille des chiffres comptent à coups de milliards quand l’intelligence s’estompe dans le grand foutoir
Alors attendons quelques jours le nouveau sorcier.e nommé par désamour son temps sera compté.e
Et si en politique on ne peut jamais dire jamais le vieux chamane aura-t-il un flush à abattre après son all-in le bluff pouvait être parfait en comptant sur les éléphants ps de la colline
Dans le petit rectangle il s’exprimera ce soir face aux français épuisé.e.s il tentera un nouveau poème dérisoire truffé de non-sens et de faits déguisés
Et si le manager en chef décide de partir ne rêvons pas les populos arboreront leur plus beau sourire mais on connaît hélas le résultat
Alors Trump le charmeur de ces dames Saluera-t-il Marine dans la tribune officielle Il incarnera Dieu samedi à Notre-Dame et toisera sans doute ses fidèles
L’histoire de Vies sauvages se déroule dans un zoo mais bien au-delà aussi. Ses occupants, humains et non-humains affrontent une réalité bien triste, vivre en prison demande des efforts, une configuration bien précise. Au début je ne voyais pas du tout ou l’auteur voulait m’emmener, mis à part son style léger et flamboyant, documenté et drôle ce qui en soit était déjà énorme.
La sentience animale est ici poussée à son maximum, une intimité que le lecteur partage avec des animaux, leurs conscience et la jubilation de lire les comparaisons que l’auteur ne cesse de faire entre des comportements de non-humains et leurs parallèles humains.
Mais la vie du zoo devient petit à petit le théâtre de rebondissements que le lecteur commençait à pressentir dans les 120 premières pages. Humains et non-humains sont confrontés à de l’inattendu, à des prises de décisions, à des moments-clés et le parc animalier n’est plus dès lors ce lieu artificiel de divertissement mais un biotope en pleine révolution.
Intense lecture, jubilation dans les détails, les analogies, le style, un grand livre qui sans prétention politique affichée est un grand roman politique contemporain.
THIS IS IT, ma journée du 26 novembre 2024 par Éric Arlix
Dans le capitalisme tardif post néolibéral et proto-libertarien* des designers italiens centenaires réclament une fin de vie digne et rapide face aux statistiques des ventes de Tesla en Europe. Tout leur travail d’éducation esthétique n’a donc servi à rien, la voiture la plus vendue en Europe est moche, ultra cher, ultra connectée et libertarienne. Bye Bye le style et la classe. Il faut dire que la concurrence n’est pas plus versée dans le style, les Citroën ressemblent à de gros jouets en plastique multicolore (on en parlera pas ici du modèle AMI), les Dacia sont les voitures les moins chères et remportent haut la main le prix de la mocheté intégrale.
Dans mon quartier, pourtant banlieue rouge populaire, les Tesla abondent, signe vulgaire de reconnaissance sociale ayant remplacé les berlines bmw des vieux commerçants et les berlines merco des vieux entrepreneurs.
Dans le capitalisme tardif post néolibéral et proto-libertarien Luigi et Benedetto sont sur leur balcon de leur Ephad haut de gamme et regardent les voitures passer. À chaque Tesla observée ils hurlent Vaffanculo et s’attirent les foudres de leurs co-locataires sans cesse réveillés en pleine sieste. C’est un jeu entre eux, un trop plein à évacuer avant l’agonie. – Heureusement Nuccio (Bertone) est mort avant d’en avoir vu dans la rue, une crise cardiaque il nous aurait fait. – Sur, et Marcello (Gandini) est mort cette année, il n’en pouvait plus des mochetés contemporaines.
Dans le capitalisme tardif post néolibéral et proto-libertarien des designers se morfondent dans des Ehpad suppliant une aide pour mourir dignement, rapidement, devant la décadence esthétique mondiale. Malgré les doses astronomiques d’antidépresseurs ingérées, leurs lunettes de soleil quasi opaques, ils ne peuvent s’empêcher de crier Vaffanculo du soir au matin.
Je croyais que les Tesla allaient être ultra sensibles à une rayure et déclencher leur alarme mais en fait non, il suffit d’y aller tranquillement, de bout en bout, sur 4,70 m, une ligne blanche ondulante, similaire à une vague, une vague anti-libertarienne, une vague anti-voiture, une vague de bon sens.
Statistiques de la journée marche : 7,3 km. lecture : trente minutes sur le site de Tesla France protéines animales ingérées : 0 Tesla observées : 8 Thé glacé maison Oriental beauty ingéré : 1 litre Dessiner une vague de 4,70 m de long : 1
* les deux livres de Références des libertariens qu’il faut lire pour comprendre leur idéologie :
Le bilan de compétence de Ned Ludd par Pierre Tenne
Aux murs il y a un poster avec un temple du Japon et aussi une carte d’anniversaire, mais c’est tout. Devant son bureau la conseillère a disposé une table en demi-lune avec dessus une lampe, ce qui donne une distance presque disproportionnée pour discuter. Elle offre des stylos et du papier pour prendre des notes sur ce qu’elle va dire. Sur son bureau, on trouve un ordinateur portable branché à un écran plus grand d’ordinateur, qu’elle tourne souvent pour montrer à ses interlocuteurs des sites où ils peuvent se rendre. À chaque entretien, elle commence de la même manière. J’ai bien reçu votre CV, mais si vous commenciez par me dire pourquoi vous avez sollicité un entretien avec moi. Oh… Dès le début, comme ça, d’entrée, c’est un peu dur… Il faut raconter sa vie, en gros ? Non, plutôt ce qui a motivé votre réflexion sur un changement d’orientation professionnel, mais aussi vos centres d’intérêts – professionnels et personnels – ou vos motivations dans la vie.
Il y a des tas de parenthèses qui s’ouvrent après les mots qu’elle emploie. La plupart du temps elle définit les termes, mais souvent on ne la comprend pas vraiment mieux. Avec son accent anglais, le jeune homme essaie de raconter ses motivations dans la vie. « J’ai essentiellement travaillé dans la destruction de matériel industriel, de machines dans les usines, en menant des armées ouvrières. J’ai écrit sur les murs de Nottingham « Vive le général Ludd », pour faire peur aux patrons d’usines. J’ai séquestré des ingénieurs avides de machinisme. J’ai détruit tout cela pour défendre les techniques humaines que ces machines faisaient à leur tour disparaître. J’ai organisé des sabotages partout sur terre, depuis deux siècles et demi. J’ai inspiré des chansons et des poètes. » Très bien, alors à partir de là, vous avez deux options. Ou bien un bilan de compétences avec un conseiller d’orientation, où on cherche à ordonner tout ce que vous venez de dire. Deuxième option, les enquêtes métiers, où vous allez tout simplement interroger des gens ancrés dans un domaine de métier, pour mieux vous rendre compte de ce que c’est. Pour le bilan de compétence, le problème est que c’est très onéreux, autour de 1 500€, mais la bonne nouvelle est que vous pouvez le financer entièrement avec votre compte CPF, puisque je vois que celui-ci est plein. Bon, je ne vous cache pas qu’il faut à tout prix avoir entamé une démarche pro-active de recherche d’emplois. Vous avez ici un site intéressant pour tous les emplois dans la fonction publique, si jamais vous souhaitez devenir fonctionnaire, qui est « choisir le service public », oui, point gouv point fr, où je vous montre, vous pouvez choisir des offres d’emploi en utilisant les filtres, alors je dis n’importe quoi, mais dans domaines, vous cliquez sur Direction et pilotage des politiques publiques, voilà, et là vous avez plein d’offres qui apparaissent, et il faut aller voir un peu ce qui peut vous intéresser, avec une curiosité à toujours attiser, les employeurs apprécient cela. Sinon, il y a bien sûr France Travail, puis il y a aussi cet outil sur lequel je veux attirer votre attention qui est Diagoriente, qui est vraiment votre meilleur allié, ou bien sûr vous pouvez prendre rendez-vous à la Cité des Métiers avec un conseiller. Est-ce que c’est clair ? Ned Ludd hoche la tête. Il a tout compris, mais il ne saisit pas ce qu’il comprend. Peut-être n’a-t-il pas tout compris. Vous êtes sûr ? Ned Ludd hoche la tête. Bon… Dans le doute, je vous explique comment vous pouvez utiliser votre compte CPF. Ned Ludd n’écoute plus. Le but d’une formation, comme je dis toujours, c’est de monter en compétence. Ned Ludd note toutes les phrases de la conseillère qui le font rire. il ne faut pas tomber dans une catégorie d’emploi inférieure. Ned Ludd hoche la tête. Il faut un peu creuser tout cela et donner du sens à votre mobilité professionnelle. Ned Ludd réfléchit un instant avant de rappeler, avec bienveillance, qu’il aime ce qu’il fait mais que le monde change et que les révolutionnaires, parfois, prennent des Uber. Alors forcément, ça donne envie de changer de métier. Oui… Bien sûr. La conseillère sourit et laisse traîner quelques secondes la conversation, comme pour envisager les choses sous tous leurs aspects. Les réformes, puis les évolutions sociétales, et avec le covid, aussi… Je vous conseille Canva d’ailleurs, pour faire un CV ou une lettre de motivation un peu pimpante. Mais pour qui ? Enfin, je veux dire : détruire des machines, ça ne sert que dans le sabotage. Ha ! Tout le monde, si vous saviez, a l’impression de ne savoir faire qu’une chose… C’est désespérant, mais c’est ce qui me permet de faire ce métier. Comment aller vers l’emploi, fort de vos expériences ? Vous êtes saboteur… Bon. En fait, vous challengez. Vous avez la compétence d’inventer des dispositifs de remise en cause radicale des schémas opératoires de travail. Ça ne se trouve pas sous les sabots d’un cheval. Vous rassemblez les gens pour détruire une machine : c’est de l’événementiel, du happening, de la communication.
Ned Ludd se rend compte qu’il n’était pas venu pour réellement trouver un nouvel emploi, mais peut-être pour vérifier quel chemin prendre dans sa vie. Il veut mettre fin à cette conversation. « Vous savez, je suis fictif ». Il n’y a aucun problème, nous avons l’habitude, y compris des fictifs étrangers comme vous. Ned Ludd ne comprend pas. Il ne sait plus s’il voit dans le couloir blanc liseré de vert (le cadre des portes) du huitième étage de l’immeuble administratif de banlieue où il se trouve, attendant leur tour Robin des Bois son compatriote et Thierry la Fronde ou James Bond et Wonder Woman ou même Don Quichotte, et à eux tous ils comptent leurs étoiles en déplorant qu’elles palissent, mais peut-être est-ce à une représentation fausse, car peut-être Ned Ludd s’est-il contenté de détruire à coup de marteau l’ordinateur qui contient l’index de la bibliothèque.
Il aura suffit que quatre étudiantes de Zhengzhou décident cet été de rejoindre en vélo partagé la ville voisine de Kaifeng pour manger une soupe de ravioli, et qu’elles postent des photos de leur expédition nocturne sur XiaoHongShu (littéralement « petit livre rouge », réseau social très populaire chez les jeunes chinois), pour que des milliers d’étudiants décident d’en faire autant chaque week-end. Dans la nuit du 8 au 9 novembre ils étaient plus de cent mille à emprunter un vélo pour parcourir ensemble les quatre-vingt kilomètres entre Zhengzhou et Kaifeng. Des drones ont filmé ce flux considérable de cyclistes la nuit sur toute la largeur de l’autoroute et à perte de vue.
Mais ce n’est pas le sujet de cet article. Nous voulions parler d’une autre foule, tout aussi étrange, moins massive mais quotidienne. Un attroupement continuel. Qu’il pleuve ou qu’il vente, pas un jour sans qu’un rassemblement se forme devant le Normandie. Le week-end on peut compter jusqu’à 500 jeunes gens réunis là, à photographier le Normandie ou à se photographier devant le Normandie. Cela dure depuis des mois, peut-être déjà depuis plusieurs années. Le Normandie est à Shanghai. Plus exactement « I.S.S Normandie Apartments », rebaptisé « Wukang Mansion », est un immeuble édifié en 1924 pour des investisseurs français à la jonction de Huaihai Road et de Wukang Road (à l’époque avenue Joffre et route Ferguson) par László Hudeck, architecte hongrois installé à Shanghai. Construit sur une parcelle en triangle, le bâtiment a un petit air du célèbre « Flat Iron » de New York. Côté Huaihai Road des arcades élargissent le trottoir sous le bâtiment et donnent sur des boutiques. Le Normandie a été rénové pour l’exposition universelle de 2010 et les nombreux climatiseurs qui ponctuaient la façade de leurs rectangles blancs en désordre ont été alignés et masqués par des coffres ajourés couleur brique. La transformation la plus notable et la plus récente, la plus significative sans doute concernant les milliers de photos quotidiennes dont il est le prétexte, a été la suppression des câbles qui encombraient le ciel du Normandie. Câbles des anciens tramways, fils électriques divers et lignes téléphoniques, dans un fouillis inextricable, très photogénique en soi, mais très gênant pour photographier l’immeuble depuis les angles de Wukang Lu, Xingguo Lu, Huaihai Lu, Tianping Lu, Yuqing Lu.
Le Normandie a une histoire, des histoires, et il n’est pas sans intérêt du point de vue architectural, mais son attrait pour une foule sans cesse renouvelée reste pour nous un complet mystère. Murmuration nous dit Éric.
Puisque tous ces jeunes gens photographient obstinément le Normandie, prenons le temps de l’observer. Une imposante base grise, avec dix-huit arcades au niveau de la rue et un entresol de service couronné d’un balcon dont la balustrade ceinture tout l’immeuble en évoquant le pont d’un navire, puis six étages de briques rouges, et un dernier étage d’attique, gris à nouveau, souligné par un balcon filant avec une rampe métallique et surmonté d’une corniche à modillons (oui, nous avons consulté un lexique d’architecture). Le revêtement gris de la base et de l’attique, est fait d’un enduit particulier constitué d’agrégats de pierre finement broyés dans un liant à base de ciment. Ce « Shanghai Plaster » à finition granolithique est ici moulé avec des rainures afin de simuler la pierre de taille (oui, nous nous sommes documentés sérieusement). Les fenêtres de l’étage noble, au niveau de la balustrade, sont plus hautes et coiffées d’un fronton. Toutes les huisseries sont en métal noir (premier immeuble dit de « style véranda »). L’ensemble est donc plutôt éclectique, entre architecture classique et moderne, et n’a bien sûr rien à voir avec l’architecture chinoise. Il s’agit d’un bâtiment inclassable assez représentatif du goût européen des expatriés de l’époque des concessions à Shanghai.
À l’origine 63 appartements, tous différents, et 30 chambres de service. 1 500 m2 au sol et 30 mètres de haut. En 1924 le Normandie fait sensation et incarne le summum du luxe et de la modernité avec une salle de bain et une baignoire dans chaque appartement, un chauffage central pour tout l’immeuble, des couloirs en véranda à l’arrière pour les dessertes de service, et trois ascenseurs new-yorkais que l’on peut encore voir dans le hall, avec leur affichage d’étage à aiguille façon horloge au dessus des portes.
Pour autant, on ne peut pas dire que le Normandie soit une attraction touristique comme la tour Eiffel, le Sacré-coeur ou Notre-Dame à Paris. Il ne se visite pas. Les centaines de photographes qui encombrent le carrefour ne sont visiblement pas des touristes. Quand ce ne sont pas des Shanghaïens ce sont des jeunes de passage, en transit depuis la gare du sud qui n’est pas loin, ou depuis l’aéroport de Hongqiao, pour les vols domestiques, d’accès direct en métro. Des affichettes sont posées sur certaines vitrines des cafés et boutiques alentour : « vous pouvez déposer vos bagages chez nous ». Astucieux pour faire entrer quelques clients potentiels. Et en effet nous avons vu ici ou là des piles de valises et de sacs de voyage. Devant la tour Eiffel, le Sacré-coeur ou Notre-Dame, les touristes n’ont pas de bagages, laissés à l’hôtel. Passer une heure à Shanghai entre deux trains ou deux avions, et aller photographier le Normandie. Étrange.
Quelques photographes professionnels ont bien compris l’affaire et on les voit démarcher les couples pour un portrait dos au Normandie. Ils portent un iPad en bandoulière avec quelques photos de démonstration, et autour du cou un polaroïd ou un reflex imposant. Peut-être ont-ils saisi l’aura cinématographique de l’immeuble. Dans les années 40 de nombreuses vedettes de cinéma y avait élu domicile. Shanghai était alors la capitale du cinéma chinois. Mais aura dramatique également. Pendant la révolution culturelle l’immeuble fut surnommé le plongeoir par les gardes rouges. Une douzaine de stars déchues se sont jetées des fenêtres du Normandie. Shangguan Yunzhu entre autre, le 23 novembre 1968 à 3h du matin, pour avoir joué dans un film qui cautionnait les valeurs bourgeoises. Comme si les actrices étaient responsables des mauvaises actions des personnages qu’elles incarnent. En 2007 encore, Tang Wei fut bannie pour avoir joué le rôle d’une étudiante amoureuse d’un général japonais et trahissant ses amis résistants pour le sauver, dans « Lust, Caution » d’Ang Lee. Aura apocalytique enfin. Dans « Shanghai Fortress », film de science-fiction chinois sorti en 2019, Shanghai est la dernière ville du monde à résister à la destruction totale de la civilisation humaine par des extraterrestres venus s’approprier une mystérieuse énergie. Une scène montre le Normandie en proie aux flammes dans le chaos généralisé qui suit l’assaut des robots ennemis. Le côté paquebot du bâtiment et son acronyme I.S.S (pour International Savings Society, et non International Space Station – pour certains historiens le nom serait un hommage à un cuirassé français détruit en 1924 après un traité de désarmement) le prédestinait peut-être à jouer un rôle dans la guerre intergalactique. Le film, pesamment nationaliste, très critiqué pour être une bluette sentimentale plutôt qu’un récit d’anticipation, a été un échec commercial, à tel point que le producteur, le scénariste et le réalisateur furent contraints de présenter des excuses publiques, mais on peut se demander s’il n’a pas été en réalité le déclencheur de la photogénie pathologique du Normandie. Telle est tout au moins notre hypothèse, d’ores et déjà invérifiable car sur les réseaux sociaux les photos déclenchent d’autres photos et le motif initial de l’emballement est le plus souvent ignoré des photoclonigraphes. (pardonnez ce mot-valise, qui n’est pas péjoratif dans notre esprit, mais instagramiste n’aurait pas de sens ici dans la mesure où Instagram est bloqué en Chine).
Cette passion mimétique invraisemblable a progressivement changé le quartier que nous connaissons bien pour y avoir habité. Au carrefour Huaihai-Wukang-Xingguo-Tianping-Yuqing la police veille en continu. La cantine tranquille de Xingguo Road où nous déjeunions souvent, et d’où nous pouvions observer le Normandie, auquel personne alors ne prêtait attention, a été démolie et subdivisée en trois cafés qui ne désemplissent jamais. Sous les arcades du Normandie, la banque a fait place à un bureau de « Xinhua Culture & Creativity », et la vieille pharmacie où nous achetions de l’aspirine avant de lire les médias français a été remplacée par une proprette « Urbancross Gallery » consacrée à l’histoire du quartier.
Et à propos d’histoire, l’histoire romanesque de l’architecte du Normandie vaut aussi d’être contée. Ne soyons pas avare de digressions. László Hudeck est né en Slovaquie. Son père était architecte et dès 12 ans il l’accompagnait régulièrement sur les chantiers. Ses études d’architecture en Hongrie furent interrompue par la guerre et il s’enrôla en 1915 dans l’armée d’Autriche-Hongrie. Capturé en juin 1916 sur le front russe où il avait été envoyé pour relever des cartes et construire des abris, il est blessé à la tête, hospitalisé, puis envoyé dans un camp de prisonniers en Sibérie. Là il attrape la typhoïde, puis un accident lui vaut plusieurs fractures à une jambe. Cette malchance lui donne finalement l’opportunité d’être évacué par la Croix-Rouge et il saisit l’occasion d’un blocage du train pour s’échapper à proximité de la frontière chinoise. Malgré sa jambe cassée il réussit à atteindre Harbin, puis, seul, sans argent et sans parler chinois, il parvient à rejoindre Shanghai (2500 km). Là il trouve un emploi de dessinateur dans une agence d’architecture américaine, avec l’intention de gagner assez d’argent pour retourner chez lui. Ayant très vite convaincu de son talent, devenu associé de Rowland A. Curry, il prolonge son séjour, se marie à une allemande née à Shanghai et fini par créer sa propre agence. Capable de construire tout aussi bien un manoir anglo-normand à colombage, un palais Pompéien, une église néo-gothique, un gratte-ciel américain, un cinéma hollywoodien ou une villa Art-Déco, sans jamais contrarier le goût de ses commanditaires, László Hudeck conquiert rapidement une riche clientèle, principalement occidentale mais aussi chinoise. Plus de soixante dix de ses bâtiments (sur une centaine) sont encore visibles à Shanghai, bien conservés et maintenant protégés. En 1947, peu avant de prise de pouvoir du parti communiste, il doit quitter précipitamment Shanghai avec sa famille, non sans avoir anticipé son nouvel exil par des transferts d’argent en Suisse pendant l’occupation japonaise de Shanghai (alerté peut-être par la triste fin de son confrère Elliott Hazzard, mort en captivité au Columbia Country Club qu’il avait lui-même construit, transformé en camp de détention pour les résidents américains par les occupants japonais après Pearl Harbour). László Hudeck s’installa finalement en Californie où il passa les dix dernières années de sa vie, enseignant à Berkeley et étudiant la théologie. Il succomba à une crise cardiaque en 1958 lors d’un tremblement de terre, cauchemar de tout architecte.
Bien que le nom de Hudec figure sur les plaques Architecture Heritage apposées sur toutes ses réalisations à Shanghai, il est très probable que les foules du Normandie ignorent tout de lui. Ce n’est pas l’histoire de l’architecture qui les réunit là. Mais quoi ? Que font ici, sur les trottoirs aux angles des rues face au Normandie, tous ces jeunes gens le bras levé, saluant longuement un bâtiment de brique, non pas agitant un drapeau, mais brandissant au dessus des têtes de la foule environnante un écran avec l’image du bâtiment ? À quel étrange rituel assistons-nous ?
On se souvient que Walter Benjamin avait diagnostiqué, dans l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, le dépérissement du caractère magique de l’œuvre d’art à mesure qu’elle devenait plus facilement reproductible par la photographie et le cinéma, en même temps que l’accroissement considérable de son caractère d’exposabilité. « Dans la photographie, la valeur d’exposition commence à refouler sur toute la ligne la valeur rituelle » écrit-il dans ce texte visionnaire, contemporain des premières années du Normandie. Mais presque cent ans plus tard, devant le Normandie, à l’ère des smartphones, de la photo numérique et des réseaux sociaux, les innombrables photographies prises à chaque minute n’ont pas vocation à être exposées. Elles sont destinées à être partagées dans l’instant avec quelques amis connectés, puis oubliées au fond d’un disque dur et effacées lors d’une prochaine réinitialisation à l’achat d’un nouveau modèle de smartphone. Il nous faut prendre au sérieux ce curieux pèlerinage à l’angle de Huaihai Road et Wukang Road. Les salutations photographiques adressées sans cesse à des balcons vides (peut-être celui de Shangguan Yunzhu), ne relèvent-elles pas au fond d’un rituel magique, qui célèbre une sorte de culte du moment vécu éprouvé dans la communion du cliché ? Il semble bien que pour les foules du Normandie la valeur rituelle a repris le pas sur la valeur d’exposition. Et il est évident dans ce cas que le cérémonial doit être répété quotidiennement, inlassablement, et pas seulement le dimanche.
Vous rappelez-vous des Smart Mobs ? « Les foules intelligentes », un livre d’Howard Rheingold en 2002, paru en français en 2005 (M2 Éditions). C’était avant Facebook et Twitter (2006) et avant le premier smartphone (2007). La préhistoire diraient les jeunes du carrefour devant le Normandie. En retrouvant le livre sur une étagère chez nous, une carte postale qui servait de marque page s’est échappée. C’était une vue de Pudong en 2005. La Pearl Tower trônait fièrement, seule au bord du Huangpu (la Jin Mao Tower était hors cadre). La préhistoire donc. Depuis, elle est cernée de gratte-ciels. Depuis, les réseaux sociaux ont fait les ravages que l’on sait et un protofasciste va s’installer à la maison blanche. Mais en 2005, Howard Rheingold, fort de son expérience de The WELL (première communauté virtuelle, créée en 1985, ancêtre des réseaux sociaux) et à partir de son observation du comportement des passants au carrefour de Shibuya à Tokyo, consultant les textos sur leurs téléphones géolocalisés, entrevoyait une nouvelle ère de l’intelligence partagée grâce à l’interconnexion pervasive de tous les humains. Son optimisme a été quelque peu démenti, mais pourquoi devrait-on rejeter définitivement les espoirs qui n’ont pas été réalisés ? Enthousiaste mais jamais naïf, Howard Rheingold envisageait d’ailleurs très clairement à la fin de son livre le risque d’un panoptique permanent, et concluait sur la question : « Technologie de coopération, ou appareillage ultime de désinformation divertissante ? ».
Entre l’utopie d’une coopération ouverte, sans captation ni frontière ni péage, et les enclosures imposées par les réseaux sociaux conçus comme des plateformes propriétaires, subsiste une forme de coordination divertissante, qui a pris un temps le nom de Flash Mobs, et qui échappe à tout contrôle. Les 100.000 cyclistes sur l’autoroute entre Zhengzhou et Kaifeng en sont un exemple. Le rituel quotidien devant le Normandie en est un autre. Ces formes, qui ont une dimension politique forte sans porter aucune revendication, qui mobilisent massivement un engagement intense autour d’un geste insignifiant, désintéressé, ne pouvons-nous pas en considérer la nature artistique ?
post-scriptum Une étude publiée le 13 novembre dans la revue Nature par une équipe de recherche de Google montre qu’il est possible de mesurer très précisément l’état de la Ionosphère à un moment donné dans une zone particulière, en recoupant les données quotidiennes envoyés par les capteurs GPS de 40 millions de smartphones Android pour leur géolocalisation via les satellites, et en calculant les micro-décalages de signaux dûs aux variations de la concentration en électrons entre 50 et 1500km d’altitude. Impressionnant, non ? Reste à imaginer ce que nous pourrions faire des millions d’images du Normandie prises en quelques années, plus ou moins sous le même angle à toutes heures du jour et de la soirée. Quelque chose comme une iconosphère est devenue la « zone critique » de notre sensibilité.
Des mois à chercher l’illusion parfaite. Des mètres cubes de larmes physiologiques versés goutte à goutte sur les yeux rougis de designers sous pression collaborant en réseau aux quatre coins du monde le nez sur des écrans vingt-sept pouces douze heures par jour. Des milliers de pilules toutes couleurs tous dosages relaxant des cadres qui chaque nuit ressassent les humiliations, vexations et menaces de sanction infligées par des directeurs internationaux eux-mêmes installés sur des sièges éjectables. Sans compter les Smartphones en miettes fracassés contre les murs, les rouleaux entiers de Kleenex vidés, les millions de décibels évanouis dans la nature au cours d’engueulades futiles avec le conjoint, les enfants, simplement parce qu’au bureau, la pression devient insupportable. Et un jour, de l’adjoint de bas étage en costume mal coupé au président directeur ultime tiré à quatre épingles, tous ébahis, émus même devant l’agencement de lignes entrelacées au millième de micron pour créer l’illusion parfaite : le mariage de la douceur masculine à l’agressivité féminine. Du jamais vu, du jamais fait. Du génie pur. Se met alors en branle une autre chaîne de compétences, la même pression s’abattant sur de nouvelles équipes chargées de déterminer les mélanges subtiles de jaune, cyan, magenta, puis définir si brillant ou mat, ce choix relevant de la même exigence que celui de la technologie retenue pour l’ESP ou l’EBD, le hasard ne devant jamais avoir prise, sublimer le dernier modèle de la gamme ne souffre aucune négligence, aucun relâchement. Objectif final : transpercer le cœur du conducteur ou conductrice qui posera les yeux sur la nouvelle création pour lui enlever toutes raisons objectives de ne pas s’engager à honorer les traites mensuelles courant sur plusieurs années. Mais là, le long du rond-point, face à la barrière ondulée de monospaces, coupés sports, 4X4, crossovers, mini-citadines… si les adjoints de bas étages aux présidents directeurs ultimes étaient là, tous seraient contrariés, dépités même. La pluie, rideau gris après rideau gris, anéantit la magie des couleurs, uniformisent les lignes ensorceleuses. Leur chance, ils sont à des centaines de kilomètres d’ici, au sec dans des bureaux ultra-sécurisés à mobiliser les équipes sur la création d’une nouvelle gamme devant donner un sérieux coup vieux à celle qu’ils viennent de créer. Les bourrasques s’acharnent à fracasser, concasser, donnent l’impression de vouloir faire tout disparaître, à peine s’il est possible de lire les prix bien en évidence derrière les pare-brise. Et peu importe les régulateurs de vitesse, bluetooth, clim’, ABS, GPS, ESP, EBD ou n’importe quelles prouesses technologiques qui en fait grimper le prix, pour le matou qui vit à la belle étoile sur ce coin de béton, ces tops modèles ne servent que de parasol l’été et de parapluie l’hiver. Ou d’abri antiatomique quand sur fond d’éclairs et de tonnerre, le ciel bombarde à l’aveugle en faisant claquer sur les carrosseries une pluie tirée à la rafale de mitraillette. Entraîné par l’incompréhensible déplacement des masses d’air chaudes et froides, l’orage a bifurqué plein Ouest depuis un bon quart d’heure pour aller terrasser les champs d’avoines et de blés repoussés toujours plus loin mais le déluge continue à s’acharner, les tôles crient métalliques sans jamais avoir besoin de reprendre leur respiration, alimente en continue un bourdonnement rauque inspirant terreur et panique. Au sol, les douilles ricochent par centaines de milliers au centimètre carré, explosent en milliards de particules, certaines viennent titiller la moustache du matou qui la remue à la cadence d’un automate déréglé dans l’espoir naïf de les éviter ou dans les veines tentatives de faire tomber celles qui s’y accrochent. Réfugié sous un modèle Hybride, il a abaissé son corps maigre au ras du bitume, pattes enfouies sous les poils mais prêtes à se détendre en une fraction de seconde, queue pelée ramenée sur l’avant pour être certain qu’il ne lui arrive pas malheur, muscles du cou tendus, tête à l’affût, oreilles en loque rabattues sur les extérieurs, prêt à fuir au cas où là-haut on avait gardé le pire pour la fin. Mais ses yeux, gros et ronds, fixent hypnotisés un verre de lait d’un mètre de haut sur la 4X3 déroulante. Le blondinet qui le porte à sa bouche sourit hilare à l’idée de tous les bienfaits que le calcium apportera à son corps en développement. Puis c’est au tour d’une brune d’à peine vingt ans en petite culotte, un bras replié sur la poitrine, l’autre main présentant un tube de crème vert. Même sourire que le blondinet mais elle, c’est à l’idée qu’une formule scientifique à base de plantes rares comme seule la forêt Amazonienne est capable d’en dissimuler, empêchera la formation de peaux d’orange sur ses cuisses longues et fines. Le matou relâche son attention, se lèche les poils dans l’espoir de les sécher un peu en attendant résigné parce qu’il a compris depuis longtemps qu’il n’y a pas grand chose à faire contre ce qui est décidé là-haut. Soudain il s’arrête, relève la tête d’un coup sec, attiré par le mouvement verticale d’une branche morte qui se détache du dernier arbre du coin, vestige incongru au milieu du terrain vague de l’autre côté du rond-point. À cette extrémité de la ville, bosquets et vieilles bâtisses ont été rasé pour faire place nette à une quatre voies filant droit vers la ville suivante. Sur les côtés, des bretelles à rond point, des sorties à rond-point, des jonctions, des ponts, tout un fatras de routes facilitant un maximum à monsieur madame Tout-le-monde l’accès aux zones commerciales périphériques, chassant les dernières vaches qui broutaient têtes baissées sans rien voir venir. Yeux gros et ronds, le matou dévore du regard le verre de lait géant qui a repris sa place. Les oreilles sont maintenant droites, la moustache ne tremble plus, les carrosseries ne crient plus, à peine des petits cliquetis. Depuis combien temps il n’a pas eu le bonheur de tremper sa langue dans ce truc blanc. Y’a bien une vieille dame qui vient lui en donner dans une petite soucoupe avec des croquettes mais c’est un truc en poudre, rien à voir avec celui des vaches. Il le boit, pas le choix mais n’empêche, quand il regarde autour de lui avec ce goût de pas bon dans la bouche, ça ne lui donne pas envie d’être un humain. Il leur est quand même reconnaissant de fabriquer ces gros trucs qui lui servent de parasols l’été, de parapluie l’hiver.
Frédéric Arnoux est écrivain, il a publié quatre livres dont les trois derniers aux éditions JOU.
Les Hinoki sont les cyprès géants du Japon, que l’on trouve aussi à Taiwan. Durant l’occupation Japonaise (1895-1945), dans les forêts Taiwanaises, les troncs des arbres centenaires étaient envoyés pour la construction de temples et palais. Après la Deuxième Guerre Mondiale, le gouvernement de Chiang Kai-Shek poursuit l’exploitation. Madame Qiu-Xiang Wu raconte l’expérience de son enfance dans la forêt de Taipingshan, dans la région de Yilan.
Ce travail sonore fait partie d’un projet en cours, sonore et ethnographique, à propos des forêts et montagnes du Nord-Est de Taiwan. L’interview the Qiu-Xiang Wu figure dans le livre-CD bilingue (chinois, anglais), intitulé “Fushan & Taipingshan”, publié par les éditions Kalerne en 2021 à Taiwan. Lien : https://kalerne.bandcamp.com/album/fushan-taipingshan
Yannick Dauby, artiste et preneur de son, vit à Taiwan où il travaille pour le cinéma en post- production audio. Projets et écoutes : http://www.kalerne.net
La revue TINA vous présente « Écrire à Tokyo » suivi de deux textes de Julien Bielka
Depuis juillet 2020, Écrire à Tokyo est une zone de dialogue et d’étude sur l’écriture littéraire en langue française avec Tokyo et le Japon en perspective, hors du fétichisme, sous la forme d’une réunion mensuelle en ligne initiée depuis Tokyo, ouverte aux participants du monde entier. Écrire à Tokyo, Saison 1 – juillet 2020~septembre 2024 – 4 ans, 50 sessions, un livre. Écrire à Tokyo, Saison 2 – octobre 2024 – …
Ecrirea.tokyo est une zone de dialogue et d’étude sur l’écriture littéraire en langue française avec Tokyo et le Japon en perspective sous la forme d’une réunion thématique mensuelle en ligne, initiée depuis Tokyo par Julien Bielka et Lionel Dersot, avec des participants au Japon et hors du Japon. Il s’agit d’une dynamique amateure dans le sens où la plupart des participants ne publient pas à compte d’éditeur, ce qui ne change rien à la qualité des échanges et à la pointure des analyses hors des sentiers éditoriaux battus et du fétichisme endémique dont la chose Japon est l’objet. Nous sommes observateurs des théories mais surtout des pratiques littéraires contemporaines dans une perspective allochtone ou pas, avec Tokyo et le Japon dans le rétroviseur, comme sujets ou éléments plus ou moins déterminants des écritures propres à chacun, qu’elles soient pratiques régulières, tâtonnements ou envies en gestation. L’objectif est d’engager à l’écriture. Ecrirea.tokyo s’adresse à des personnes qui écrivent ou envisagent d’y consacrer du temps et de la réflexion, et souhaitent partager des opinions et des questionnements. Notre objectif est d’explorer d’autres récits et approches narratives.
Quelles écritures? D’autres récits Écritures inclut pour nous toutes formes, hormis écriture promotionnelle, intentionnellement commerciale, quand bien même il faut payer le loyer, affabulations kitsch et autres fantasmes en mode pâmoison, fétichisme et nombrilisme ésotérique autour du Japon, ou clichés marchands. Nous cherchons à envisager le champ des possibles de l’écriture et des récits autres avec Tokyo et le Japon en perspective par la réflexion commune, et en se soustrayant – mission déjà accomplie – avec lucidité et courage à la force de gravitation d’un domaine englué dans l’univers affabulé, hédoniste narcissique et le fétichisme sincère ou surtout marchand qu’est cette ”PassionSiFrançaisePourLeJapon”, bloc-sens qui se traduit entre autre par la quasi-absence d’une véritable production littéraire allochtone singulière. Nous sommes pour un maximum de diversité générique, stylistique, tonale, etc. sans pour autant transiger avec certains partis pris éthiques qui sont les nôtres : d’autres récits, anti, anté, post, para-spectaculaires marchands.
La dés-organisation Écrire à Tokyo n’est ni un réseau, ni une association, ni un organisme, ni un collectif, mais se veut simplement souple, agile et ouvert, être un lieu de passage où se réunissent le temps d’une session Zoom des personnes pour lesquelles l’écriture de/sur/avec Tokyo et le Japon compte ou interpelle, parler d’écritures, et de lectures, puis disparaître jusqu’à la session prochaine, ce qui n’exclut pas un café ou d’autres boissons de temps en temps à Tokyo.
Quelques thèmes déjà abordés ou envisagés Anatomie et taxonomie de cette “PassionSiFrançaisePourLeJapon” Tokyo au prisme du post-modernisme Les dispositifs de non-fiction Expériences de micro-édition Les écritures de la solitude D’autres guides touristiques et de voyages Détournement des récits gastronomiques Introduction à la micro-uchronie Les écritures neutres et blanche Les écritures d’enquête au Japon L’esprit des lieux Les écritures hors-sol : de l’impact de la mobilité sur les récits entre Japon et ailleurs Entre utopie et envie réelle : énoncer les conditions pour développer un autorat allochtone et l’utopie d’une résidence d’écrivain Ecrirea.tokyo située à Tokyo accessible aux écrivains résidents permanents. Politiser ses écrits : enjeux, risques réels et imaginaires. Chronique du non-événementiel et de l’ordinaire Uchronies intersticielles : fictionaliser le réel sans laisser de traces. Nouvelles écritures hédonistes sur le Japon : changer de braquets. Écrire sans être publié. Diarisme : écrire au quotidien. Investir le diagrammatisme littéraire. Détester Tokyo : penser les écritures contre.
Ecrirea.tokyo étant une dynamique qui fait progresser la compréhension des choses, certains sujets sont ré-abordés sur la base des acquis et l’ouverture des chakras conséquents à des échanges et analyses antérieurs. L’univers est en expansion. Ecrirea.tokyo aussi.
Par une belle journée de printemps, les cerisiers alors en pleine floraison, mon corps a décidé de faire une apparition à l’exposition « Happy Spring » des Chim↑Pom, au prestigieux musée Mori, situé dans le quartier huppé de Roppongi.
Chim↑Pom, collectif d’artistes créé en 2005, s’auto-proclamant avec panache « néo-dadaïste », est bien connu pour ses œuvres insolentes et subversives, n’hésitant jamais à bousculer les convenances, à briser les tabous, dans un pays où le conformisme n’est pas un vain mot. Les enfants terribles de la scène artistique japonaise n’en font qu’à leur tête et créent sans discontinuer, souverainement, des œuvres autant potaches que politiques, semant le trouble dans les institutions : ainsi, devant un tel hapax, il m’est impossible de ne pas vous proposer un compte-rendu tentant d’analyser les enjeux de cette exposition qui, je n’en doute pas, fera date dans l’histoire de l’art, comme dans celle des cataclysmes.
Bon, allez, j’arrête de mentir. Cette expo est une daube cuite à la sauce verte, un véritable affront à tout ce qui m’importe ; un truc de gros vendus, un simulacre de radicalité dont on se passerait bien, surtout en ce moment.
Elie des Chim Pom avec feu Shinzo Abe et sa femme Akie, pour toujours plus de subversion non compromise !
Le lieu déjà. Roppongi Hills et ses alentours sont immondes, ambiance fin du monde de duty free : Barbouze de chez Fior, Hugo touchez ma Boss, Herpès, j’en passe. Le musée Mori est glacial, hyper surveillé, aussi convivial qu’un grille-pain connecté. Note pour moi-même : ne plus jamais y mettre les pieds, à part en cas d’occupation sauvage. Occupy Mori Museum !
Les sponsors de l’expo : pas besoin d’enquêter pendant des semaines pour comprendre que ça ne sent pas tout à fait le patchouli : la louche Nippon Donation Foundation, Adidas (on en parle, des Ouïghours ?), Ginza 8, Parco, la Obayashi Foundation… On nage en plein flouzoir, flouze et pouvoir. Pour des néo-dadaïstes, ça la fout mal, à moins qu’il ne s’agisse d’un dadaïsme parfaitement soluble dans le spectaculaire-marchand, bref, après le néo-dadaïsme d’État (Buren), le néo-dadaïsme financier, on n’est plus à un oxymore (oxy-moron) près. Je ne parle pas non plus des t-shirts WE ARE SUPER RATS (c’est pas moi qui le dis !) vendus 7000 yens à la sortie de l’expo, disons que j’imagine mal Antonin Artaud vendre des tote bags.
Inutile donc de s’attarder sur le contenu de l’expo, les œuvres en elles-mêmes sont chouettes, mais tout ce qui pourrait me plaire est instantanément annihilé par la dégueulasserie qui les entoure. Ces zigomars font vraiment un mal fou à toute la scène underground-outsider japonaise, à tous ces artistes indifférents aux tendances qui ont pu un instant trouver les Chim↑Pom crédibles. Je n’imagine pas un concert de punk à la salle Pleyel, ni une expo de graffs au Centre Pompidou (et aucun punk ni graffeur digne de ce nom n’accepterait).
Pour revenir à l’expo, une œuvre m’a paru hautement significative : une grosse tente noire (symbolisant un sac poubelle) dans laquelle est installé un trampoline : l’idée est de s’amuser dans les déchets. Pourquoi pas ? Mais avant d’y pénétrer, deux réduits de gorille me font savoir qu’il est interdit de sauter sur le trampoline. D’accord… Même l’aspect ludique neuneu (que j’apprécie) est entravé par la nature même du lieu. Avec cette expo, le ludique-subversif est donc valorisé par sa négation, dans une forme légale et institutionnalisée, encadrée, aseptisée et régulée. Rien de nouveau sous le soleil, mais il est nécessaire parfois de rappeler certaines choses.
En sortant de l’expo, j’ai éprouvé le désir très fort de jouer à Goat Simulator. Ce n’est pas un hasard. Comme son nom l’indique, ce jeu vidéo permet d’incarner une chèvre : Goat Simulator est la toute dernière technologie de simulation de chèvre, en proposant la dernière génération de simulation de chèvre pour VOUS. Vous n’avez plus à rêver d’être une chèvre, vos rêves sont enfin devenus réalités !
Au joueur de créer les situations les plus absurdes possibles en milieu urbain, de ruiner les repas de famille, de lécher des quidams, de faire exploser des voitures (la chèvre, comme les rats de Chim↑Pom, est extrêmement résiliente), de voltiger en jet pack, de devenir girafe, pingouin, œuf, de s’incruster un peu partout (dont une galerie d’art), le tout accompagné par une musique irritante, qui pousse au vandalisme pulsionnel. Comme dans un rêve… (les miens en tout cas). Ce jeu a plus d’un point commun avec les Chim↑Pom (qu’ils fassent attention à la chèvre : un simple coup de corne et les voilà en orbite !), mais il coûte moins cher que leur expo, il est plus drôle, plus idiot, plus cathartique, plus ludique et en définitive plus inspirant, amenant à se poser ce genre de questions : comment empêcher la circulation sociale, marchande, culturelle, sans que personne n’ose intervenir ? Comment devenir chèvre ?.. J’appelle de mes vœux les chèvres néo-dadaïstes à faire irruption à Tokyo, disons à Roppongi Hills, et à y amener un peu de sauvagerie obsessionnelle et colorée !
Chim↑Pom: Happy Spring Celebrating Japan’s Most Radical Artist Collective in Their Largest Retrospective 2022.2.18 [Fri] — 5.29 [Sun]
Ça commence pas un peu à ronronner, cette histoire ?
Eh bien non. Il suffit de voir ce que la JR a osé commettre sous la voie ferrée près de la station, en imposant un complexe prout-prout de restos bobos et autres bars à vin en carton, qui jurent tellement avec les alentours crados du quartier, pour se dire qu’on a raison de se révolter, qu’il faut continuer à faire savoir que non, on n’en veut pas, de cette normalisation répressive. Que cette gentrification, ils peuvent s’en faire des papillotes et se les insérer dans l’orifice de leur choix, car leur projet sent tout simplement l’ennui et la mort.
Rien à dire de particulier sur le déroulement de la manif, ça s’est passé comme les années précédentes, flics en surnombre toujours aussi hébétés, musique toujours aussi bonne (punk, électro, hip-hop en majorité), plaisir de voir des gens qui se parlent, qui vivent, qui rient, malgré les giboulées démobilisatrices. Un peu plus de participation ou de soutien ne ferait quand même pas de mal : cent manifestants pour une ville comme Tokyo, c’est ridicule et déprimant après coup. Pour plus de détails, je renvoie à ce que j’écrivais les années précédentes. Très bonne after party dans un lieu clandestin, avec concert de punk bien énervé et discussions marrantes au balcon, c’est bien de ne pas s’éparpiller après les manifs, ça devrait être toujours comme ça.
Pendant la manif, une pancarte m’a interpellée : « TSUMARANAI MACHI NI SURU NA! », qu’on peut traduire par « n’en faites pas un quartier chiant » et par extension une ville chiante. J’ai repensé à Perec et à son poème « L’inhabitable » : L’inhabitable : la mer dépotoir, les côtes hérissées de fils de fer barbelés, la terre pelée, la terre charnier, les monceaux de carcasses, les fleuves bourbiers, les villes nauséabondes L’inhabitable : l’architecture du mépris et de la frime, la gloriole médiocre des tours et des buildings, les milliers de cagibis entassés les uns au-dessus des autres, l’esbroufe chiche des sièges sociaux L’inhabitable : l’étriqué, l’irrespirable, le petit, le mesquin, le rétréci, le calculé au plus juste L’inhabitable : le parqué, l’interdit, l’encagé, le verrouillé, les murs hérissés de tessons de bouteilles, les judas, les blindages L’inhabitable : les bidonvilles, les villes bidons L’hostile, le gris, l’anonyme, le laid, les couloirs du métro, les bains-douches, les hangars, les parkings, les centres de tri, les guichets, les chambres d’hôtel les fabriques, les casernes, les prisons, les asiles, les hospices, les lycées, les cours d’assises, les cours d’école l’espace parcimonieux de la propriété privée, les greniers aménagés, les superbes garçonnières, les coquets studios dans leur nid de verdure, les élégants pied-à-terre, les triples réceptions, les vastes séjours en plein ciel, vue imprenable, double exposition, arbres, poutres, caractère, luxueusement aménagé par décorateur, balcon, téléphone, soleil, dégagements, vraie cheminée, loggia, évier à deux bacs (inox), calme, jardinet privatif, affaire exceptionnelle On est prié de dire son nom après dix heures du soir (j’ai mis en gras ce qui me parle le plus) L’inhabitable, la ville bidon, la ville chiante. J’ai envie de continuer le poème de Perec. La ville chiante : une ville où on a honte d’être pauvre. Le contraire : une ville si belle qu’on préfère y vivre pauvre que riche n’importe où ailleurs, pour paraphraser Debord à propos du Paris des années 60. Une ville où on ne peut pas créer, faire son truc, sans être jugé, ou alors parce qu’on est trop pris par l’esclavage salarié. Une ville normale, pas psycho-friendy (psycho-friendly, qu’est-ce que c’est ? Fafafafa), une ville sans efflorescence artistique, politique, socio-éthique. Une ville sans labyrinthe, une ville où on ne peut pas se perdre. Une ville surveillée, fliquée de partout. Une ville étroite d’esprit, où personne ne se parle, une ville sans fantaisie, où on n’a pas le droit d’être soi-même dans le devenir de son choix, enfin heureux de jouer son propre rôle. Une ville sans vie nocturne, sans musique, sans sexualité libre. La ville du couvre-feu perpétuel. Une ville de bourgeois ringards et ressentimentaux, castrateurs d’avoir été castrés toute leur vie ; vraiment il faut se protéger de ces gens-là, ce sont les pires. Une ville de spectateurs passifs, où rien n’arrivera jamais. Une ville de familles conformistes et répressives. Une ville de l’isolement, où on peut crever la bouche ouverte dans le caniveau, symboliquement y compris. Une ville conçue par et pour des vieux slips consuméristes. Une ville grise, prétentieuse, de la distinction foireuse de bobos-gogos, faut bien s’habiller bien proprement, parler et écrire bien proprement, comme ça on aura un bon point de la maîtresse. En gros, la ville bourgeoise telle qu’on la connaît trop bien, anti-bonobo (bohème non-bourgeois). On la subit déjà un peu partout. Et comme si c’était désirable, comme si l’absence de libido était bandante, comme si on était non seulement condamnés à subir ce genre de villes moisies, villes de la pauvreté du vécu, mais à les désirer ! Comme si au contraire, on n’avait pas envie de désirer, délirer, jouer, jouir sans entraves dans un devenir-minoritaire en éventail ! Koenji le permet encore plutôt bien, donc on ne lâche rien.
THIS IS IT, ma demie-journée du 21 novembre 2024 par Éric Arlix
Dans le capitalisme greenwashing les jours comme celui-ci où la température frôle le zéro, les démocrates n’ont qu’une phrase à la bouche « réchauffement climatique mon cul », iels glissent, ressemblent à des explorateur.trice.s affrontant le Pôle Nord par -40.
8h30, je pars à pieds d’Alfortville à Nation, soixante minutes, 0 degrés c’est la grosse flippe, les vieux ne sortent pas, les enfants manquent de s’étouffer sous neuf pulls, les retards au travail s’assument et se programment plus facilement.
Dans le capitalisme greenwashing « le climat » reste pour la plupart des gens « la météo » et ce n’est pas la peine de se la raconter, personne (ou presque) ne veut changer ses modes de vies si problématiques.
10h25, juste avant de rentrer dans un café pour mon rdv TINA j’observe bouche bée une murmuration* d’étourneaux assez impressionnante, fréquentes en ville (la ville est plus chaude, moins dangereuse, nourriture plus abondante), mais celle-ci est sans conteste dans mon top 3, il neige depuis deux minutes.
Dans le capitalisme greenwashing les industriels et les organisateurs des sommets internationaux ont toujours des bonnes idées pour sauver la planète. Au G20 à Rio de Janeiro en novembre 2024 les intervenants s’affichaient à côté de leur bouteille d’eau qui n’était plus en plastique mais en aluminium (c’est fou non ? Et le verre vous connaissez ?).
11h30, je repars à pieds vers Alfortville, la neige tombe en continue depuis une heure sur Paris et les démocrates lâchent un « putain », les enfants un « super », les vieux depuis leurs fenêtres un « c’est beau ».
Statistiques de la demie-journée marche : 12 km. lecture : 30 pages de Tianxan protéines animales ingérées : 0 écriture : une page sur une murmuration d’étourneaux visiteurs uniques sur la revue TINA à midi : 28 glissades : 3 schtroumpfs qui tentent de me viser avec des boules de neige : 2
Puisque vous avez bien voulu nous suivre hier au Stade de France transformé en galerie d’art, merci d’y rester encore un instant pour une observation de fin septembre égarée depuis entre deux mails.
L’effusion des nobles valeurs olympiques est déjà loin et la parenthèse bien refermée. L’heure est aux bippeurs piégés et aux bombes de deux tonnes. Sans doute avez-vous oublié depuis longtemps la cérémonie de clôture des jeux de Paris-2024. Et si vous ne l’avez pas vue vous n’avez rien perdu. Sauf cette étrange plateforme déployée au milieu du stade. Les critiques peu convaincus n’y ont rien vu de particulier, au delà d’un plateau chaotique pour quelques prestations incohérentes. Un genre de banquise pour pingouins survoltés. Les journalistes à l’antenne y voyaient quant à eux sans hésiter un planisphère. C’est en tous cas ce qu’ils avaient lu dans le communiqué de presse. C’était, disaient-il, quelque chose comme une représentation de la merveilleuse harmonie des continents rassemblés dans une communion festive autour de l’exploit sportif, du fair-play et du dépassement de soi (mais surtout des autres). Une sorte de plateau de camaraderie tectonique. Mais de notre côté, vautrés dans le canapé, mauvais esprit rétifs à la compétition, au hasard d’un zapping désenchanté, nous avons plutôt cru y voir soudainement les silhouettes acérés de F15, F117, Rafales, Mig35 et autres furtifs malfaisants. La planète figurée en armure futuriste de titane anodisé, à la fois armada de porte-avions, piste d’envol multi-directionnelle et base spatiale de la guerre des étoiles.