« Retour vers le futur » TINA vous propose de redécouvrir des textes ///2009
Jean-Claude Moineau, Contre l’art global, pour un art sans identité, éditions ère, 2009
Extrait introduction :
DE L’ART TOTAL À L’ART GLOBAL
Si, déjà en gestation dans le regard panoptique du panorama, l’art total, de la fantasmagorie wagnérienne au fantasmatique et impudent « tout est art » des avant-gardes, s’accordait avec la notion ô combien ambiguë de totalitarisme, après que la « dictature des media » — en liaison avec la culture de masse davantage qu’avec l’art proprement dit— ait permis de faire l’ « économie » de tout totalitarisme stricto sensu, l’art global, le « glob’art », plus ou moins confondu avec la « culture globale », est devenu, en cheville avec le libéralisme, celui de la démocratie post-totalitaire1 de marché que l’occident s’ingénie à vouloir exporter à la planète entière, ainsi que de ce nouvel oxymore qu’est la révolution conservatrice.
L’art global n’est pas tant un art intégral qu’un art intégralement intégré, ayant —après l’échec de ce qu’il pouvait encore y avoir de velléité critique dans le postmodernisme et le constat que toute visée critique se trouve inexorablement absorbée par ceci même dont elle entend faire la critique— abandonné toute dimension critique qui supposerait un ailleurs, s’appliquant sans relâche à faire passer dorénavant toute ambition critique pour réactive.
Tout au plus, quitte à se confiner à un rôle d’animation culturelle, d’entertainment, et à se diluer dans l’industrie du spectacle —mais spectacle qui n’est plus tant coupé de la vie qu’il ne spectacularise la vie elle-même—, l’art global, comme avant lui l’art total, aimerait-il pouvoir illusoirement réenchanter un monde désenchanté, un monde que l’actuelle globalisation —dont il est partie constituante, si tant est que l’on puisse encore le découper en différentes parties— désenchante pourtant toujours davantage. Et ce quand bien même l’art global, ayant renoncé à toute extériorité, est un art qui a définitivement renoncé —plus encore que l’art moderniste— à toute transcendance, qui recherche la source de l’enchantement au sein même du monde et non dans un dehors, qui se complaît dans la plus extrême superficialité.
L’art global, c’est, après les grands défilés hystériques sur des rythmes militaires des régimes totalitaires, l’art des défilés des collections de mode dans les lieux institutionnels de l’art sur des bandes-son mixées par des DJ déjantés ou qui feignent de l’être. L’art global tend à se confondre avec le look. Là où l’art total entendait, de façon tout avant-gardiste à l’encontre du modernisme, faire fusionner l’art et la vie, et la vie tant biologique —relent du vieil organicisme mâtiné de biopolitique— que sociale, ce qu’a, effectivement, pleinement « réussi » à faire à sa façon, en son temps, l’art totalitaire, tant hitlérien que stalinien2, l’art global, lui, est l’art de la confusion généralisée. Confusion de l’art et du non-art, de l’art et de la mode, de l’art et de l’argent, de l’art et de la culture, confusion des arts et des cultures… confusion redoublant celle du temps de travail et du temps de loisir.
L’art global est un art destiné non tant à un public qu’à la fois au marché, en voie de mondialisation, et aux institutions, tant nationales que supranationales. C’est l’art le plus institutionnel qui soit, l’art hyper institutionnel qui a délaissé toute critique des institutions comme de l’art en tant que tel. L’art des grandes messes et kermesses, des grandes foires et foirades internationales de l’art.
La globalisation de l’art, c’est, pour la première fois, la mondialisation effective du « monde de l’art », son extension, sinon à toutes les couches de la ou des société(s) —loin s’en faut—, du moins à la planète entière. À l’encontre des courants artistiques antérieurs, postmodernisme compris, qui ne couvraient qu’une partie relativement restreinte de la planète (quand bien même c’est, historiquement, ainsi que l’indique Pascale Casanova3, le naturalisme qui fut le premier courant artistique à s’étendre à des territoires jusqu’alors inconnus du monde de l’art, en marge du monde de l’art), la catégorie d’art contemporain est pour la première fois une catégorie véritablement globale. Là où l’art avait toujours entendu reculer les frontières de l’art, là où l’art total, en quête, par opposition aux arts modernistes, de synthèse des arts, entendait passer outre les frontières entre les media et les arts, là où l’art des années soixante était devenu un art sans spécification de medium, un « art générique », l’art global se joue non seulement des anciennes frontières entre les media et entre les arts, mais également des frontières géopolitiques, sans toutefois pouvoir les ignorer tout à fait, concentré qu’il demeure dans quelques places fortes surprotégées dans lesquelles se retrouvent périodiquement les acteurs du monde de l’art global qui, avec un bel ensemble, ne cessent de transhumer de l’une à l’autre, telle une volée d’oiseaux migrateurs piailleurs. Flux, tant matériels que virtuels, à la fois d’œuvres, de capitaux et de personnes. Mutation du monde de l’art en réseau de l’art, à la fois réseau marchand et réseau institutionnel, étroitement connectés entre eux, ne faisant en vérité qu’un. Art et culture étroitement mêlés.
Ainsi l’artiste global est-il celui qui, inversant la filière traditionnelle, se fait d’abord reconnaître mondialement avant de se faire reconnaître à l’échelon local (le précédent avait été Marcel Duchamp, refusé par les Indépendants de Paris en 1912, acclamé par la première manifestation internationale d’art « moderne », l’Armory Show, en 1913, mais qui, par « contrecoup », avait su manigancer de toutes pièces son exclusion —sous un faux nom— des Indépendants de New York en 1917). C’est l’artiste mobile, non plus tant le peintre-voyageur ou le photographe-voyageur d’antan que le jet-artist ne résidant le plus souvent pas dans le pays dont il est originaire mais dans l’une des citadelles de l’art global, si tant est qu’il réside quelque part puisque, à l’encontre des artistes de la première partie du vingtième siècle qui vivaient dans l’exil, il doit désormais arpenter sans relâche la planète de part en part. De même que le commissaire de l’art global est celui qui poursuit une carrière internationale le conduisant à occuper successivement des postes dans différents hauts lieux de l’art global et à être en perpétuel déplacement, flexibilité oblige, dans un monde lui-même toujours en mouvement, plus que jamais sans repère fixe. De sorte que ce sont toujours les mêmes qui se répartissent les postes, avec un très fort effet d’homogénéisation sur le « monde de l’art ».
Et, alors que l’art totalitaire était celui où le commissaire politique jouait au commissaire ès arts, l’art global, toujours question flexibilité, est celui où l’artiste (global) joue au commissaire et où le commissaire (global) joue à l’artiste, avec l’exposition à la fois comme œuvre (réduisant les œuvres exposées à de simples matériaux entre les mains du commissaire-artiste) et comme medium (certes « impur », voire « théâtralisé » par la scénographie d’exposition qui se fait elle-même de plus en plus envahissante). Tous deux pouvant, de surcroît, jouer au critique d’art dans un monde de l’art où, précisément, toute critique véritable, faute désormais de la mise à distance et de l’indépendance indispensables –quand bien même, par le passé cette distance demeurait, en son principe, spectaculaire—, se trouve exclue, que ce soit la critique artistique ou l’art critique. De même que, dans l’art total, dès lors que tout était art, plus rien n’était art, dès lors que, dans l’art global, tout le monde se fait médiateur, il n’y a plus de médiation possible (si tant est, même, que le critique ait à se confiner à un simple rôle de médiateur, ce qui tend déjà à vider la critique de tout caractère critique).
Notes : 1 Cf. Jean-Pierre LE GOFF, La Démocratie post-totalitaire, Paris, La découverte, 2002. 2 Boris GROYS, Staline œuvre d’art totale, 1988, tr. fr. Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990. 3 Pascale CASANOVA, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.
Depuis dix ans Liu Yi dessine chaque jour avec ses doigts sur l’écran de son téléphone portable et partage aussitôt ses dessins avec son cercle d’amis sur WeChat Moment (fonctionnalité de WeChat – équivalent chinois de WhatsApp – qui s’apparente à Instagram, sans publicités). En avril 2022 nous avons présenté à Shanghai ses « peintures » sur smartphone dans la rue Xinhua (programme Xinhua Art Service). L’entretien ci-dessous, enregistré avec Liu Yi à cette occasion, n’avait pas encore été transcrit ni traduit.
Comment cette série de peintures sur téléphone portable a-t-elle débuté ?
Je me souviens que l’origine de cette série remonte à une exposition d’ukiyo-e japonais que j’ai vue au British Museum de Londres en 2013. À cette époque la mode en Chine était aux peintures gigantesques, et les œuvres de très petit format présentées dans cette exposition m’ont immédiatement interpellé. Cela m’a profondément touché et aussitôt inspiré. Je n’avais pas encore commencé cette série sur smartphone, et je travaillais à ce moment là sur des peintures traditionnelles, mais au fond de moi j’ai pressenti que j’avais l’idée.
En 2014, j’ai accompagné ma femme à l’hôpital pour son accouchement. J’avais emporté un carnet Moleskine. Je l’ai accompagnée pendant un mois et j’ai tout dessiné au stylo. Les croquis de ce carnet sont en quelque sorte les prémisses de mon travail de peinture sur smartphone.
L’écran du smartphone est très petit, utilises-tu vraiment seulement tes doigts pour dessiner ?
Je sais que David Hockney, désormais célèbre, utilise un iPad et un stylo spécial, mais moi, j’utilise mes doigts pour dessiner sur mon téléphone. Je ne suis pas opposé à l’utilisation d’un stylet, mais le processus, pour moi, est plus naturel et confortable avec mes doigts. On dit en Chine que les dix doigts sont reliés au cœur ! (十指连心 – Shi Zhi Lian Xin – dix / doigt / relié / cœur). Dans cet esprit, le développement de la technologie m’a plutôt incité à revenir au geste préhistorique de la main.
Quel logiciel utilise-tu ? As-tu parfois besoin de zoomer sur les détails pour dessiner ? Ou travailles-tu seulement à l’échelle du petit écran ?
J’ai utilisé sketchbook, puis une version améliorée. Les fonctions que j’utilise sont vraiment limitées, juste un pinceau et rien d’autre. J’ai parfois besoin de zoomer pour dessiner les détails.
Prends-tu d’abord une photo ? Dessines-tu à partir de photos ? Ou fais-tu un brouillon ?
Rien de tout cela. Mes peintures sur smartphone peuvent se résumer à quatre types : croquis instantanés, impressions laissées dans mon esprit à un moment précis, émotions présentes, et imagination totale (fantasme).
En ce qui concerne l’utilisation des couleurs, certaines peintures sont très réalistes et d’autres très abstraites. Les couleurs de fond semblent ajoutées, sans laisser de vide. Comment envisages-tu cela ? Enregistres-tu les palettes de couleurs pour chaque tableau ? Es-tu attentif à ce que le résultat final présente un ton homogène ?
En fait, c’est basé sur l’impression du moment, et c’est très décontracté. Parfois, au réalisme s’ajoutent des émotions très subjectives. La couleur de fond est également adaptée au moment présent, sans laisser de blanc. Il y a différentes façons de gérer les situations, en fonction de l’humeur du moment. Par exemple, si je pense que le chien couché au soleil devant moi a un superbe collier bleu, je peux traiter cette partie du dessin de manière réaliste, puis l’assortir d’un fond jaune imaginaire… Je n’enregistre pas la palette de couleurs après chaque peinture, je recommence à chaque fois.
Parmi les quatre groupes d’œuvres présentées dans les panneaux, un ensemble de petites peintures de 2020 est très particulier. Le dessin du premier jour est à peine modifié le second jour. Quelque chose comme une petite animation ? C’est intéressant, c’est quelque chose que l’on ne peut pas faire avec une peinture traditionnelle.
Oui, c’est bien observé ! Pendant un certain temps, j’ai essayé de dessiner la même image deux fois, et le deuxième jour, j’ai ajouté quelques traits à la première image pour créer une peinture légèrement différente. Vous pouvez maintenant voir que j’ai également créé de petites animations qui peuvent être considérées comme le résultat de ces expériences.
Je viens de dessiner un portrait de Paul en train de parler ! Je l’ai envoyé à mes amis sur WeChat Moment ! Haha ! Regarde, cette tache blanche aléatoire est un chien.
La peinture traditionnelle nécessite souvent de redessiner, d’effacer et de recommencer. La peinture sur smartphone propose-t-elle ces opérations ? Utilises-tu plusieurs niveaux de calques ?
Cela dépend de la situation et de chaque création. J’utilise les calques. Parfois, je reviens au calque de base, parfois je le laisse tel quel et je conserve son état imparfait. Parfois le processus est très rapide et désinvolte, parfois très lent et je me concentre sur les détails.
Il semble impossible d’être très précis avec les doigts. En tant qu’artiste expérimenté comment assumes-tu cette maladresse qui s’apparente à une régression vers le dessin d’enfant ? Est-ce inconfortable ?
Je pense que la soi-disant finesse de la peinture ne se limite pas à des coups de pinceau précis, mais aussi au traitement des détails. Par exemple, une fine ligne tracée entre deux grands aplats de couleur permet de comprendre le processus de création. Dans la peinture chinoise de paysage, le style interprétatif (寫意, Xie Yi, dessin de la pensée) et le style minutieux (工笔 Gong Bi, pinceau précis) sont complètement différents, mais on retrouve dans les deux cas le sens de la finesse de l’artiste. Les premières œuvres de Rothko (les scènes de métro) étaient riches en détails, mais on ne peut pas dire que ses œuvres de sa maturité, avec de grandes étendues de couleur, soient dénuées de finesse.
Lorsque je peins, je reste attentif aux objets et aux sentiments spécifiques. Parfois, un trait est répété plusieurs fois, à l’aveuglette, dans l’espoir d’atteindre un certain degré de perfection ; et parfois, je le laisse volontairement très lâche, très libre. Pour ma part, je dirais de ce type de création sur smartphone : plus lent qu’un appareil photo, plus rapide qu’une peinture.
À propos des thèmes, on remarque que tu traites souvent de motifs relatifs aux hôpitaux dans tes dessins sur smartphone.
Oui. Je suis né avec un handicap aux jambes et j’ai grandi dans les hôpitaux, avec plus de 20 opérations chirurgicales, mais quand j’étais plus jeune je n’avais pas besoin d’être dans un fauteuil roulant et j’ai aimé marcher. Peut-être ai-je fait trop d’exercices, et j’ai dû commencer à me déplacer en fauteuil roulant en 2018. J’ai subi de nombreux traitements et j’ai même souffert de dépression pendant un certain temps. Mon quotidien à l’époque consistait à aller à l’hôpital, à consulter des médecins chinois et occidentaux, et tout ce que je voyais devant moi, c’était du matériel médical, des boules de coton, des cathéters, etc. Mes peintures sur téléphone portable sont la façon dont j’enregistre ma vie quotidienne.
De nombreux dessins rappellent notre propre expérience à l’hôpital pendant la pandémie. Est-ce volontaire ?
Je n’ai pas cherché délibérément une résonance, mais simplement suivi la vie réelle. Ce projet dure depuis exactement huit ans. Huit ans, cela semble long, mais pour moi il ne s’agit pas du tout de persévérance, c’est devenu une chose naturelle à faire tous les jours, et je suis heureux d’y penser ! C’est simplement un enregistrement de la vie quotidienne, parfois c’est un oiseau, parfois c’est un hôpital… c’est la vie tout entière.
Parfois, il n’y a pas d’objets identifiables, juste des blocs de couleur abstraits. De quoi s’agit-il ?
Il peut s’agir de scènes fugaces, comme une voiture qui roule à toute allure. J’utilise mes yeux pour « prendre un instantané » et l’enregistrer dans mon cerveau, puis le peindre plus tard ; ou il peut s’agir du témoignage d’une émotion à un moment donné, généralement malheureux, et je dois trouver une couleur pour l’exprimer. Quand je suis heureux, tout respire le bonheur. Quand je suis heureux, je regarde tout et mes peintures sont figuratives.
Pourquoi y a-t-il souvent des oiseaux dans tes peintures ?
Le thème des oiseaux est assez récent. Il est lié à une autre de mes séries, « Birdsong Radio ». Au début du mois d’avril 2021, à Shanghai dans les circonstances particulières que l’on sait, un jour où je prenais un bain de soleil sur mon balcon, le silence régnait autour de moi et je n’entendais que l’ambulance dans la rue. Soudain, j’ai entendu un chant d’oiseau. J’étais très heureux et enthousiaste. Je l’ai enregistré avec mon téléphone portable et je l’ai envoyé à mes amis. Je ne m’attendais pas à recevoir autant de commentaires positifs, témoignant que les chants d’oiseaux étaient touchants et apaisants, car il y avait beaucoup de messages d’énergie négative à cette période. Ce soir-là des étudiants de Songjiang m’ont envoyé des chants d’oiseaux enregistrés depuis chez eux… J’ai trouvé l’idée intéressante, et j’ai alors invité tous les amis de mon groupe WeChat à enregistrer des chants d’oiseaux du monde entier, puis je les ai collectés et publiés sur WeChat Moments ; c’est ainsi que ce projet a commencé. Jusqu’à présent, j’ai reçu plus de 1 000 chants d’oiseaux du monde entier et j’en ai déjà publié plus de 500 dans mon WeChat Moments. Il est intéressant de noter que j’ai reçu beaucoup de chants d’oiseaux au début du projet, mais que le nombre de chants diminue lentement – peut-être est-ce le signe que les gens ont repris une vie normale ? C’est une bonne chose.
Tes oiseaux ressemblent souvent à des perruches.
Tous les oiseaux que je dessine sont imaginaires, j’écoute ma « Birdsong Radio » et j’imagine de quel oiseau il s’agit. Parfois c’est un oiseau boxeur, parfois c’est un oiseau mouillé un jour de pluie, un oiseau triste, un oiseau heureux…
Il y a quelques mois, lors du du festival Art Field Nanhai Guangdong, j’ai animé un atelier dans un parc du patrimoine. Différents chants d’oiseaux ont été diffusés dans différents espaces du parc. Parallèlement, les villageois voisins ont été invités à venir les collecter, dans l’espoir que cela devienne peu à peu un projet public permanent. Les villageois et moi-même avons travaillé ensemble pour analyser la forme des oiseaux, écouter le chant des oiseaux et dessiner des oiseaux imaginaires. Au début, beaucoup de gens se croyaient loin de l’art et n’osaient pas participer, mais je leur ai dit : ce projet n’exige aucune compétence en dessin, il exige seulement la capacité de sentir, de capter le chant des oiseaux et de les collecter, et le tour est joué. Il n’est pas de question de savoir si c’est bon ou pas. Maintenant, certaines vieilles dames du coin m’envoient plusieurs messages par jour !
Continues-tu aujourd’hui à peindre des tableaux traditionnels en même temps que tu en crées sur ton smartphone ?
Actuellement je ne peins plus, je travaille uniquement sur mon téléphone portable. Mais difficile de prédire la suite. Un jour peut-être les téléphones portables disparaîtront et tout le monde retournera à l’âge des cavernes. Mais il est plus probable que les téléphones portables deviennent encore plus puissants. Dans ce cas je pense que l’humain aura d’autant plus d’importance, et en art les maladresses seront encore plus précieuses.
Je garde une attitude ouverte face à l’avenir, et il est difficile de définir le type d’œuvres que je vais créer. Compte tenu des différentes conditions et méthodes d’exposition, mes œuvres peuvent être des vidéos, des peintures, des expositions en ligne, des journaux intimes, etc. Par exemple, dans cette présentation sur les panneaux de la rue Xinhua, j’ai choisi quatre mois sur quatre ans, et c’est aussi une forme de reproduction différente, alors j’espère que j’aurai à chaque fois un sentiment de fraîcheur. La forme n’est pas importante, l’essentiel est que je sois très heureux de trouver cette forme de création et de pouvoir avoir ce type d’interactions et de communication avec les téléphones portables tous les jours.
Vois-tu un lien entre ta formation antérieure et ton travail actuel ?
J’ai d’abord appris la peinture à l’encre dans le style traditionnel chinois (Xie Yi). Je ne comprenais pas très bien à l’époque, mais en y repensant aujourd’hui, c’était une bonne formation à l’observation. J’ai fréquenté le Palais des Enfants quand j’étais jeune, puis j’ai intégré l’Institut des Beaux-Arts de Shanghai pour étudier le graphisme. Nous avons alors eu comme professeurs des artistes de renom tels que Ding Yi, Yu Youhan et Ji Wenyu. Le professeur Ding Yi nous a appris à dessiner d’après nature (sessions de travail dans le village de Jiading, aujourd’hui un district de Shanghai), à comprendre les couleurs, à se méfier de l’expressivité, à préserver l’objectivité et à s’inspirer des codes de la peinture classique. Le professeur Yu Youhan nous faisait dessiner de petites esquisses et ajuster constamment les proportions des objets dans une composition. Personnellement, je pense que c’était très intéressant et que j’ai appris beaucoup plus que lors de mes études universitaires ultérieures (Section design de l’Académie des Beaux-Arts de Shanghai). Cette formation m’est très utile pour mon travail actuel.
Quelle a été la première présentation publique de ce travail ?
En 2016, j’ai eu l’occasion de participer à l’exposition du prix de peintures de John Moores China. À l’époque, j’avais déjà commencé cette série sur téléphone portable depuis un certain temps, mais elle n’avait jamais été exposée. J’ai alors demandé si je pouvais envoyer une peinture sur smartphone. L’organisateur s’est montré réticent, car je pense qu’il n’avait jamais eu affaire à ce genre de travail, et la règle veut que vous présentiez une peinture matérielle pour l’exposition. À l’époque, j’étais également très hésitant. D’un côté, j’avais le sentiment que mes œuvres n’étaient pas des peintures, mais de l’autre, j’avais le sentiment qu’il s’agissait bel et bien de peintures ! Finalement, le commissaire a accepté d’exposer mon travail au Old Minsheng Art Museum (Red Square, Huaihai Road). C’était la première fois que ma série de peintures sur téléphone portable était exposée dans un musée d’art officiel, et c’était mes débuts dans ce que l’on appelle le cercle des professionnels de l’art. L’exposition se composait de 16 petites peintures imprimée à la taille d’un iPhone, ainsi que des versions numériques sur de petits écrans.
Quel rapport vois-tu entre l’envoi quotidien de dessins sur smartphone et leur compilation mensuelle sous forme de diaporama vidéo ? La durée de chaque compilation est différente. Fais-tu une sélection lorsque tu réalises les vidéos ?
La technologie m’a conduit là, c’est assez naturel. Tout comme les gens publient tous les jours sur WeChat Moments pour présenter leurs enfants et leurs voyages, chose inhabituelles auparavant et désormais inévitables. J’utilise mon téléphone pour créer et publier tous les jours sur WeChat Moments, c’est devenu une habitude et un moyen d’être seul avec moi-même. J’en suis très heureux. Que mes créations soient des croquis instantanés, des témoignages émotionnels, des impressions et des reproductions imaginaires, elles sont toutes improvisées et instantanées, capturant la fraîcheur de la vie au quotidien, plutôt qu’un lent processus d’élaboration en studio. Publier sur WeChat Moments aujourd’hui, c’est comme un journal intime. Les jours où je n’ai pas d’idées je dessine quand même. Je suis bien sûr heureux d’avoir un retour instantané de la part de mon cercle d’amis, mais je ne l’attends pas particulièrement.
Je ne fais pas de compilations vidéos tous les mois, et il m’arrive d’en faire sur plusieurs mois, à des fins d’archivage. Lorsque je le fais, je ne sélectionne pas les peintures, je les inclus toutes. La longueur variables des vidéos s’explique par le fait que je dessine parfois plusieurs images par jour. Il m’est arrivé par exemple de visiter une vieille ville pour faire des croquis et de dessiner 12 vues d’un jardin. Une autre fois, lors d’un atelier PSA, j’ai sélectionné 12 vues de la galerie j’ai invité 12 personnes à dessiner ensemble, ce qui m’a permis de réaliser 12 dessins en une journée. Ces dessins sont tous inclus dans la vidéo.
Les expositions ont-t-elles encore un intérêt pour toi ?
C’est aussi une question à laquelle je réfléchis : avons-nous encore besoin de véritables expositions ? Sous quelle forme ? C’est toujours une bataille. Actuellement, lorsque je suis invité, la plupart des œuvres sont imprimées. J’espère pouvoir les partager avec davantage de personnes. Quand c’est uniquement dans WeChat Moments j’ai l’impression que les peintures ne sont pas accessibles à tous. Les algorithmes permettent sans doute leur classification automatique, mais peuvent aussi bien les masquer.
Les Moments WeChat ne constituent-ils pas au contraire un espace de partage plus vaste ? Les expositions habituelles ne sont vues en réalité que par un petit nombre de personnes.
Pour chaque exposition, j’expérimente autant que possible différentes formes, des chemins variés et des émotions différentes. J’espère que ces présentations multiples enrichiront mes œuvres. Cette fois-ci, pour les panneaux de XinHua Art Service, j’ai affiché des QRcodes qui permettent aux passants de voir les peintures sur leurs propres téléphones. Chaque exposition est ainsi une nouvelle opportunité. C’est par exemple lors de la première exposition que Yan Xiaodong a organisé pour moi à l’Institut Goethe que j’ai commencé à créer des liens et à compiler les peintures sous forme de courtes vidéos.
Les innovations technologiques ont également donné naissance à de nouvelles façons de collectionner aujourd’hui, qu’en penses-tu ?
La combinaison de l’innovation technologique et de nos mains préhistoriques peut donner une nouvelle dimension à la peinture. Les premières peintures rupestres sont-elles considérées comme de l’art ? Pourquoi ? Souvent, les gens s’accrochent à la question de la haute technologie ou de la basse technologie, ce qui crée une certaine confusion parmi les collectionneurs. Mon travail se situe également entre la tradition et la modernité. Aujourd’hui mes peintures sont collectionnées aussi bien sous forme de tirages physiques que de fichiers sur clé USB.
Nombreux sont ceux qui pensent que mes œuvres conviennent naturellement au format NFT, très populaire actuellement, et beaucoup de gens viennent m’en parler. Je suis ouvert à la nouveauté et je ne la rejette pas, mais je reste assez traditionnel. Je ne suivrai une tendance confuse simplement parce qu’elle est populaire et que j’ai peur de la manquer. Je ne veux pas me précipiter. J’ai besoin d’apprendre lentement et de voir plus clair d’abord.
Le principe des NFT est de verrouiller la propriété et l’opération de base reste le contrôle de l’unicité et la garantie de la rareté. Nous sommes plutôt partisans des licences ouvertes (Creative Common ou Art libre) basées sur la confiance et encourageant l’échange et le partage. En quoi la rareté artificielle des NFT est-elle nécessaire ?
J’ai quitté l’enseignement universitaire mais il est réaliste de penser que les artistes doivent être préparés à survivre, ce qui est un problème très concret. Cependant j’ai constaté en enseignant que de nombreux étudiants en art ont encore honte de parler d’argent. Pourquoi ? À l’Université de Finance et d’Économie, à l’Université des Beaux-Arts, les choses de valeur sont les mêmes.
Ce serait vraiment bien d’avoir des collectionneurs prêts à partager après l’achat ! J’aimerais beaucoup me contenter du partage. Cela reste le plus important pour moi. Peut-être pouvons-nous imaginer une « galerie d’art partagé » ?
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Il y avait hier dans la façon dont le disque du soleil couchant s’enfonçait dans l’océan jusqu’à devenir une toute petite lame horizontale et encore un peu brillante – nous étions au lieu-dit Kerguerriec, près de la réserve d’oiseaux – quelque chose des pièces d’or qui se trouvent dans le tableau de Vermeer qui s’appelle La Femme à la balance, La Peseuse d’or et que nous avons vu l’année dernière en Amérique à Détroit de l’autre côté de l’océan qui est là et dans lequel, chaque soir, ici, le soleil sombre.
Le disque du soleil lointain, sur la ligne des eaux perdait de minute en minute son éclat orangé. C’est long, une minute, et suffisamment court pour qu’on puisse s’absorber dans la seule activité de regarder. C’est long une minute, quand on ne fait que regarder le soleil, le déclin du jour présent. Quelque chose de cet éclat s’atténuait dans la coloration d’abord de feu d’artifice des bandes de nuages horizontaux qui se superposaient à l’astre, le soleil descendait tout en gardant sa forme parfaite, les rubans de nuages horizontaux devant lui se déchiraient, se déchiquetaient, pâlissaient, se laissant colorer encore vivement, mordorés là où ils se faisaient transpercer par le rouge orangé déclinant de minute en minute du soleil comme un tison comme un tison qui meurt doucement parce qu’on l’a tiré du feu.
Ce disque fin, en partie enfoncé dans les nuages horizontaux juste au-dessus de l’océan où il va glisser comme une pièce dans une drôle de tirelire sur fond de cris d’oiseaux, sur fond de cris déchaînés de pétrels, de mouettes, de goélands, de macareux, de guillemots, de sternes, énumérés sur le panneau que nous regardions tout à l’heure à l’intention des promeneurs – haut dans les airs, on entendait aussi une alouette – de macareux, de goélands dont les cris résonnaient en bas, dans les anfractuosités des rochers, qui crient «la nuit arrive» alors qu’elle est encore à distance, passant au-dessus de nos têtes en vols planants et se posant en bas sur l’eau ou disparaissant dans les anfractuosités des rochers cavernes hantées par les échos de l’océan, les grondements de la mer dans son remuement perpétuel auquel nous ne prêtions même pas attention.
Le soleil pendant ce temps, avec sa cohorte de nuages horizontaux, pâlissait et prenait l’allure d’une pièce d’or incertaine dans un tableau de Vermeer, les quelques pièces posées sur le plat de la table brun jaune dans La Femme à la balance et qui font de tout petits éclats. Que pèse-t-elle? Un amour ? La valeur de la vie ? L’image du Jugement dernier est derrière elle avec un Christ bras et jambes écartés dans une mandorle en or dépoli, en or terreux, un orangé inquiétant, brillant et éteint à la fois, blafard dans un ciel qui ne ressemble pas du tout à celui que nous avons sous les yeux. Léger épaississement du trait de pinceau par endroit pour marquer la ligne de la pièce représentée en raccourci. Et ensuite, la lumière baissant toujours, c’était comme ces minuscules éclats sur les plateaux du trébuchet que tient la femme. Minces, tellement discrets qu’on n’est pas sûr de les voir qu’on ne peut pas dire si vraiment on les voit ou si on les suppose ou si ce qu’on voit est simplement la coloration de l’intérieur des minuscules plateaux de cuivre représentés par Vermeer.
Les phares au loin ont commencé à s’allumer. Celui de la Pointe des Espagnols, celui de la Pointe saint Matthieu et encore plus loin, celui de Molène. Les deux pans de la veste bordée de fourrure blanche de LaPeseuse d’or s’entrouvrent sur un ventre jaune qui s’incurve comme une lune.
Depuis 2016 nous traversons une zone, 2 ou 3, des fois 4 fois par an. On se retrouve à la gare de Gaillon-Aubevoye, ce qui reste la seule condition d’engagement. Après faut pas rater la fermeture du Lidl. 19h30, sinon c’est mort. Lidl le premier test : qui prend quoi ? Viande pas viande, alcool pas alcool ? Pour soi, pour les autres ? Pour combien ? Avec ou sans argent ? Caisse commune ?… on debrief sur le parking, tant qu’on a pas cassé une cannette (en verre) voire un pack, on bouge pas… on dit au revoir aux client.es qui sortent, un peu content·es de nous, comme si on était déjà dans le conte merveilleux du week-end sans canap, sans téloch, sans pizza, à ce jeu là on passe très vite dans la case marginaux, on nous répond pas vraiment, on prend les enfants par la main en les collant plus fort contre soi. Ça sent la fin faut y aller, on est sorti·es ce qu’il fallait de ce que nous sommes habituellement, des êtres sociaux convenables, fréquentables. Le parking de Lidl c’est la wildgate vers nos désirs de fuite tranquille.
À 50 m de la sortie du Lidl à droite, premier rond-point, deuxième pause, l’idée de toutes façons c’est d’alléger son sac au plus vite. Le rond-point est accueillant, déco paysanne, faux puits au milieu, rebord assez large pour faire bar, le seau pour les cannettes vides, vraiment à Gaillon ils pensent à tout. Cette scène de pelouse est aussi le moment de certains échauffements : stratégie du programme, enjeux du parcours, niveau de difficulté, temps de marche, nombre de champs de ronces, débat avec les forces de l’ordre sur les jeux de l’art. Police municipale ou gendarmerie, on choisit pas, deux charmes, deux cultures, faut s’adapter… on aborde toujours, pour conclure avec nos motivations quant à cette présence un peu tardive dans ce non-lieu, la question de l’art comme réponse.
Je ne sais pas trop pour les autres du groupe toujours un peu pareil et toujours assez différent mais si les gendarmes au cours de leur formation profitent d’un stage d’épreuves physiques plutôt soutenu, si les randonneurs ou les chasseurs traversent aussi la campagne, les champs, la forêt, les zadistes inventent des formes de vie commune au milieu des clairières, toutes ces communautés ont leurs motivations, plutôt évidentes à cerner, au moins au premier niveau, déclaré, liées aux fonctions que ces groupes pensent devoir exercer. Nous concernant, enfin tel que je peux le voir, rien d’aussi déterminé : nous ne surveillons pas, ni ne contrôlons, nous ne défendons rien, nous ne faisons pas que marcher, et pour les animaux on doit être trop bruyant. L’art resterait notre engagement. Déjà le groupe est toujours composé d’étudiant·es et d’ancien·nes, d’artistes, des personnes reliées par les écoles d’art, comme si ces workshops en étaient un style possible de récréation, de fête, de vacances, de nuit… de week-end à la campagne. Parfois d’autres nous rejoignent et comme ça iels font un peu d’école d’art : l’essentiel…
Surtout c’est un peu l’argument central, ce que je voulais atteindre, mais en passant par Lidl et les gendarmes, ça fait un décors plus familier, je ne partirais jamais en groupe de 5, 10 ou 25, marcher, manger et dormir dehors en traversant quelque soit la saison de grandes étendues, si ce n’était pour ou par l’art. On me demanderait bien, « ah ouais, et vous faites quoi au juste comme art ? », ce à quoi je pourrais répondre simplement qu’on se met collectivement en conditions de rendre l’art et sa pratique plutôt compliqué·es, ce qui considère l’art par la négative mais sans le décentrer de nos préoccupations, que dès la première fois et jusqu’à aujourd’hui, nous produisons une aventure qui dure et dont le récit se constitue et se rejoue à chaque édition — une des activités principales du parcours consistant à la narration en mouvement des expériences passées, par l’anecdote, comme reprise et nouveau montage d’une archive, inspiration et initiation orale des nouvelles recrues. Aussi, ces aventures nourrissent notre détermination et notre production par ailleurs et réalisent nos imaginaires quand le terrain lui-même met à contribution nos manières de faire pour régler un problème logistique, spatial, social… Plus radicalement, si je peux dire que je ne ferais pas tout ça autrement que pour l’art (et par) l’art, c’est que je demande à l’art de justifier mes actions lorsqu’elles n’ont aucune autre raison d’être, aucune volonté logique — même si passer de bons moments entre humains, un brin aventureux, dans l’espérance d’expériences inédites sur un terrain non balisé mais assez choisi est encore une promesse de bonheur, ce qui reste une logique, mais selon des conditions topologique voire hodologique*. Des actes impensés, non préparés, qui trouvent leurs pensées dans l’expérience, dans le mouvement.
L’art est ce qui motive a priori une expérience dont la réalisation donnera les raisons d’un tel engagement. Nous n’avons pas inventé la marche, ni la marche comme œuvre d’art, ça fait longtemps que l’action la plus simple du genre humain est entrée au patrimoine des formes artistiques. Nous n’inventons pas l’art comme motivation de lui-même et des actes qu’il justifie dans cette boucle, disons que rien d’autre ne viendrait se placer à l’endroit d’une meilleure raison d’engager autant de dépense collective. Voilà ce qui peut faire que ce rituel se maintient depuis 8 ans. On fait une forme.
* « Qui représente dans l’environnement subjectif la voie optimale d’exécution d’un type de comportement particulier et qui possède les indices caractéristiques qui en règlent l’exécution effective » (Thinès-Lemp. 1975)
[ première arrestation ]
Gaillon – Aubevoye Sur le parking de la gare une poule un étendard de leader des viandards à Lidl Zone 30 Première étape investissons les lotissements franchissons les palissades Le divertissement nous rattrape Une seule baignade nu dans le lac Séparation — Ralentissement Juste avant la nuit Juste après les champs Notre musique fait des ravages puis apparaît un clair-obscur sur nos visages La lampe torche d’un alcoolo éclate nos joues de mécréant dans une allée de bungalows On a quitté la côte Mais retrouvé de nouveaux phares Sortez vos duvets, rangez vos Duvels Voilà l’giro d’Monsieur Flavel Debout là-bas dans la pénombre dans les flaques des Andelys c’est nous — Le commando moyen les randonneurs égarés Gourde, Opinel, Bon Mayennais traînant leurs bas dans la boue Pendant que certains s’éraflent sur la mauvaise falaise d’autres se mettent à dos leurs sacs Je m’endors sous ma capuche Coassements en guise de teuf Lac de Bouafles : Cinq étoiles en camping-keuf
[ seconde arrestation ]
Premier échec — 5 heure du Mat Quitter ce putain d’village Ce matin nos corps mourants en bords de Seine et nos yeux collants sur la passerelle figent vaguement les ailes vibrantes d’un cormoran Des kilomètres dans le bas-côté des pissenlits dans les godasses God damn La marche des primitifs Les Kro-magnons aux capes trempées Rythmé par la basse des Smiths La route Les pas de trop Les bagnoles des chasseurs La survie des baroudeurs Jour — Nuit Range Rover Land Lover Pluie, Soleil, Pluie Pierres, Feuilles, Sirop Nos voix râleuses sous les miradors s’éloignent du «T’aimes le beurre ?» des boutons d’or et traversent la forêt là où le gibier meurt — À l’arrivée dans la creepy Un reste de renard dans le grenier Un maison Lamauny Une maison contaminée Un feu — quasi Et Kazy presque allumé Les savates sabotées Les genoux cabossés Reprenons le chemin de la gare Nous venons du Havre On vous laisse Port-Mort
Fermeture définitive de l’École supérieure d’art et de design de Valenciennes en juin 2025.
En juin 2025, après plus de 240 ans d’existence, l’École supérieure d’art et de design de Valenciennes fermera définitivement ses portes suite au retrait de ses membres fondateurs – la Mairie de Valenciennes, la Communauté d’agglomération Valenciennes-Métropole et le ministère de la Culture. Les étudiant·es désireux·ses de poursuivre leur cursus sont contraints de trouver d’autres écoles, les équipes pédagogique, administrative et technique de subir la perte de leur emploi. Bientôt, le bâtiment de l’établissement sera récupéré par Communauté d’Agglomération. Le sort de l’ésad Valenciennes est le triste reflet de la situation critique à laquelle font face les écoles d’art et de design publiques territoriales en France qui, sans soutien d’ampleur de la part de l’État, sont menacées de disparition.
Pour acter sa fermeture tout en refusant de s’éclipser dans le silence, l’ésad Valenciennes organise au mois de juin 2025 une veillée radiophonique lors de la Nuit Blanche à Paris (demain le 7 juin), une exposition de ses ancien·nes étudiant·es (du 12 au 27 juin) et une Journée portes fermées à l’école (27 juin). Venez nombreux·ses et profitez-en pour découvrir un territoire riche culturellement : le FRAC Grand Large et le Laac de Dunkerque, la Piscine et la Condition publique de Roubaix, le Palais des Beaux-Arts de Lille, la villa Cavrois à Croix, le Louvre-Lens, Louvre-Lens vallée, le Quadrilatère à Beauvais…
Pour celles et ceux qui ne pourraient pas se déplacer, nous avons mis en place un répondeur pour nous laisser un message, un coup de gueule, un témoignage de soutien, un poème : appelez-nous au 07 56 09 34 57.
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Dix ans après. Au moins dix ans après. Dans un bar à vin de notre village, un endroit recherché qui à l’époque ou j’ai fait le voyage Vermeer était un bistrot auquel on aurait décerné le prix du décor le plus moche de la région.Tout a changé. Dix ans après, douze ans. Le village, grâce à ses nouveaux habitants, s’est transformé en une petite cité prisée pour son attrait culturel.
Tu me demandes pourquoi mon premier texte porte sur La jeune femme assoupie. Je ne sais pas. C’est le hasard. C’est le premier qui m’a semblé présentable quand je suis retournée dans les notes que j’avais prises pour ce livre sur Vermeer que je ne ferai pas. J’ai des centaines de petites histoires. Il s’agissait d’écrire chaque fois qu’une pensée, une image d’un tableau de Vermeer me passait par la tête, que quelque chose dans la vie quotidienne me faisait penser à Vermeer. Comme ce moment présent où nous sommes en train d’évoquer le voyage que j’avais fait un été pour voir tous les tableaux de Vermeer en dégustant un vin dans des verres qui ressemblent à ceux de ses tableaux.
Vous êtes les seuls à savoir quelle nouvelle de Virginia Woolf a inspiré le texte que Tina a publié le dernier à propos de la Jeune femme assoupie. Un été nous avons tourné dans mon jardin un petit film qui essayait de mettre en scène cette nouvelle. C’était peu après le voyage Vermeer. L’été où nous avions décidé que nous tournions un film par jour. Nous nous faisions lire des textes. Nous prenions un moment pour en assimiler la teneur. Nous choisissions chacun un personnage. Nous allions solliciter des amis si le nombre de personnages le nécessitait, et on tournait le film dans la foulée avec une petite caméra DV. Nous nous demandons en silence ce que sont devenus ces petits films.
En juin vous allez faire un voyage aux Pays-Bas et vous séjournerez à Delft. Je décris ce qu’il reste de cette ville dans ma mémoire. Quelques traces d’un séjour pour écrire ce livre que je n’ai pas réussi à écrire. Un cinéma dont j’ai gardé longtemps le ticket d’entrée qui portait sur une face une reproduction miniature de la vue de Delft de Vermeer… Le marché aux fleurs. L’immense marché aux fleurs. La prétention de cette ville pleine de cafés agréables sur les places et le long des canaux à être restée comme elle était au XVIIème siècle. Intacte. Les maisons de maîtres dans leur décor d’époque où on découvre la faïence inspirée de la porcelaine chinoise que les marchands de la compagnie néerlandaise des Indes occidentales rapportaient de leurs voyages lointains avec toutes sortes de bien qui enrichissaient leur ville et leur pays. Les carreaux de faïence bleue ébréchés vendus dans les brocantes avec les mêmes motifs que ceux qu’on voit sur les carreaux des intérieurs peints par Vermeer. Le Vermeer Zentrum où vous pourrez photographier vos visages derrière une silhouette en carton reprenant celle de la Jeune fille à la perle. Cette Jeune fille à la perle, que nul n’ignore aujourd’hui, produit phare de l’industrie culturelle, est sortie des limbes à la fin du XIXème siècle. On ne sait rien du tableau à l’époque où Vermeer l’a peint. On n’est même pas sûr de l’identifier parmi les peintures qui à sa mort lui étaient attribuées.
Les œuvres n’ayant plus de particularité artistique, si ce n’est leur environnement, leur condition d’apparition, seuls les accès à la visibilité — résultat heureux d’une quantité d’énergie dépensée à l’actualisation de cet accès — font des choses montrées les objets d’une attention artistique et possiblement d’une reconnaissance (immédiate et/ou durable). Chaque chose peut être vue artistiquement et chaque engagement vers une visibilité peut contribuer à la reconnaissance artistique.
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Le lieu de production est un premier geste qui détermine la portée de l’œuvre : où et dans/à quelles conditions sera-t-elle visible (à partir des conditions qui l’ont vue se réaliser) ? Les conditions de production et leurs dynamiques impliquent les conditions de monstration comme effets des dynamiques — les dynamiques comme mouvement des conditions. Comment VOULOIR toucher le plus grand nombre possible — de publics différents, de types d’espaces et de mètres carrés — en se cantonnant au mode de production traditionnel de l’artiste solitaire (ou entre collègues) dans son espace réduit (car généralement coûteux) ? « Entre-soi / entre-sol » est une curieuse stratégie d’ouverture au monde…
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On peut imaginer qu’une logique opérante des contraires puisse assurer que le « plus petit seul » nous offre le « plus grand ensemble » mais à recevoir les intentions généralement déçues des artistes en matière de « popularité » du travail montré, il semblerait que ça ne fonctionne pas… À l’opposé on peut considérer certaines pratiques, plus reconnues et constater que généralement leur plus « grande distribution » nécessite la mise en place d’une logistique du nombre dès la production : grands espaces et beaucoup d’assistant·es. On comprendra que ce contre-exemple soutient l’ironie d’une économie plutôt éloignée de celle des artistes qui regrettent de faire de l’art pour artistes.
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Pourtant, sans que cela ne soit l’objectif premier de ces « grandes machines » de l’art, l’investissement financier qu’elles engagent implique une équivalence au moins de la monstration et alors d’une popularité grand large, résultat du renfort promotionnel à la hauteur de l’investissement. Plus une valeur est soutenue plus elle coûte plus elle doit rapporter et être exploitée en conséquence et sera alors plus visible que d’autres moins soutenues, ce qui viendra établir sa pertinence par contraste : la qualité ici se fait par le nombre (à moins que cela ne soit un régime commun de ce qui est estimé : ce sur quoi on peut établir une communauté du goût — la quantité).
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Cette quantité/surface de visibilité aura forcément pour effet une rencontre publique proportionnelle, simplement comme moyen d’une conquête des grandes machines et non comme fin : si les productions artistiques ambitieuses en termes de reconnaissance par les pouvoirs financiers (réciprocité du retour sur investissement plutôt rentable) pouvaient atteindre cet objectif sans le secours des foules, elles s’en passeraient évidemment…
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Quand l’intention n’est pas le nombre mais simplement la différence de qualités de réception du travail, la stratégie ne peut pas être celle d’un devenir propre aux « grandes machines ». La collectivité du lieu commun (non exclusivement artistique) qui n’impliquerait aucun débordement financier (voire aucune étude budgétaire) resterait la solution d’une visibilité ouverte et surprenante — non déterminée — du travail*.
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Faire de l’art en situation ouverte, ce qui ne veut pas forcément dire publique ni spectaculaire, selon les contextes ponctuellement choisis ou offerts et régulièrement extérieurs aux conditions de vie habituelles de l’artiste : s’exposer avant d’exposer. Vivre les moments de production/monstration artistique sur le mode de l’aventure : épisode de crise limité dans le temps sans forcément de rupture entre les deux moments de la pratique : le faire et le voir. La manière de faire impliquant le régime de monstration. Le public présent sera forcément le bon, car le seul ayant pu arriver là…
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
Une fois, la scène est au café, dans un lieu qui ressemble à l’ambiance chaude et saturée d’un café, la nuit, un estaminet, une taverne. Mais la plupart du temps on est chez quelqu’un, sans doute chez Vermeer lui-même. Le décor, les personnages se modifient d’une peinture à l’autre selon le principe musical des variations. Le soldat au grand chapeau raconte ses campagnes à la jeune fille qui rit sur fond de carte de géographie. La fenêtre est ouverte Dans un salon on fait de la musique Penché sur elle, l’homme regarde la jeune femme lever son verre, il lui soutient la main, elle regarde vers nous Elle est de dos, debout à un clavecin, un homme la surveille Elle verse du lait, ne regarde personne, c’est une servante Elle ouvre ou ferme la fenêtre, de l’autre main tient une aiguière Elle lit une lettre, elle est absorbée dans sa lecture, elle est debout Elle pèse quelque chose, on ne voit pas ce qu’il y a sur la balance Elle porte un drôle de chapeau rouge Elle porte un grand chapeau chinois Il se penche, il fait tourner un globe Il tient un compas et relève la tête de sa grande feuille blanche Elle joue du luth en regardant par la fenêtre Elle jouait du luth, elle s’est interrompue, elle tient une lettre, sa servante la regarde Elle pose pour le peintre dans un magnifique drapé bleu, elle est jeune Elle joue de la guitare, elle sourit Elle écrit à sa table, sa servante, debout derrière elle, attend Sa servante lui tend une lettre, elle se gratte le menton Elle s’est assoupie accoudée à la table, avec le pichet et les fruits, l’arrière est vide et on ne sait pas où est passé le reste du monde Elle est concentrée sur sa dentelle – son front, sa coiffure : toute une architecture Elle joue de l’épinette et nous regarde, assise Elle joue de l’épinette debout et nous regarde Elle se pâme assise devant une terrible crucifixion
Les traces d’un voyage effectué il y a des années pour voir toutes les peintures de Vermeer se révèlent au contact d’une situation, d’une parole, d’une sensation. Il en découle parfois de courts textes dont certains paraîtront ici.
L’étudiante dit j’ai appris la broderie car j’avais besoin de ralentir le temps. J’ai l’impression qu’on m’a mise dans un temps qui n’est pas le mien. C’est pourquoi j’aime pratiquer des activités répétitives, c’est une sorte d’hypnose. Elle brode des figures d’animaux. On ne voit pas la broderie qu’elle fabrique. La dentellière, non la brodeuse, s’endort sur son ouvrage. La tête appuyée sur la main droite, le coude posé sur la table couverte d’une nappe rouge à motifs qui ressemble à un tapis. Un autre tapis à l’avant fait des plis, des vagues. Ses paupières se sont alourdies puis abaissées, ses yeux se sont fermés. Elle est vêtue d’un corsage rouge presque pourpre dans une matière soyeuse, luisante, à col blanc. La nappe, le tapis ont aussi pour dominante ce rouge riche. Elle brodait des motifs d’animaux. Des animaux qu’on voit dans les livres ou dans les zoos. On les connaît en images et peut-être qu’on les a mieux regardés que les animaux vrais : lions, girafes, zèbres, des perroquets, des ibis. Un verre à demi rempli est posé sur la table. La brodeuse a bu. Le sommeil est devenu irrésistible. Cette lourdeur des paupières, une petite force tellement puissante, un treuil mental. Elle ne savait pas que les paupières pouvaient devenir lourdes à ce point. Lourdes, lourdes, on ne peut pas lutter. Elle s’est endormie. Il y a un pichet aussi sur la table. Peut-être qu’elle s’est resservie en vin. Il se pourrait qu’elle ronfle. La broderie est tombée par terre. Mais les animaux sont restés. Dans son sommeil ils s’animent. Les animaux qu’elle brodait se mettent à courir, à sauter. Cavalcades en tous sens. Bariolage de couleurs. Les doigts de sa main gauche effleurent le soyeux de la nappe. Elle sent dans son sommeil une chaleur l’envahir. C’est une chaleur tropicale. Même si elle n’est jamais allée au-delà des mers. Chaud extrême, et froidure par instants. Les animaux se sont mis à tourner. Quand elle a tiré sur la nappe le verre est tombé. Les animaux se baignent. Une grenouille. Il y a aussi une corbeille de fruits sur la table. «Il ne fait aucun doute, dit une voix dans le rêve, que ce monde est complètement réel». Rien à voir avec cette fatigue qui vous tire les yeux quand vous fixez trop longtemps votre ouvrage. Il suffit de passer le seuil d’une de ces portes ouvertes, à l’arrière-plan, contigüe au réel. C’est tout près. C’est presque pareil. Elle se redit la phrase dans le rêve. Un lapin aux pattes longues, un hérisson, sortent en même temps de leurs terriers et la regardent. Ils disent ensemble d’une voix grave: «C’est tout près. C’est presque pareil, avec une drôle de façon, éraillée, de prononcer le «eil»». Le tapis nappe file vers l’avant, si ça continue tout va dégringoler. Il faudrait les retenir, ces animaux, les remettre dans la broderie.
Johannes Vermeer, Het Slapende Meisje (La jeune fille assoupie), 1656-1657.